Droit des marques,Propriété industrielle

“Distinctivité et signes issus de la pop culture”

par Yann BASIRE

La portée de l’exigence de distinctivité autonome

Est-il possible de déposer à titre de marque le titre d’une œuvre de l’esprit ou le nom d’un personnage issus de la pop culture ? La question peut paraître naïve, tant la pratique en la matière semble démontrer que le droit des marques n’oppose aucun obstacle à ces enregistrements. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les registres et de constater qu’on ne compte plus les marques enregistrées par HBO (On recense sur TM View, au 17 septembre 2021, 4071 marques déposées par HBO), DC Comics (On recense sur TM View, au 17 septembre 2021, 5692 marques déposées par DC Comics), la société Moulinsart (On recense sur TM View, au 17 septembre 2021, 102 marques) ou bien encore Warner Bros Entertainement Inc. (On recense sur TM View, au 17 septembre 2021, 13814 marques déposées par Warner Bros Entertainment Inc). La théorie du droit des marques devrait, pourtant, venir contrebalancer les certitudes de la pratique et des offices.

L’exigence de distinctivité autonome implique que le signe demandé à l’enregistrement soit perçu par le consommateur, dans sa relation avec les produits et services désignés, comme étant une marque. La Cour de justice le rappelle régulièrement : la notion d’intérêt général sous-jacente à cette exigence se confond avec la fonction essentielle de la marque qui est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou du service désigné par la marque, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou ce service de ceux qui ont une autre provenance (V. notamment, CJUE, 8 mai 2008, aff. C-304/06 P, Eurohypo, pt. 56). Partant, sont refusés à l’enregistrement ou annulés les signes incapables de remplir la fonction essentielle de la marque. C’est sur cette base que sont rejetés ou annulés les signes tridimensionnels (V. CJCE, 12 févr. 2004, aff. C-218/01, Henkel), faute pour eux de ne pas diverger suffisamment des normes du secteur, les marques de couleurs (V. CJCE, 24 juin 2004, aff. C-49/02, Heidelberger Bauchemie), les signes sonores (V. Trib. UE, 13 sept. 2016, aff. T-408/15, Globo Comunicação e Participações c/ OHMI), les marques de mouvement et de position. L’exigence de distinctivité autonome permet également de faire obstacle à la reconnaissance d’un droit exclusif au profit des signes perçus comme étant exclusivement laudatif – les slogans – (CJCE, 21 janv. 2010, aff. C-398/08 P, Audi AG c/ OHMI ) ou décoratifs (TUE, 28 sept. 2010, aff. T-388/09, Rosenruist – Gestão e serviços, Lda c/ OHMI) par le consommateur moyen. Cette même exigence pourrait, enfin, être opposée aux signes chargés d’une haute valeur symbolique.

Distinctivité des signes à forte valeur symbolique

Rappelons, à ce titre, que la première application notable de l’exigence de distinctivité autonome en France portait sur un signe ayant une valeur « symbolique » particulière. Le signe en question était la photo de Korda représentant Che Guevara ( ). Enregistrée en tant que marque communautaire pour désigner, notamment, des vêtements, la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 21 novembre 2008, l’annula pour défaut de caractère distinctif. Elle releva : « que le consommateur concerné par les produits visés à l’enregistrement notamment les vêtements, les produits de l’édition, les activités culturelles, percevra la marque communautaire litigieuse non pas comme un signe lui désignant l’origine des produits ou services auxquels il s’intéresse mais comme une référence faite, à des fins politiques ou artistiques à l’œuvre de Korda qui magnifie Che Guevara.

Qu’en d’autres termes, la perception de cette photo par le consommateur est exclusive de son utilisation pour désigner à ses yeux l’origine des produits et services pour lesquels elle a été enregistrée » (CA Paris, 21 nov. 2008, JurisData n° 2008-007171). C’est un raisonnement similaire que l’INPI a suivi, à tout le moins dans un premier temps, pour indiquer, par voie de communiqué de presse et avant tout examen au fond, que les marques #JesuisCharlie devaient être refusées à l’enregistrement. Le communiqué de presse précisait, en effet, que ce signe ne pouvait pas « être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité ». C’est la symbolique du signe et le fait qu’il ait été repris en signe de soutien aux victimes de l’attentat perpétré dans les locaux du journal Charlie Hebdo, qui l’empêchait d’être perçu comme une marque par le consommateur.

Pinocchio, The Jungle Book et Dr. No

La notoriété d’un signe, utilisé autrement que comme marque, peut donc l’empêcher de se voir reconnaître un caractère distinctif, au sens du droit des marques. Il devrait en aller ainsi pour bon nombre de titres d’œuvres de l’esprit de pop culture, de noms de personnages, voire de marques fictives jouissant d’une notoriété particulière. Si elles se veulent trop rares, quelques décisions semblent abonder dans ce sens.

