Droit des marques,Propriété industrielle

“Guerre en Ukraine et marques” par Charles SIMON

Des gens plus ou moins bien intentionnés tentent régulièrement de profiter d’un évènement médiatique en enregistrant une marque en lien avec lui. Cela vaut y compris pour des évènements tragiques. La guerre en Ukraine ne fait pas exception.

Exemples de demandes de marques opportunistes

Une recherche dans la base de données de l’INPI ne permet pas de noter un tel mouvement, un mois après l’invasion russe, en tout cas en ce qui concerne les marques et demandes de marques françaises. En effet, la dernière demande de marque française publiée contenant le terme “UKRAINE” a été déposée le 25 mai 2020. Il s’agit d’une demande de marque LES STARS DU CIRQUE D’UKRAINE (demande de marque FR n°4 650 430).

Peut-être cette retenue n’est-elle cependant qu’apparente, due au délai de publication des demandes de marques au BOPI. Le dernier bulletin, publié le 25 mars 2022, concerne en effet les demandes déposées entre le 24 février 2022, premier jour de l’invasion russe, et le 6 mars 2022. À voir donc si des marques françaises contenant le terme “UKRAINE” apparaissent ou non dans les prochaines livraisons du bulletin. Dans le reste de l’Europe et du monde, le mouvement est déjà bien enclenché.

On trouve ainsi la demande de marque de l’Union européenne suivante (n°18 671 927): 

Cette demande a été déposée le 14 mars 2022 en classes 32, pour la bière, et 33, pour la vodka ; les blends (assemblages de whiskies) et le genièvre.

L’alcool semble être un thème récurrent de ces demandes de marques opportunistes. On trouve en effet quatre demandes de marques SLAVA UKRAINI VODKA déposées depuis le début de la guerre en Ukraine. Il s’agit de la combinaison du salut « Slava Ukraini », « Gloire à l’Ukraine », popularisé par les vidéos du Président ukrainien, et du terme “VODKA” sur lequel il n’est pas utile de s’étendre.

Une même personne a d’abord déposé une première demande de marque allemande le 4 mars 2022 (n°30 2022 2 092 836), puis deux demandes de marques Benelux et de l’Union européenne le 14 mars 2022 (respectivement, n°1461 237 et 018 672 132) et, enfin, une demande de marque canadienne le 17 mars 2022 (n°2 173 564). Sans doute d’autres devraient elles apparaître bientôt.

À noter qu’une demande de marque proche avait été déposée en 1992 auprès de l’USPTO et abandonnée en 1994, sans jamais n’être devenue définitive. Mais la formulation exacte de cette demande était SLAVA UKRAINIAN VODKA. C’est le fait d’avoir cherché à monopoliser la combinaison “VODKA UKRAINIENNE” qui semble avoir été fatale à cette demande antérieure. Cette combinaison est, en effet, descriptive pour de la vodka, ce qui était le produit visé, lorsque celle-ci provient d’Ukraine, ce qu’on imagine aisément avoir été le projet du déposant. L’ajout du terme “SLAVA” n’a ainsi pas suffi à sauver cette demande.

Quoi qu’il en soit, à côté de ces demandes couvrant les boissons alcoolisées, on trouve bien entendu également le maintenant classique “JE SUIS N’IMPORTE QUOI”. Il s’agit d’une demande de marque allemande déposée le 4 mars 2022 (n°30 2022 2 094 006) :

Le déposant ne semble pas en être à son coup d’essai, puisque c’est son huitième dépôt depuis 2014. Certains dépôts antérieurs ciblent les cryptomonnaies et l’alcool (marques allemandes MYWALLET n°30 2018 111 262 et CRYPTO-WINE n°30 2018 111 259) ainsi que le Covid et les désinfectants (marque allemande CORONAWAY n°30 2020 103 740).

La position des Offices

Outre que certaines de ces marques opportunistes interpellent par leur spécificité et leur complexité, rendant peu probable qu’elles puissent être efficacement opposées à des tiers (que dire de la marque EVACUATE AFRICANS FROM UKRAINE #EVACUATEAFRICANSFROMUA qui possède, en plus, un élément figuratif ?), on peut douter que toutes franchissent l’examen par les Offices.

Les tentatives d’appropriation des crises, via le dépôt de marques, s’accumulent ces dernières années et ont amené l’INPI et l’EUIPO à développer une doctrine restrictive à leur sujet.

Le 16 janvier 2015, suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, l’EUIPO (alors OHMI) indiquait ainsi qu’une demande consistant ou contenant la phrase JE SUIS CHARLIE ferait probablement l’objet d’une objection au double visa :

  • de l’article 7 (1) (f) du Règlement sur la marque de l’Union européenne, aux motifs que l’enregistrement d’une telle marque pourrait être considéré comme contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ; et
  • de l’article 7 (1) (b) comme étant dépourvue de caractère distinctif (https://euipo.europa.eu/ohimportal/fr/web/guest/news/-/action/view/1787585).

Le 20 novembre 2015, l’INPI lui emboîtait le pas suite aux attentats du 13 novembre 2015, notamment contre le Bataclan. Il s’agissait cette fois de demandes du type “PRAY FOR PARIS” ou “JE SUIS PARIS”. L’INPI indiquait alors avoir pris la décision de ne pas les enregistrer car elles apparaissaient contraires à l’ordre public. L’Office précisait, par ailleurs, le fondement de sa décision en indiquant que ces marques étaient composées de termes qui ne sauraient être captés par un acteur économique du fait de leur utilisation et de leur perception par la collectivité au regard des évènements survenus le vendredi 13 novembre 2015 (https://www.inpi.fr/fr/marques-pray-paris-ou-je-suis-paris).

Vers la condamnation des marques trop ouvertement opportunistes ?

Plus que l’ordre public et les bonnes mœurs, à la fois invoqués et appliqués par l’EUIPO et l’INPI, on peut se demander si la vraie limite à ces marques opportunistes n’est pas le second fondement invoqué par l’EUIPO, à savoir leur absence de caractère distinctif. Sans le viser explicitement, l’INPI ne dit pas autre chose quand elle parle de la perception que la « collectivité » a de ses marques. Il s’agissait d’ailleurs de l’argument donné par l’INPI dans le communiqué de presse relatif à Je suis Charlie. Les marques ont toutefois été refusées sur la base de l’ordre public et des bonnes mœurs.

On sait, en effet, que la fonction essentielle de la marque est de garantir aux consommateurs l’identité d’origine du produit (CJCE, 22 juin 1976, C-119/75, Terrapin). Or, les demandes JE SUIS L’UKRAINE ou SLAVA UKRAINI VODKA correspondent à des expressions, plus ou moins réarrangées, en lien direct avec les évènements tragiques se déroulant actuellement en Ukraine. Le public ne peut donc pas les associer aux produits ou aux services d’un acteur en particulier. En conséquence, ces expressions ne pouvant indiquer l’origine d’un produit ou d’un service pour le public, elles ne peuvent être enregistrées en tant que marques.

C’est ainsi que ces demandes ne devraient pas franchir le stade de l’examen par les offices. Mais gageons que, lors du prochain évènement médiatique, nous pourrons écrire exactement la même chronique, en changeant juste les noms !

“Guerre en Ukraine et marques” par Charles SIMON, avocat au Barreau de Paris
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