Protection des AOP / IGP par l’EUIPO : quelques commentaires impromptus sur la décision “SHINON”
Par Benjamin Fontaine, Conseil en propriété industrielle, avocat au barreau d’Alicante, ancien président du comité des indications géographiques de l’ECTA, et associé du groupe Plasseraud IP
La Division d’Annulation de l’EUIPO a rendu récemment une décision dans une affaire SHINON qui, certes, ne rentrera pas dans les annales du droit de la propriété industrielle, mais qui comprend toutefois quelques développements qui ont retenu notre attention (EUIPO, 6 septembre 2023, C 54 543).
Les faits de l’espèce sont relativement simples : une société japonaise, Kenzo Limited, a enregistré courant 2020 la marque internationale SHINON reproduite ci-après et désignant notamment l’Union européenne (IR1551761) :
Cette marque vise notamment les « vins », en classe 33, ainsi que de nombreuses boissons alcooliques aux origines largement orientales : « saké; liqueur blanche japonaise [shochu]; succédanés de saké; liqueur japonaise mixte sucrée à base de riz [shiro-zake]; liqueurs japonaises [naoshi]; liqueurs japonaises mixtes à base de shochu [mirin]; liqueurs occidentales communes; produits à boire alcoolisés aux fruits; produits à boire japonais à base de shochu [chuhai]; Liqueurs chinoises d’une façon générale; liqueurs aromatisées ».
En dépit d’observations de tiers, formulées par l’INAO, cet enregistrement international a été accepté par l’EUIPO, début 2021. Un peu plus d’un an plus tard, l’INAO et le Syndicat des vins de Chinon ont sollicité conjointement la nullité de la marque SHINON, en ce que celle-ci visait les « vins ». Les demandeurs ont fondé leur demande de nullité exclusivement sur des motifs absolus de refus, à savoir l’article 59(1)(a) RMUE combiné aux articles 7(1)(g) – caractère trompeur – et 7(1)(j) – atteinte à une indication géographique antérieure – RMUE.
C’est uniquement sur ce second fondement que s’est prononcée la Division d’Annulation de l’EUIPO, dans sa décision du 6 septembre 2023. L’EUIPO a considéré que la marque SHINON « évoquait » l’AOP CHINON au sens de l’article 103(2)b du règlement no. 1308/2013, et que cette évocation devait entrainer la nullité de l’enregistrement litigieux. La décision retient que les signes présentent des similitudes d’ensemble notables, à l’exception des caractères chinois qui rappellent une origine géographique distincte, et visent les mêmes produits.
Pour parvenir à cette conclusion, l’EUIPO a notamment tenu compte de l’usage déjà effectué de la marque SHINON par la Défenderesse, comme suit :
Elle a, inversement, contesté la pertinence des arguments de la Défenderesse, qui estimait que la présence de caractère chinois, que les différences entre les vocables CHINON et SHINON, et le fait que l’AOP Chinon ne bénéficiait d’aucune réputation, suffisaient à écarter l’atteinte invoquée.
Voilà. Tout est bien qui finit bien, la marque litigieuse est logiquement annulée.
Il n’empêche. Cette affaire mérite quelques commentaires, que nous centrerons sur le traitement des observations de tiers par l’EUIPO (1), sur l’incidence de l’invocation d’un motif absolu de refus pour la défense de l’AOP CHINON, en lieu et place d’un motif relatif de refus (2), et sur la nature de l’atteinte : y a-t-il « évocation », ou plutôt « utilisation », ou à tout le moins « imitation » de l’AOP antérieure ? (3)
- Le traitement des observations de l’INAO par l’EUIPO
Dans cette affaire, l’INAO a pris soin de notifier l’EUIPO de l’existence de l’AOP Chinon lors de l’examen de cette dernière. On le sait, l’article 45(1) RMUE donne aux tiers la possibilité d’assister l’EUIPO dans l’examen des marques en attirant l’attention de ses examinateurs sur tel ou tel motif absolu de refus susceptible de s’appliquer. Ces observations n’ouvrent pas de procédure contradictoire, mais elles présentent le mérite d’alerter rapidement l’Office d’Alicante de l’existence de difficultés potentielles sur la validité intrinsèque des marques soumises à son examen. Dans le cas des indications géographiques, le recours à de telles observations est relativement courant.