Le deuxième Chambre de recours de l’EUIPO a, ainsi, reconnu, dans une décision du 25 février 2015, que la marque Pinocchio, déposée par Disney Enterprises, Inc., n’était pas distinctive pour désigner des produits et services en Classes 9, 16, 28 et 41. La chambre de recours releva en effet que : « if a title in question is famous enough to be truly well known to the relevant public where the mark can be perceived in the context of the goods/services as primarily signifying a famous story or book title, a mark may be perceived as non-distinctive. A finding of non-distinctiveness in this regard will be more likely where it can be shown that a large number of published versions of the story have appeared and/or where there have been numerous television, theatre and film adaptions reaching a wide audience. ‘PINOCCHIO’ belongs to the category of titles described above. It is indeed a title of a story that is long established and well known as a reference to a children story about a wooden boy whose nose grows when he lies. ‘PINOCCHIO’ has been established for so long that it has ‘entered into the language’ as the cancellation applicant notes, and that it is incapable of being ascribed any meaning other than just a particular story » (OHMI, ch. rec., 26 févr. 2015, R 1856/2013-2, Pinocchio, pt. 26).

Dans le même sens, la première chambre de recours nota, quelques semaines plus tard, dans une affaire The Jungle Book, que le titre d’une œuvre de l’esprit peut bénéficier d’une protection au titre du droit des marques, sous réserve qu’il soit en mesure d’exercer la fonction de garantie d’identité d’origine (OHMI, ch. rec., 18 mars 2015, R 118/2014-1, The Jungle Book, pt. 23). Tel n’est pas le cas, lorsque le signe en question est compris uniquement comme une référence à l’œuvre de l’esprit. Ainsi, s’agissant du signe The Jungle Book, la chambre de recours releva que l’œuvre l’esprit en question, dont l’histoire est connue de tous, avait été publiée dans un grand nombre de versions, qu’elle avait fait l’objet d’adaptation au cinéma, au théâtre et à la télévision (Ibidem, pts. 25 et s.). Dès lors, le signe n’est pas distinctif pour les produits et services qui pourraient avoir cette histoire comme sujet.

C’est également sur cette base que le Tribunal de l’Union européenne refusa de reconnaître au signe Dr No, personnage connu comme étant le premier antagoniste de James Bond au cinéma, la qualité de marque notoire, faute pour celui-ci d’être perçu par le consommateur comme une marque (TPICE, 30 juin 2009, aff. T-435/05, Danjaq. LLC c/ OHMI et Mission Productions Gesellschaft für Film-, Fernseh- und Veranstaltungsproduktion mbH).  Les juges notèrent à cette occasion que le fait que le signe Dr. No renvoie au titre du premier film de la série James Bond et au nom d’un personnage du film ne l’empêche pas, ipso facto, de pouvoir indiquer l’origine commerciale de produits ou services (Ibidem, pt. 24). Toutefois, il est apparu que le signe n’était pas utilisé aux fins d’identifier l’origine commerciale des films, mais leur origine artistique, le signe en question, apposé sur les jaquettes des cassettes vidéos ou sur les DVD, servant, uniquement, à distinguer ce film d’autres films de la série James Bond (Ibidem, pt. 25).

Une « jurisprudence » contestable

Si ces décisions méritent une attention particulière, en ce qu’elles nuancent la possibilité d’enregistrer à titre de marque le titre d’une œuvre de l’esprit ou le nom d’un personnage, elles demeurent, comme il l’a déjà été indiqué, trop rares pour affirmer avec force que la distinctivité autonome constitue un obstacle potentiel à leur enregistrement. Plus encore, ces décisions ne sont pas pleinement satisfaisantes, l’exigence de distinctivité autonome semblant se confondre, au détour de ces décisions, avec celle de descriptivité. C’est ainsi que s’agissant de la marque The Jungle Book, la Chambre de recours nota que « all these goods may include those that serve as a support for the Jungle Book stories, either as books, films, or other adaptations and will therefore give an indication of their content to the relevant public » (OHMI, ch. rec., 18 mars 2015, pt. 32). Une démarche similaire fut retenue dans l’affaire Pinocchio, la Chambre de recours affirmant, cette fois, que le consommateur moyen « will simply think that these goods and services refer to the story of ‘PINOCCHIO’, this being the only meaning of the term concerned. The subject-matter of these goods and services is clearly the title and also the fictional character from a well-known children book » (OHMI, ch. rec., 26 févr. 2015, pt. 28). Outre le fait qu’elle doit être évitée (V. notamment, CJUE, 3 sept. 2020, aff. C-214/19 P, achtung !, pt. 36), cette confusion empêche de prendre la pleine mesure de l’absence de distinctivité autonome de ces signes, dont la notoriété est telle en tant que titre d’œuvre de l’esprit ou de nom de personnage, que le refus de l’enregistrer devrait, sans doute, s’appliquer beaucoup plus largement.

