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“Qu’importe le flacon… pourvu qu’on ait la protection !” par Audrey DRUMMOND

Chanel obtient une protection de la forme de son parfum iconique « Chanel N°5 » sur le terrain du droit de la concurrence déloyale alors même que ses demandes de marque 3D ont fait l’objet de refus.

L’enregistrement d’une marque 3D pour protéger la forme d’un produit – un flacon de parfum par exemple – est devenu, en Chine et depuis quelques années, un parcours semé d’embûches. Les titulaires de droit désireux de protéger la forme de leurs produits se tournent de plus en plus vers des solutions alternatives, en particulier la protection de l’« habillage commercial » prévue par le droit chinois de la concurrence déloyale. Une affaire récente impliquant le parfum « Chanel N°5 » s’inscrit dans cette tendance et présente des informations intéressantes sur les conditions d’application de cette protection par la loi contre la concurrence déloyale en Chine.

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Revenons tout d’abord sur les faits de cette affaire. En 2019, la société Chanel découvre qu’une société chinoise Yiwu Ai Zhi Yu Cosmetics Ltd (« Ai Zhi Yu » ou le « contrefacteur ») produit et vend des parfums dénommés « N°9 Flower of Story » dont la forme du flacon, tout comme celle de sa boîte d’emballage, présente des similarités frappantes avec celle du parfum Chanel N°5.

 

Notons que, pour se constituer une preuve solide des agissements de Ai Zhi Yu, Chanel procède à des achats notariés en ligne, moyen simple et efficace de prouver la vente de produits de contrefaçon en Chine. La société de luxe attaque par la suite Ai Zhi Yu, ainsi que son distributeur, en s’appuyant sur le droit de la concurrence déloyale.

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Pourquoi Chanel se fonde-t-elle ici sur le droit de la concurrence déloyale ?

Dans une affaire du même type en France, elle se serait probablement appuyée sur une marque 3D ou encore sur un titre de dessin et modèle pour lutter contre la contrefaçon de ses produits. Lorsqu’elle engage ces poursuites judiciaires en Chine, Chanel, qui s’est vue refuser une première demande de marque 3D, a persisté dans cette stratégie puisqu’elle a déposé une seconde demande. Cependant, la procédure est encore en cours, Chanel ne peut donc pas se fonder sur un droit de marque pour attaquer le contrefacteur.

Cette seconde demande de marque 3D va, elle aussi, faire l’objet d’un refus de la part des autorités administratives, confirmé par la Haute Cour de Pékin, fondé sur le manque de distinctivité de la marque. Une décision qui n’est pas étonnante puisqu’il est effectivement très difficile d’obtenir l’enregistrement d’une marque purement tridimensionnelle en Chine lorsque cette marque correspond à la forme d’un produit. Les autorités administratives et judiciaires chinoises estiment en effet que les marques 3D composées de la forme d’un produit ou de son emballage ne sont pas distinctives (Voir Shujie FENG et Gilles Escudier, « Les conditions de protection des marques tridimensionnelles en Chine », Propriétés Intellectuelles, 2013, n°49). Une rigueur qui est plus stricte qu’en France et en Europe, où la condition de distinctivité existe également.

Relevons qu’invoquer la concurrence déloyale dans le cadre d’un contentieux est bien utile lorsque les titulaires de droitsne parviennent pas à obtenir gain de cause sur la base de leurs droits de propriété intellectuelle (en particulier lorsque ces derniers sont invalidés), mais que cette stratégie requiert davantage d’efforts de leur part. En effet, là où, dans une affaire de contrefaçon de marque, il suffirait pour le titulaire de produire un certificat d’enregistrement pour justifier d’un droit de marque, dans une affaire de concurrence déloyale, le demandeur devra démontrer que les agissements du défendeur peuvent être qualifiés d’actes de concurrence déloyale, en fournissant des éléments de preuve appuyant cette qualification (Voir Shujie FENG, « The Reform of Passing Off in Chinese Law: Effects of the 2017 Revision of the Anti-Unfair Competition Law », Queen Mary Journal of Intellectual Property, Vol. 11, n°3).

Les conditions de protection par la loi chinoise contre la concurrence déloyale

Dans le cadre de son litige contre Ai Zhi Yu et son distributeur, Chanel invoque l’article 6 (1) de la loi chinoise contre la concurrence déloyale.

Cet article prévoit les dispositions suivantes :

Une entité commerciale ne doit pas commettre d’actes de confusion de nature à induire le public en erreur, en lui donnant à tort l’impression que ses produits proviennent d’autres entités commerciales, ou ont un lien particulier avec d’autres entités commerciales : (1) en utilisant, sans autorisation, des caractéristiques identiques ou similaires telles que, notamment, le nom, l’emballage ou la décoration de produits ayant une certaine influence d’autres entités commerciales […].

