Brevets,Propriété industrielle

Cour de Cassation, 5 janvier 2022, pourvoi n° 19-22.030 commentaire de Pauline DEBRÉ, Jean-François MERDRIGNAC

 

L’arrêt rendu par la Cour de Cassation le 5 janvier 2022 après un deuxième renvoi met fin à une affaire d’invention de salariés qui avait fait grand bruit. Il confirme que le droit au brevet peut être librement cédé à un tiers par l’employeur et que l’acquéreur du droit au brevet peut, pour s’opposer à une action en revendication, invoquer le régime des inventions de salariés en tant que situation factuelle, et ce quand bien même il ne serait pas l’employeur de l’inventeur ou son ayant droit. 

  1. Les faits et la procédure

Entre août 2005 et novembre 2006, M. M., salarié de la société Icare Développement en qualité de responsable de projets, a pour mission de perfectionner une invention portant sur un dispositif de détection de chutes, qui a fait l’objet d’une demande de brevet français déposée en 2004.

Confrontée à des difficultés financières, Icare Développement est contrainte de mettre un terme au projet et de licencier M. M. pour motifs économiques en novembre 2006. M. M. poursuit néanmoins, seul, le développement du dispositif de détection de chutes, puis dépose, en janvier 2008, une enveloppe Soleau contenant l’ensemble de ses travaux. Tandis qu’Icare Développement est placée en liquidation judiciaire, M. M. est recruté par la société Telecom Design pour reprendre ce même projet. La société INS, maison mère de Telecom Design, acquiert des actifs d’Icare Développement dans le cadre d’une cession de gré à gré ordonnée par le juge-commissaire du tribunal de commerce de Bordeaux le 16 avril 2008.

En janvier 2009, INS dépose une demande de brevet français couvrant un dispositif de détection de chute et désigne comme inventeurs M. M. et deux de ses dirigeants. Cette demande reprend les travaux contenus dans l’enveloppe Soleau déposée un an plus tôt par M. M. Un brevet européen désignant la France, déposé en janvier 2010 par INS, se substitue à ce brevet français en juillet 2012. Ces droits sont enfin cédés par INS à sa filiale Telecom Design en novembre 2012.

Estimant que l’invention en cause lui appartient, M. M. assigne INS et Telecom Design en revendication de la demande de brevet français en mai 2011. 

En avril 2013, le tribunal de grande instance de Paris fait droit à la demande de M. M., estimant que le brevet français déposé par INS est fondé sur les travaux personnels de M.M., effectués après son licenciement par Icare Développement et avant son recrutement par Telecom Design.

La cour d’appel de Paris infirme ce jugement en juin 2015. Elle considère que l’invention de M. M. est une invention de mission, réalisée alors qu’il était salarié d’Icare Développement. INS et Telecom Design venant, selon la Cour, aux droits de cet ancien employeur, l’invention leur appartient. Elles devaient toutefois payer à M. M. une rémunération supplémentaire (50 000€), ainsi que des dommages et intérêts (20 000 €) pour avoir désigné illégitimement deux autres inventeurs.

En janvier 2018, la chambre commerciale de la Cour de Cassation casse partiellement l’arrêt pour violation de la loi, reprochant à la cour d’appel d’avoir retenu qu’INS et Telecom Design étaient les « ayants droits » d’Icare Développement et qu’ils s’étaient substitués à l’ancien employeur dans toutes ses prérogatives et obligations, alors qu’INS avait seulement racheté des actifs d’Icare Développement.

Cet arrêt a suscité de nombreuses réactions et interrogations (J. Raynard, « Inventions de salariés : le droit au brevet de l’employeur sur l’invention de mission peut-il profiter à un ayant cause de celui-ci ? », Prop. Industr. 2018, n°5, comm. 29 ; K. Disdier-Mikus, « Acquérir l’actif d’un employeur n’est pas forcément acquérir l’invention de son salarié », 12 avril 2018, dlapiper.com ; J. Passa, « Régime des inventions de salariés applicable dans les seuls rapports entre le salarié et son employeur à la date de l’invention », Dalloz 2018, n°13, p. 707).