A cela s’ajoutent des décisions à l’argumentation tantôt étonnante, tantôt contestable, reconnaissant la validité de signes issus de la pop culture. En premier lieu, citons, une nouvelle fois, l’arrêt relatif au signe Dr No. Si ce dernier ne semblait pas apte à indiquer l’origine commerciale de produits ou services, le Tribunal laissa entendre qu’il en allait différemment du signe James Bond – autrement plus connu que le signe Dr. No. Les juges affirmèrent en effet que l’origine commerciale du film Dr No était « indiquée par d’autres signes, tels que « 007 » ou « James Bond », qui sont apposés sur les jaquettes des cassettes vidéo ou sur les DVD et qui indiquent que son origine commerciale se trouve dans l’entreprise productrice des films de la série « James Bond » » (TPICE, 30 juin 2009, aff. T-435/05, préc., pt 25). En étant à la fois péremptoire, laconique et sibylline, la formule emporte difficilement l’adhésion. Doit-on en déduire que le caractère sériel de James Bond légitime que ce signe puisse être perçu par le consommateur moyen comme étant une marque ?

Citons, en second lieu, une décision de la division d’annulation de l’EUIPO (EUIPO, div. ann., 21 mai 2020, n° 31 962 C, Batman), rendue à propos d’une marque figurative Batman ( Marque n° 38158), enregistrée pour désigner des produits en classes 25 et 28. La demande en annulation se fondait sur l’absence de distinctivité du signe litigieux, le consommateur associant le signe litigieux au personnage de Batman et non à des produits ou des services. La demande ne fut toutefois pas accueillie favorablement par la division d’annulation. Elle nota que pour le public, Batman et son « Bat Symbol » renvoient au personnage créé par Bill Finger et Bob Kane pour DC Comics. Pour autant, « considering the longevity of the character and its numerous adaptations for books, comics, TV series and films, the Cancellation Division considers that it is reasonable to believe that all the relevant public will recognise the ‘bat symbol’ in the EUTM ». Dès lors, la marque litigieuse est exclusivement associée, par le public, au personnage Batman et non « to any other comics or superhero story or franchise », étant précisé que la notoriété du signe ne peut servir à revendiquer son absence de distinctivité. Le raisonnement de la division d’annulation n’échappe toutefois pas à la critique, celle-ci ayant commis deux erreurs. D’une part, en affirmant que le Bat signal renvoie au personnage de Batman, la division d’annulation omet d’apprécier la distinctivité du signe au regard des produits et services désignés. D’autre part, la division d’annulation semble confondre la notoriété d’une marque, qui a effectivement vocation à renforcer sa distinctivité, et celle d’un signe autre qu’une marque, qui pourrait, au contraire, emporter des conséquences quant à sa validité en tant que marque. Il serait, en outre, faux de croire que la notoriété ou la renommée ne soit qu’un levier permettant de renforcer la protection. Faut-il rappeler, qu’en droit des marques, l’excès de notoriété d’une marque peut conduire à la perte du droit sur celle-ci. Il en va ainsi lorsque la marque, du fait de l’inactivité du titulaire, devient générique (La notoriété peut également emporter des effets pervers hors le droit des marques, notamment s’agissant des contours de la vie privée pour les personnes « publiques ». V. R. Sarraute, « Le respect de la vie privée et les servitudes de la gloire », Gaz. pal. 1966, 14 janv., p. 12). Bien que manifeste, l’erreur fut réitérée par la deuxième Chambre de recours de l’EUIPO qui, saisie de l’affaire, confirma l’analyse retenue par la division d’annulation en affirmant : « the popularity of Batman as a character does not invalidate the trade mark, but rather strengthens the origin function of the Bat insignia » (EUIPO, ch. rec., 6 sept. 2021, R 1447/2020-2, Batman, pt. 34).

Conclusion

On le voit, la question de la distinctivité, en tant que marque, des titres d’œuvres de l’esprit ou des noms de personnages doit inviter à la plus grande vigilance. Face à cette problématique, offices et juridictions se doivent d’adopter une démarche plus nuancée, quant à l’appréciation de la distinctivité de ces signes. Il va sans dire qu’une telle démarche n’emportera pas nécessairement l’assentiment des praticiens (V. par exemple, INTA, Amicus Brief, 3 mars 2021, Cases R 1719/2019-5 and R 1922/2019-5, The Estate of the Late Sonia Brownell Orwell c/ EUIPO), qui y verront là un obstacle supplémentaire à l’enregistrement de marques à fort potentiel. L’objectif ne serait toutefois pas d’empêcher, ipso facto, l’enregistrement de titre d’œuvres de l’esprit ou de noms de personnages à titre de marque, mais de s’assurer, réellement, de leur caractère distinctif. Une telle démarche ne doit pas, par ailleurs, exclure la possibilité de se prévaloir du mécanisme de l’acquisition de la distinctivité par l’usage, qui plus est lorsque le titulaire des droits sur l’œuvre de l’esprit adopte une stratégie « marque » avec un titre ou un personnage, tels que Mickey Mouse (Marque UE n° 002827426) pour Disney ou Totoro ( Marque UE n° 0181939224) pour les studios Ghibli.

“Distinctivité et signes issus de la pop culture” par Yann BASIRE, Maître de conférences au CEIPI, Université de Strasbourg, Directeur général du CEIPI, Membre du Laboratoire de recherche du CEIPI (UR 4375)
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