Brevets,Propriété industrielle,Propriété intellectuelle

“Confirmation de l’approche in concreto pour la prescription des demandes en rémunération supplémentaire (CA Paris, 1er avril 2022)” par Jérôme TASSI

L’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) impose une rémunération supplémentaire pour toute invention brevetable. En pratique, les inventeurs qui considèrent que cette obligation n’a pas été satisfaite ou que la rémunération est insuffisante engagent souvent leur action plusieurs années après la réalisation des inventions concernées. Or, la loi du 14 juin 2013 a réduit la prescription à 3 ans pour toutes les créances salariales, dont les demandes en rémunération supplémentaire.

C’est ainsi que le point de départ du délai prescription est une question de longue date dans les contentieux en matière d’inventions de salariés.

  1. Situation antérieure à la loi du 17 juin 2008

Avant la loi du 17 juin 2008, aucun texte ne prévoyait le point de départ du délai de prescription des demandes.

La jurisprudence de la Cour de cassation a défini le point de départ comme la date à laquelle la créance de rémunération supplémentaire est déterminée, c’est-à-dire la date à laquelle le salarié a eu connaissance effective des éléments nécessaires au calcul de la rémunération supplémentaire (Cass. Com, 12 juin 2012, n°11-21990, « Attendu qu’en se déterminant ainsi, sans constater que M. X… disposait des éléments nécessaires au calcul de la rémunération supplémentaire qui lui était due, la cour d’appel a privé sa décision de base légale »).

En pratique, les demandes en rémunération supplémentaire étaient pratiquement imprescriptibles puisqu’il était rare que le salarié inventeur ait eu connaissance de tous les éléments nécessaires au calcul de sa rémunération supplémentaire.

  1. Situation postérieure à la loi du 17 juin 2008 et approche in concreto

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, l’article 2224 du Code civil prévoit que la prescription court « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

En application de ce texte, la jurisprudence du Tribunal de grande instance de Paris (et récemment du Tribunal judiciaire de Paris) a abandonné le critère précédent au profit d’une approche in concreto du point de départ. Par exemple, un jugement du 23 mars 2018 explicite cette approche : « Il convient de rechercher concrètement la date à laquelle le salarié a
connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son action
en paiement, sans pour autant qu’il soit nécessaire de subordonner ce
point de départ à la connaissance de tous les éléments pour déterminer le
montant de sa créance, la possibilité pour le salarié d’exercer son droit à
rémunération supplémentaire ne devant pas se confondre avec la connaissance par le salarié du montant de la rémunération qui lui est due »
.

Le Tribunal ajoute : « il convient d’apprécier concrètement au regard des circonstances de l’espèce et notamment des fonctions du salarié au sein de l’entreprise ou de celles qu’il a exercées après son départ en relation ou non avec l’invention dont il se prévaut ou encore de l’accessibilité par ce dernier à des informations nécessaires à l’exercice de son action en paiement, la date à laquelle il a eu ou aurait dû avoir connaissance de ces éléments »

L’appréciation concrète du point de départ du délai de prescription est confirmée par la Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 1er avril 2022.

Dans cette affaire, une inventrice du groupe PIERRE FABRE sollicitait une rémunération supplémentaire principalement pour deux groupes d’inventions :

  • Des inventions non-exploitées réalisées entre 1999 et 2015 ;
  • Des inventions relatives à un projet FS0035 (cinq familles de brevet déposées entre le mois de janvier 2002 et le mois de juillet 2008) pour lesquelles elle n’avait reçu que 500 €.

Elle a saisi la CNIS le 29 novembre 2018.

Pour les inventions non-exploitées, l’inventrice soutenait que ce n’est que le 21 janvier 2016 qu’elle a été informée par son employeur de l’existence du dispositif de «reconnaissance des inventeurs salariés» explicitant le dispositif de rémunération des inventions de missions des salariés et que, dès lors, cette date doit être retenue comme point de départ de la prescription de trois années.

Cette argumentation avait été retenue par le Juge de la mise en état. La Cour d’appel infirme la décision sur ce point en appliquant l’approche in concreto, dont les fonctions de l’inventeur sont un des critères prépondérants : « la position de Mme X au sein de l’entreprise sur la période concernée comme Cheffe de service puis comme Directrice du Département Cancérologie dès 2005 lui permettait de connaître le sort qui était donnée aux inventions auxquelles elle avait participé, ce que d’ailleurs elle ne conteste pas ».

Pour les inventions relatives au projet FS0035, l’arrêt indique que les recherches sur ce projet ont donné lieu à un partenariat avec les laboratoires Merck à compter de 2004 qui a pris fin au mois de décembre 2014. Il est précisé que l’inventrice était présente lors de la réunion qui s’est tenue le 11 septembre 2014 relatif à l’arrêt du projet de développement avec les laboratoires Merck, définitivement clôturé le 15 décembre 2014.

La Cour confirme l’ordonnance du Juge de la mise en état qui a déclaré les demandes irrecevables car l’inventrice « avait reçu paiement de sommes afférentes à ce projet au titre des rémunérations supplémentaires dues en raison des dépôts de brevet et dès la fin de l’année 2014 elle était à même de savoir que ceux-ci ne seraient pas exploités et connaissait ainsi les éléments et informations lui permettant de déterminer au moins approximativement le montant de la rémunération supplémentaire qui lui était due au titre des inventions rattachées au projet F50035 ».  La Cour ajoute qu’ « il n’est pas nécessaire que la créance du salarié soit déterminée mais seulement qu’elle soit déterminable, ce qui était le cas à tout le moins à compter du mois de décembre 2014 ».

La Cour d’appel confirme ici l’abandon de la jurisprudence antérieure exigeant la connaissance de tous les éléments nécessaires au calcul de sa rémunération supplémentaire.

En conclusion, la Cour d’appel confirme l’approche concrète du point de départ de la prescription des demandes en rémunération supplémentaire. La détermination du point de départ dépendra principalement de la position et des fonctions de l’inventeur au sein de l’entreprise et de ses possibilités d’accès aux éléments sur l’exploitation des inventions.

“Confirmation de l’approche in concreto pour la prescription des demandes en rémunération supplémentaire (CA Paris, 1er avril 2022)” par Jérôme TASSI, Avocat associé chez AGIL’IT

Crédits photo

Author Image
TeamBLIP!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Activer les notifications OK Non merci