Cette décision suggérait-elle, comme certains commentaires le soutenaient, que le cessionnaire d’un brevet était dorénavant à la merci d’une action en revendication d’un salarié du cédant, faute de pouvoir invoquer le régime des inventions de salarié à son bénéfice ?

L’arrêt de renvoi de la cour d’appel de Paris rendu le 2 juillet 2019 a mis un terme à cette interprétation alarmiste et rejeté l’action en revendication de M. M.

La Cour de Cassation, en rejetant le pourvoi formé à l’encontre de ce dernier arrêt, confirme l’approche retenue par la cour d’appel.

  1. La distinction entre « ayant-droit de l’employeur » et « ayant-cause du cédant »

L’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle régit les droits sur les inventions issues des relations de travail entre un inventeur salarié et son employeur. Le premier alinéa de cet article attribue ab initio la propriété d’une invention de mission à l’employeur et il convient de se placer au jour de la réalisation de l’invention pour apprécier la qualification de cette dernière.

En 2019, sur la base des éléments versés au débat par les parties, la cour d’appel avait retenu la qualification d’invention de mission. Elle avait ainsi jugé que « M. M. succombe à démontrer que l’invention […] serait une invention « libre » dont le développement serait postérieur à son licenciement de la société ICARE DEVELOPPEMENT ; qu’il ressort au contraire de ce qui précède que cette invention a été faite par ce salarié dans l’exécution de son contrat de travail auprès de la société ICARE DEVELOPPEMENT comportant une mission inventive qui correspondait à ses fonctions effectives ».

Elle en avait déduit « que l’invention [de mission] appartient alors de plein de droit à l’employeur, en l’espèce la société ICARE DEVELOPPEMENT ».

Cette position divergeait de celle adoptée par la cour d’appel de Paris dans sa toute première décision de 2015, partiellement cassée en 2018, laquelle avait estimé que « le droit au titre de propriété intellectuelle sur cette invention appartient à l’employeur, c’est-à-dire à ce jour à la SA Telecom Design ».

En réalité, Telecom Design n’était pas l’employeur de M. M. au jour de la mise au point de l’invention, en 2006, et n’avait, depuis, jamais repris à sa charge ni les droits et obligations d’Icare Développement ou d’INS, ni le contrat de travail de M. M., qui avait d’ailleurs été licencié plus d’un an avant. Telecom Design avait seulement acquis, de gré à gré, les actifs d’Icare Développement auprès d’INS. 

C’est la raison pour laquelle la Cour de Cassation, dans son arrêt de cassation de 2018, a cassé l’arrêt d’appel en rappelant que Telecom Design n’avait pas la qualité d’ayant droit de l’employeur et ne pouvait pas invoquer le régime des inventions de salariés à son bénéfice pour en tirer une conclusion sur la propriété de l’invention. Il ne pouvait pas non plus, pour cette même raison, être redevable d’une rémunération supplémentaire.

Fallait-il en déduire, comme certains, que toute référence à l’article L. 611-7 du CPI par le cessionnaire d’un brevet ou droit au brevet était prohibée pour se défendre à une action en revendication ? Ou fallait-il simplement y voir une sanction de la motivation de la cour d’appel, laquelle accordait au cessionnaire un statut d’ayant droit de l’employeur qu’elle n’avait pas et dont elle ne pouvait pas se prévaloir ?

Il nous semblait, au vu de l’arrêt de renvoi de 2019, que c’était la seconde interprétation qui devait s’imposer. La Cour de Cassation, dans son arrêt du 5 janvier 2022, l’a confirmé.

