Indications géographiques,Propriété intellectuelle

“Le « Gruyère » jugé générique aux États-Unis”

par Caroline LE GOFFIC

Après les déconvenues du Champagne en Russie, voici les déboires du Gruyère aux États-Unis… ou, une fois encore, les difficultés de la protection internationale des indications géographiques.

L’affaire, dont la presse généraliste s’est fait l’écho en France et en Suisse, ainsi qu’aux États-Unis, le 12 janvier 2022, avait commencé avec le dépôt en 2015, effectué par l’Interprofession du Gruyère suisse et le Syndicat interprofessionnel du Gruyère français, d’une marque « Gruyère » devant l’United States Patent and Trademark Office (USPTO). Ce dépôt était destiné à assurer une protection, sur le sol américain, au gruyère français et suisse.

Pour bien comprendre la démarche des producteurs, il est nécessaire de rappeler que la dénomination « Gruyère » fait, en Europe, l’objet d’une double protection par des indications géographiques. D’un côté, l’IGP « Gruyère » a été enregistrée au bénéfice de la France en 2013 (pour un fromage avec des trous). De l’autre côté, l’appellation d’origine « Gruyère » a été enregistrée en Suisse en 2001 (pour un fromage sans trous).

Aux États-Unis, la dénomination « Gruyère » n’est pas protégée en tant qu’indication géographique. Les titres européens ne produisent pas d’effet au-delà du territoire de l’Union européenne, en vertu du principe de territorialité. Quant au droit international, plus précisément l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), conclu en 1994 dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, il impose certes aux États membres de l’OMC de protéger les indications géographiques, mais avec de fortes limites. En particulier, l’Accord n’impose pas à un État de protéger une dénomination étrangère qui, sur son territoire, est le nom commun du type de produit, c’est-à-dire qu’elle est générique.

Par ailleurs, le droit américain étant réticent à consacrer un système sui generis d’indications géographiques à l’européenne (système marqué par une forte implication de l’autorité publique), c’est, de fait, le droit des marques qui est privilégié. Cela explique la démarche des producteurs de Gruyère, qui ont tenté d’enregistrer l’indication géographique européenne en tant que marque sur le sol américain, comme l’avaient déjà fait avec succès les producteurs de Comté, de Stilton et de Roquefort notamment. Plus précisément, ils ont déposé une marque de certification, c’est-à-dire une marque dont l’utilisation est soumise au respect d’un règlement d’usage (équivalent du cahier des charges d’une indication géographique). En l’espèce, la marque « Gruyère » visait à certifier que les fromages étaient originaires de « la région du Gruyère en Suisse et en France ».

C’est le caractère générique de la dénomination « Gruyère » qui a, ici, posé problème. En effet, l’USPTO a refusé d’enregistrer la marque, approuvé en cela par la chambre des recours (Trademark Trial and Appeal Board). Saisi d’un recours, un tribunal fédéral de l’État de Virginie a décidé, le 15 décembre 2021, que le terme était générique : « the undisputed evidence produced by the parties in this case makes clear that the primary significance of the term GRUYERE, as understood by the relevant purchasing public in the United States, is a generic term for a type of cheese and does not refer solely to cheese from a specific geographic region ». Pour parvenir à cette conclusion, le juge s’appuie sur trois éléments :

« (1) existing U.S. regulations permitting the use of the term GRUYERE on cheese regardless of its origin;

(2) commercial and government data showing the widespread sale and import of GRUYERE cheese produced outside the Gruyère region of Switzerland and France;

and (3) evidence showing that the term GRUYERE is commonly used in dictionaries, media communications, and cheese industry events and materials to refer to a type of cheese without respect to where the cheese is produced ».

Cette décision illustre la difficulté d’obtenir la protection d’une indication géographique aux États-Unis. Les producteurs européens se heurtent en effet souvent à la perception du consommateur américain, pour qui le terme n’est que le nom commun du produit. Les producteurs de Chablis et l’INAO en ont ainsi fait l’expérience douloureuse en 1992.

Toute la difficulté tient ainsi au fait qu’en l’absence de système d’enregistrement international des indications géographiques dans le cadre de l’OMC, l’appréciation d’un éventuel caractère générique est laissée aux autorités des États de destination. Or, la détermination du caractère générique est toujours porteuse d’un certain aléa, comme l’avaient illustré, au sein même de l’Union européenne, l’affaire « Feta » qui avait fait l’objet de deux arrêts de la CJUE en 1999 puis 2005.

Aux États-Unis, les producteurs de Gruyère ont fait appel de la décision le 7 janvier 2022. L’affaire sera donc examinée de nouveau, mais les circonstances factuelles n’invitent guère à l’optimisme.

Dès lors, comment sortir de cette impasse et améliorer la protection des indications géographiques européennes aux États-Unis? Une révision de l’accord ADPIC étant difficilement imaginable compte tenu du blocage des négociations sur le sujet, sans doute le plus simple serait-il d’envisager le dépôt d’une marque de certification complexe, adjoignant à l’indication « Gruyère » un élément de fantaisie distinctif. Cette solution présenterait par ailleurs des avantages non négligeables en termes de marketing.

“Le « Gruyère » jugé générique aux États-Unis” par Caroline LE GOFFIC, Professeur à l’Université de Lille, membre associé du laboratoire de recherche du CEIPI (UR-4375)
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