 La définition de « certaine influence », terme que l’on pourrait rapprocher du concept de « réputation » en droit français, est précisée par l’Interprétation de la Cour Suprême sur l’application de la loi dans les affaires civiles de concurrence déloyale. Conformément à cette Interprétation, pour évaluer si le nom, l’emballage ou la décoration d’un produit bénéficie d’une « certaine influence », deux critères doivent être pris en compte :

le produit a acquis une importante réputation en Chine et est connu par le public pertinent, en prenant en compte notamment des facteurs tels que la période, le territoire et le volume des ventes et de la promotion en Chine ;

le nom, l’emballage ou la décoration concerné présente des éléments distinctifs qui permettent de distinguer la source du produit.

Sur la base de ces dispositions légales et règlementaires, la forme du flacon de Chanel N°5 et celle de sa boîte d’emballage pourraient donc bénéficier de la protection de la loi contre la concurrence déloyale en tant qu’ « emballage » et « décoration » de produit, et par conséquent, l’utilisation par Ai Zhi Yu et son distributeur de conditionnements similaires pourrait être considérée comme un acte de confusion interdit.

Une décision de première instance favorable à Chanel

Dans le cadre de la décision de première instance rendue par la Cour intermédiaire de la ville de Xi’an en décembre 2020 (Chanel Co Ltd c/ Yiwu AiZhiYu and Xi’an Bio-Bio E-Commerce Co., Ltd. Xi’an Intermediate People’s Court of Shaanxi Province, (2020) Shaanxi 01 Zhiminchu n ° 26 – A noter : les décisions de justice chinoises peuvent être consultées sur le site https://wenshu.court.gov.cn/ après création d’un compte), les juges donnent raison à Chanel et estiment que l’utilisation par Ai Zhi Yu de la forme du flacon et de sa boîte d’emballage pour vendre son parfum constitue bien un acte de confusion interdit par la loi. Reprenant les deux critères que nous avons précédemment mentionnés, la Cour décide que :

  • compte tenu du moment où il est entré sur le marché chinois, et de l’importance des activités de vente et de promotion de Chanel sur le marché chinois, le parfum jouissait d’une grande réputation dans le secteur et parmi les consommateurs chinois ;
  • le flacon et la boîte d’emballage de Chanel présentaient des éléments distinctifs, et ceux du contrefacteur étaient très similaires au parfum Chanel N°5.

En particulier, pour ce qui concerne la boîte d’emballage, la Cour explique que « les palettes de couleurs et le contour des lignes noires sont les mêmes, la position et la taille du texte correspondent parfaitement ». Elle prend également en compte le fait que « les lettres [en alphabet latin] sont moins distinctives visuellement pour les consommateurs chinois qui sont familiers des caractères chinois » et conclut que les deux boîtes d’emballage présentent une ressemblance étroite, et que, vendue ensemble avec le flacon de parfum contenu dans la boîte, la boîte du parfum « N°9 » est susceptible de provoquer une identification erronée de la source du produit par le public pertinent.

La Cour ordonne aux défendeurs de cesser ses agissements et les condamne au paiement de dommages et intérêts à hauteur de 600 000 CNY (environ 88 000 euros).

Mécontent de cette décision, Ai Zhi Yu interjette appel auprès de la Haute Cour du Shaanxi. Ses arguments se concentrent sur le manque de distinctivité et d’originalité du flacon et de la boîte d’emballage. Elle explique notamment que seules les marques « N°5 » et « Chanel » servent à identifier l’origine du produit.

Un examen rigoureux de la juridiction d’appel

La Haute Cour du Shaanxi examine tour à tour la boîte d’emballage et le flacon de parfum pour évaluer si leur utilisation par Ai Zhi Yu constitue bien un acte de confusion au sens de l’article 6 de la loi (Chanel Co Ltd c/ Yiwu AiZhiYu and Xi’an Bio-Bio E-Commerce Co., Ltd. Shaanxi Higher People Court, (2021) Shan Min Zhong n°319 – A noter : les décisions de justice chinoises peuvent être consultées sur le site https://wenshu.court.gov.cn/ après création d’un compte).

Tout d’abord, concernant la boîte d’emballage, la Cour estime que celle-ci ne présente pas de caractéristiques distinctives permettant de distinguer la source du produit. Elle explique en particulier que « le dessin du cadre noir sur fond blanc est une décoration courante pour les emballages de parfum et la disposition du texte au centre est courante et non significative, et [qu’il est] difficile de les associer à la source d’un produit spécifique ».