  1. La possibilité d’invoquer la situation factuelle résultant du régime de l’article L. 611-7 du CPI indépendamment du statut d’employeur ou d’ayant-droit de l’employeur

Ainsi qu’il a été dit, Telecom Design n’était pas employeur de M. M. en 2006 et n’a repris aucune des obligations incombant au précédent employeur de M. M., Icare Développement. La qualité d’employeur ne pouvait donc pas lui être reconnue au jour de la réalisation de l’invention. Partant, elle ne pouvait pas servir de fondement à la décision des juges du fond.

Il n’en demeure pas moins que la situation factuelle résultant du régime prévu à l’article L. 611-7 du CPI pouvait être invoquée pour discuter, notamment, de la qualification de l’invention en cause (invention de mission, invention libre, etc.), et en tirer les conséquences qui s’imposaient.

C’est la solution retenue par la cour d’appel en 2019 et confirmée par la Cour de Cassation dans son second arrêt du 5 janvier 2022.

Ainsi, la Cour écarte la deuxième branche (subsidiaire) du moyen soulevé à l’appui du pourvoi et juge que c’est bien en sa qualité d’« ayant cause du cédant », donc en qualité de « cessionnaire » du droit au brevet, que Telecom Design a pu « opposer au salarié inventeur, qui demande le transfert du brevet à son profit, la nature d’invention de mission de l’invention protégée par le brevet, sur laquelle le salarié n’a jamais détenu de droit à un titre de propriété industrielle ».

Elle approuve ainsi le raisonnement de la cour d’appel de Paris dans ces termes : « ayant retenu que l’invention développée par M. [M.] avait la nature d’invention de mission, que le droit au brevet sur cette invention appartenait donc à la société Icare Développement, que l’ensemble des actifs incorporels de cette société avaient été cédés à la société INS, laquelle avait déposé les brevets français FR 09 50127 et européen EP 2 207 154, ensuite cédés à la société Télécom Design, c’est à juste titre que la cour d’appel en a déduit que la société Télécom Design, ayant cause du premier titulaire du droit au brevet sur l’invention, était fondée à opposer son droit de propriété sur ces brevets à M. [M.] pour faire échec à son action en revendication desdits brevets ».

  1. Le droit au brevet est librement transférable par l’employeur

Un tout dernier point retiendra l’attention : la Cour de Cassation confirme que le droit au titre bénéficiant à l’employeur est transférable par ce dernier et qu’aucune disposition légale ne s’y oppose. Cette précision semble relever de l’évidence. Elle fait toutefois écho à des commentaires qui voyaient dans le premier arrêt de la haute juridiction le signe que seul l’employeur serait en droit de déposer une demande de brevet sur une invention réalisée par l’un de ses salariés, à charge pour lui de transférer ultérieurement la propriété de cette demande à une autre société, remettant ainsi en cause les pratiques intra-groupes de dépôt de brevets (F. Le Péchon-Joubert et al., « La Cour de cassation bouscule les pratiques contractuelles qui désignent le futur déposant d’un brevet portant sur une invention de salarié(s) », Option Finance, 10 octobre 2018)

En effet, la Cour énonce qu’en présence d’une invention réalisée dans le cadre d’une mission inventive, le droit au brevet sur cette invention appartient au seul employeur et précise qu’« aucune disposition n’empêche celui-ci de céder ce droit à un tiers. Par conséquent, ayant cause du cédant, le cessionnaire qui dépose le brevet peut opposer au salarié inventeur, qui demande le transfert du brevet à son profit, la nature d’invention de mission de l’invention protégée par le brevet, sur laquelle le salarié n’a jamais détenu de droit à un titre de propriété industrielle ».

Il fallait que tout change pour que rien ne change : c’est donc chose faite.

Cour de Cassation, 5 janvier 2022, pourvoi n° 19-22.030 commentaire de Pauline DEBRÉ, Jean-François MERDRIGNAC, avocats au Barreau de Paris, Cabinet Linklaters 
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