Uncategorized

“Le licencié de logiciel peut être contrefacteur”

par Caroline LE GOFFIC

Le licencié de logiciel peut être contrefacteur

Employé licencié : quels sont ses droits ? – Le blog des manageurs

Source : managers.com

Caroline LE GOFFIC, Professeur à l’Université de Lille, Membre du CRDP – Équipe LERADP et Membre associé du laboratoire de recherche du CEIPI

 

 

Cass. Civ. 1ère, 5 oct. 2022, n° 21-15.386

 

 

En jugeant que peut être condamné pour contrefaçon un licencié de logiciel qui a dépassé les limites de la licence, la Cour de cassation écarte de manière opportune le principe de non-cumul des responsabilités.

 

 

Comment appréhender les actes de contrefaçon commis par le cocontractant du titulaire de droit de propriété intellectuelle, et en particulier le bénéficiaire d’une licence de logiciel ? La question était fort débattue en jurisprudence et en doctrine. Faut-il faire application exclusive de la responsabilité contractuelle, en application du célèbre principe de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle ? Faut-il, au contraire, faire application exclusive du régime de la contrefaçon?

 

Les juges du fond étaient divisés sur cette question (V. TJ Paris, 6 juil. 2021, Lexbase affaires n° 689 du 23 sept. 2021, obs. C. Le Goffic ; en sens contraire, CA Paris, 19 mars 2021, Lexbase affaires n° 672 du 8 avr. 2021, obs. C. Le Goffic). Par un arrêt très clair en date du 5 octobre 2022, la Cour de cassation juge que le titulaire de droits d’auteur portant sur un programme d’ordinateur peut agir en contrefaçon contre son cocontractant qui dépasse les limites du contrat de licence. La décision tranche ainsi un débat intense, qui soulève des enjeux importants, par une solution opportune.

 

 

Les enjeux de la question

Responsabilité contractuelle ou contrefaçon pour le licencié qui enfreint les clauses du contrat ? La question est porteuse d’enjeux pratiques cruciaux, tant les régimes peuvent différer sur de nombreux points.

Le premier enjeu, essentiel, est celui de la recevabilité de l’action, ce qu’illustre bien l’affaire.

Du point de vue procédural, les enjeux touchent notamment à la compétence juridictionnelle. En matière contractuelle, sera compétente soit la juridiction civile, soit la juridiction commerciale, en fonction de la qualité des parties et de la nature de l’acte. En matière de contrefaçon, l’action relèvera d’une compétence exclusive de certains tribunaux judiciaires spécialisés. Par ailleurs, il existe également des différences en matière de compétence territoriale, aussi bien interne qu’internationale, ainsi qu’en matière de loi applicable dans les situations qui présentent un élément d’extranéité. Enfin, les règles relatives à la preuve diffèrent fortement. En effet, sur le terrain contractuel, le titulaire des droits ne devra prouver que la violation contractuelle, tandis que, sur le terrain de la contrefaçon, outre la violation d’un droit exclusif défini par la loi, il devra fréquemment combattre les objections formulées à l’encontre de la validité de son droit de propriété intellectuelle. S’agissant des moyens de preuve, la différence est considérable. En effet, sur le terrain de la responsabilité contractuelle, le demandeur peut effectuer la preuve du manquement par tout moyen, mais il ne dispose pas de modes de preuve spécifiques. En revanche, en matière de contrefaçon, l’on sait que le demandeur dispose d’un arsenal extrêmement performant, dérogatoire au droit commun, qui inclut notamment la saisie-contrefaçon et un droit d’information.

Du point de vue substantiel, l’étendue des mesures réparatrices est bien plus importante en matière de contrefaçon qu’en application des règles du Code civil relatives à la responsabilité contractuelle. En effet, en matière contractuelle, l’indemnisation demeure soumise à la règle de réparation intégrale du préjudice, qui impose de réparer tout le préjudice, mais rien que le préjudice, c’est-à-dire la perte subie et le gain manqué. À l’inverse, depuis la loi du 27 octobre 2007, complétée par une loi du 11 mars 2014, le mode de calcul des dommages-intérêts pour contrefaçon échappe à la règle de la réparation intégrale. En effet, en incluant les « bénéfices » réalisés par le contrefacteur, ce mode de calcul permet d’allouer aux titulaires de droits une indemnité dépassant l’exact préjudice réellement subi. À titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, le juge peut allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme « est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si l’auteur de l’atteinte avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte », et « n’est pas exclusive de l’indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée ». Comme le précédent, ce mode d’évaluation confère aux dommages-intérêts une vocation quasi répressive, correspondant à la volonté du législateur européen d’instaurer des sanctions dissuasives.

Par ailleurs, le régime de l’action en contrefaçon permet au titulaire du droit de propriété intellectuelle d’obtenir une série d’autres mesures que le juge saisi d’une action en responsabilité contractuelle ne peut prononcer : rappel des produits contrefaisants et instruments ayant principalement servi à leur création ou fabrication, destruction ou confiscation, publication de la décision…

 

Ces différents enjeux font bien ressortir l’importance de la question relative au régime de responsabilité du cocontractant. Sur ce point, la Cour de cassation retient, de manière opportune, la responsabilité pour contrefaçon.

 

 

Une solution opportune

 

Très motivé, l’arrêt tranche le débat en les termes suivants : « dans le cas d’une d’atteinte portée à ses droits d’auteur, le titulaire, ne bénéficiant pas des garanties prévues aux articles 7 et 13 de la directive 2004/48 s’il agit sur le fondement de la responsabilité contractuelle, est recevable à agir en contrefaçon ».