La Cour examine ensuite la condition tenant à la réputation de la boîte d’emballage sur le marché chinois, et décide que les preuves soumises par Chanel ne sont pas suffisantes pour prouver que « l’emballage et la décoration étaient promus et médiatisés par Chanel, de sorte que les consommateurs aient eu l’impression que l’emballage et la décoration en cause soient des signes commerciaux ». Par conséquent, la boîte d’emballage n’est pas considérée comme « un emballage et une décoration de produits ayant une certaine influence » au sens de l’article 6 de la loi chinoise sur la concurrence déloyale, et ne sont pas protégeables comme tels. Par conséquent, le comportement de Ai Zhi Yu et de son distributeur ne peut être qualifié d’acte de confusion.

La Cour passe alors à l’examen du flacon de parfum. Concernant la question de la distinctivité, relevons d’abord que Ai Zhi Yu avait produit dans son dossier de défense la décision de la Haute Cour de Pékin rejetant la demande de marque tridimensionnelle de Chanel pour manque de distinctivité.  En se basant sur cette décision de rejet, Ai Zhi Yu tente de convaincre les juges de suivre le raisonnement suivant : si la Haute Cour de Pékin a décidé que la forme du flacon n’était pas distinctive et ne pouvait donc être protégée par une marque 3D, alors cette absence de distinctivité doit également être retenue dans cette affaire. La Cour rejette cet argument et explique que l’issue de la demande de marque 3D n’a aucune incidence sur l’affaire en question puisque le régime de la lutte contre la concurrence déloyale et celui des marques tridimensionnelles sont fondés sur des lois différentes. Ainsi, le rejet d’une marque 3D ne prive pas nécessairement l’habillage commercial correspondant de la protection accordée par le droit de la concurrence déloyale.

Se concentrant alors sur l’évaluation des deux critères de protection de la loi, les juges estiment que « l’emballage et la décoration sont uniques en raison de l’agencement et de la combinaison des éléments tels que les éléments graphiques, couleurs, formes, tailles, polices, etc. » qui « forment une image globale remarquable, qui n’appartient pas aux emballages habituels de produits similaires ». Par ailleurs, les juges précisent que « selon les photos, captures d’écran de publicité, et autres preuves soumises par Chanel, il peut être prouvé que l’emballage et la décoration ont été utilisés pendant une longue durée, et que la publicité autour du produit était suffisante pour que le public pertinent compare l’image globale de l’emballage et de la décoration des défendeurs avec les produits de Chanel ». Selon les juges, l’emballage et la décoration intérieure des produits de Chanel servent bien à identifier la source des produits et bénéficient d’une certaine influence au sens de la loi contre la concurrence déloyale, ce qui leur permet d’obtenir la protection de l’article 6.

Les juges citent également l’article 4 (2) de l’Interprétation judiciaire de la Cour Suprême, qui semble ici porter un coup fatal à Ai Zhi Yu, en précisant clairement que « l’utilisation de noms de produits, d’emballages et de décorations identiques ou visuellement fondamentalement indifférenciés sur le même produit doit être considérée comme suffisant pour prêter à confusion (avec un autre produit connu) ».

La Cour conclut sa décision par des remarques concernant l’imitation de la forme de flacon de parfum dans le secteur du luxe. Elle explique que, dans ce contexte, le flacon lui-même est un signe commercial permettant de distinguer la source des produits. Déplorant les imitations délibérées de packagings de luxe pour attirer les consommateurs, produits à bas prix et permettant des profits élevés, elle explique que ces comportements ont pour effet de perturber l’ordre du marché et de porter atteinte à l’image de grandes marques, et doivent donc être règlementés.

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De plus en plus de titulaires de droits, lorsqu’ils ne parviennent pas à obtenir gain de cause sur la base de leurs droits de propriété intellectuelle se tournent vers la loi sur la concurrence déloyale pour obtenir une réparation face à des contrefacteurs. Comme nous le disions dans notre article, cela nécessite un effort de démonstration conséquent mais permet de pallier d’éventuelles lacunes concernant le dépôt ou la validité de leurs droits de propriété intellectuelle.

Cette affaire illustre bien cette tendance, mais montre également les stratégies de défense des imitateurs de produits, toujours plus créatifs pour protéger leurs intérêts.

En acceptant de protéger la forme du flacon de parfum de Chanel N°5, les tribunaux chinois ont fourni des informations intéressantes sur la protection de l’habillage commercial par le droit de la concurrence déloyale chinois, et notamment sur l’évaluation de leur caractère distinctif, condition nécessaire de l’application de cette protection.

“Qu’importe le flacon… pourvu qu’on ait la protection !” par Audrey Drummond, juriste chez LLR Conseil en propriété industrielle 

Crédit photo visuel: www.chanel.com

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