Cela étant, le traitement réservé aux observations formulées par l’INAO interroge : l’examinateur s’est contenté de les balayer, en estimant que ces dernières « ne soulevaient pas de doutes sérieux concernant l’enregistrabilité de la marque » (traduit de l’anglais). Pourtant, la tentative d’enregistrement d’une marque SHINON pour désigner des vins constitue une atteinte flagrante, évidente, indiscutable, à l’AOP CHINON.
L’EUIPO peut compter en son sein sur un groupe de juristes experts en indications géographiques. On doute que ces derniers eussent validé l’acceptation de la marque SHINON. D’où notre interrogation : dès lors qu’un tiers tel que l’INAO prend la peine d’envoyer des observations fondées notamment sur une atteinte à une indication géographique, ne faudrait-il pas que les juristes portant cette expertise soient consultés ?
Or, la faillite de l’examinateur a obligé les parties à agir formellement dans le cadre d’une procédure inter partes, avec les frais induits.
- Le choix du fondement de l’intervention : motif absolu et/ou motif relatif de refus ?
Les indications géographiques sont un « animal » particulier au sein du droit des marques, en ce sens qu’elles constituent à la fois des motifs absolus et relatifs de refus. Dans cette affaire, les demanderesses ont choisi d’invoquer des motifs absolus de refus, ce qu’elles ont pu faire uniquement au stade de la nullité. Ce choix n’est pas neutre : la portée des motifs absolus est plus limitée que celle des motifs relatifs. L’article 102(1) du règlement 1308/2013 limite en effet le refus ou l’annulation d’une marque, en application de motifs absolus, aux produits de même nature (ou plus exactement aux 17 produits de la vigne identifiés en annexe du règlement). Aussi, si l’INAO et le Syndicat des vins de Chinon avaient entendu contester plus largement la validité de la marque SHINON, en ce qu’elle vise d’autres boissons alcooliques, elles n’auraient pu le faire qu’en invoquant un motif relatif de refus, à l’occasion d’une opposition ou d’une demande de nullité sur pied des articles 60(1)(d) et 8(6) RMUE. Au-delà de la distinction relative à la portée de la protection, les actions fondées sur des motifs absolus et relatifs se distinguent par la nécessité, pour ces dernières, de justifier d’une qualité à agir.
Cette distinction sur la portée des motifs absolus et motifs relatifs va pourtant probablement disparaître dans le cadre de la réforme unioniste du droit des indications géographiques (c’est déjà le cas dans le nouveau règlement sur les indications géographiques des produits industriels et artisanaux). En effet, les motifs absolus de refus ou de nullité trouveront à s’appliquer dans toutes les hypothèses, dès que l’usage d’une marque postérieure sera susceptible d’être interdit, et ce sans limite quant aux produits et services concernés. Nous ignorons quels motifs ont pu conduire le législateur européen sur cette voie, qui nous semble fort regrettable. La dichotomie entre un premier échelon de protection au bénéfice des IG, à l’initiative des offices des marques, puis d’un second échelon de protection, plus large, dans des circonstances spécifiques, à l’initiative des groupements de producteurs, nous paraissait très pertinente et fonctionnait très bien.
- La nature de l’atteinte : « évocation », « utilisation », « imitation » ?