 

Comment les juges parviennent-ils à cette solution ?

La Cour de cassation rappelle d’abord qu’en vertu de l’article L. 335-3, alinéa 2, du Code de la propriété intellectuelle, « constitue un délit de contrefaçon la violation de l’un des droits de l’auteur d’un logiciel définis à l’article L. 122-6 du Code ».

Elle vise ensuite l’article 7 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, qui impose aux  États membres de veiller « à ce que les autorités judiciaires compétentes, avant l’engagement d’une action au fond, puissent, sur requête d’une partie qui a présenté des éléments de preuve raisonnablement accessibles pour étayer ses allégations selon lesquelles il a été porté atteinte à son droit de propriété intellectuelle ou qu’une telle atteinte est imminente, ordonner des mesures provisoires rapides et efficaces pour conserver les éléments de preuve pertinents, de telles mesures pouvant inclure la description détaillée avec ou sans prélèvement d’échantillons, ou la saisie réelle des marchandises litigieuses et, dans les cas appropriés, des matériels et instruments utilisés pour produire et/ou distribuer ces marchandises ainsi que des documents s’y rapportant ».

Enfin, la Cour de cassation applique l’article 13 de cette même directive, selon lequel « les États membres veillent à ce que les autorités judiciaires, lorsqu’elles fixent les dommages-intérêts, prennent en considération tous les aspects appropriés tels que les conséquences économiques négatives, notamment le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices injustement réalisés par le contrevenant et, dans des cas appropriés, des éléments autres que des facteurs économiques, comme le préjudice moral causé au titulaire du droit du fait de l’atteinte, ou, à titre d’alternative, puissent fixer, dans des cas appropriés, un montant forfaitaire de dommages-intérêts, sur la base d’éléments tels que, au moins, le montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question ».

 

Ces exigences s’accordent mal avec le régime de la responsabilité contractuelle, à tel point que les juges français avaient interrogé la Cour de justice de l’Union européenne sur la question de savoir si le principe de non-cumul des responsabilités pouvait s’appliquer en la matière.

 

Dans son important arrêt IT Development, rendu le 18 décembre 2019 (CJUE, 19 déc. 2019, aff. C-666/18, IT Development SAS c/ Free Mobile SAS : D. 2020, p. 12 ; AJ contrat 2020, p. 89, obs. A Gendreau ; RTD com. 2020, p. 94, obs. F. Pollaud-Dulian ; Dalloz IP/IT 2020, p. 490, obs. P. Léger ; Propr. intell. 2020, n° 75, p. 104, obs. A. Lucas ; Comm. com. électr. 2020, n° 3, comm. 23, obs. C. Caron ; RDC 2020, n° 3, p. 40, obs. J. Huet ; RLDI 2020/167, n° 5651, obs. S. Haddad et A. Casanova), auquel se réfère expressément la Cour de cassation, la Cour de justice de l’Union européenne avait dit pour droit que « la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, et la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, doivent être interprétées en ce sens que la violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur, portant sur des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme, relève de la notion d’« atteinte aux droits de propriété intellectuelle », au sens de la directive 2004/48, et que, par conséquent, ledit titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national ». Dans cet arrêt, la CJUE indique également qu’ « aux termes de son article 2, paragraphe 1, la directive 2004/48 s’applique à « toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle ». Il ressort du libellé de cette disposition, en particulier de l’adjectif « toute », que cette directive doit être interprétée en ce sens qu’elle couvre également les atteintes qui résultent du manquement à une clause contractuelle relative à l’exploitation d’un droit de propriété intellectuelle, y compris celui d’un auteur d’un programme d’ordinateur ».

 

L’arrêt IT Development ne levait pas véritablement tous les doutes relatifs au régime de responsabilité applicable, dans la mesure où la CJUE avait refusé de se prononcer sur le caractère contractuel ou extracontractuel de l’action qu’il convient d’appliquer à l’égard du licencié contrefacteur. Pour autant, les indications données par la CJUE devaient conduire à l’application de la responsabilité pour contrefaçon du licencié.

 

En ce sens, la position retenue par la Cour de cassation s’avère opportune. C’est à juste titre que les juges relèvent les insuffisances du régime de la responsabilité contractuelle au regard des exigences de la directive n° 2004/48 : « si, selon l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, en cas d’inexécution de ses obligations nées du contrat, le débiteur peut être condamné à des dommages-intérêts, ceux-ci ne peuvent, en principe, excéder ce qui était prévisible ou ce que les parties ont prévu conventionnellement. Par ailleurs, il résulte de l’article 145 du code de procédure civile que les mesures d’instruction légalement admissibles ne permettent pas la saisie réelle des marchandises arguées de contrefaçon ni celle des matériels et instruments utilisés pour les produire ou les distribuer ». En conséquence, la Cour de cassation déduit de manière bienvenue que « dans le cas d’une d’atteinte portée à ses droits d’auteur, le titulaire, ne bénéficiant pas des garanties prévues aux articles 7 et 13 de la directive 2004/48 s’il agit sur le fondement de la responsabilité contractuelle, est recevable à agir en contrefaçon ». Ainsi casse-t-elle l’arrêt de la Cour d’appel qui, pour déclarer irrecevables les demandes en contrefaçon de droits d’auteur formées par la société Entr’Ouvert au titre de la violation du contrat de licence liant les parties, avait retenu que « la CJUE ne met pas en cause le principe du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle » et en avait déduit que, « lorsque le fait générateur d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d’un manquement contractuel, seule une action en responsabilité contractuelle est recevable ».

Author Image
TeamBLIP!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.