L’évocation a pris une telle place, dans la jurisprudence, que l’on a le sentiment qu’il n’existe plus qu’elle. Toute atteinte à une IG passe par la reconnaissance d’une évocation, comme cela a été le cas en l’espèce. On pourrait argumenter que le recours systématique à l’évocation est regrettable dès lors que le droit des indications géographiques offre des qualificatifs distincts, tels que l’« imitation ». De fait SHINON imite – à tout le moins et sans préjudice des développements à suivre – plus que n’évoque l’appellation CHINON. Cela étant, la conséquence juridique est neutre, puisque l’impact d’une « usurpation, imitation ou évocation » est identique, conformément au libellé de l’article 103(2)(b) du règlement 1308/2013.
En revanche, là où la qualification de l’atteinte peut avoir une influence, c’est dans l’hypothèse d’une « utilisation » de l’appellation. L’utilisation est sanctionnée plus largement, conformément aux dispositions de l’article 103(2)(1) : d’abord vis-à-vis de produits comparables, sans qu’il soit nécessaire d’établir le fameux « lien direct et univoque » entre l’appellation et la marque ; ensuite dans l’hypothèse d’une atteinte à la réputation d’une IG, atteinte qui dans le cadre des réformes actuelles peut prendre plusieurs formes : profit indu, affaiblissement, atteinte (c’est déjà le cas pour les AOP/IGP viticoles depuis une révision de 2021).
Or, la Cour de Justice a dit pour droit dans l’arrêt Glen Buchenbach que le concept d’« utilisation » ne doit pas être réduit à une identité absolue. Plus largement, l’ « utilisation » englobe des usages d’une IG « de façon fortement similaire, d’un point de vue phonétique et/ou visuel », de sorte que le signe litigieux « en est à l’évidence indissociable » (CJUE, 7 juin 2018, C-44/17, Scotch Whisky Association v Michael Klotz, EU:C:2018:415, points 29 à 31). En application de cette jurisprudence, le Tribunal de l’Union européenne a pu confirmer que la marque PORTWO GIN constituait bien une « utilisation » de l’appellation PORTO, compte tenu notamment de l’identité phonétique des signes, et du fait que l’ajout de la lettre W pouvait être perçu par certains comme une faute d’orthographe (TUE, 6 oct. 2021, T-417/20, José Esteves Lopes Granja/EUIPO – IVDP ECLI:EU:T:2021:663).
Aussi, était-il envisageable en l’espèce de retenir l’« utilisation » de l’AOP CHINON, au sein de la marque litigieuse ? Nous sommes tentés de répondre favorablement, compte tenu des facteurs suivants :
– Peu importe que le terme SHINON soit accompagné d’éléments additionnels, comme en l’espèce les caractères chinois. Ces derniers sont visuellement détachés du terme SHINON. Par ailleurs, selon nous et contrairement à ce qui est indiqué dans la décision de l’EUIPO, la présence de ces idéogrammes n’induit pas une différence sémantique avec l’AOP CHINON. D’une façon générale, de nombreux signes coexistent sur une étiquette de vin, et une utilisation d’une IG peut être constatée indépendamment de la présence des autres signes sur l’étiquette ;
– Phonétiquement, les termes SHINON et CHINON sont identiques. C’est particulièrement important dans le secteur vitivinicole, dans lequel les marques de vin sont très souvent lues (TPICE, 13 juill. 2005, T-40/03, Julian Murua Entrena (fig.) / MURUA, EU:T:2005:285, point 56). De même, les lettres « S » et « C » sont facilement interchangeables, en tout cas en français, et il est fort possible qu’une partie des consommateurs s’y méprenne ;
Voici donc les quelques commentaires « impromptus » que nous souhaitions formuler sur cette affaire, affaire qui n’en restera pas là puisque la Défenderesse a formé un recours. Ce dossier a été attribué à la cinquième chambre, dont nous attendons avec impatience la décision, probablement courant 2024 (Recours R2112/2023-5).
Protection des AOP/IGP par l’EUIPO : quelques commentaires impromptus sur la décision « SHINON »
Par Benjamin Fontaine, Conseil en propriété industrielle, avocat au barreau d’Alicante, ancien président du comité des indications géographiques de l’ECTA, et associé du groupe Plasseraud IP