“Sous la pression des Anglais, une remise en cause de la pratique de l’EUIPO sur la date pertinente aux fins de démontrer l’existence d’un droit antérieur ?”
par Laurent LEOPOLD-METZGER
Avec la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, l’EUIPO a eu à édicter une règle générale quant au sort réservé aux procédures impliquant des droits britanniques. Par une décision de son Directeur Exécutif du 10 septembre 2020, il a été décidé qu’à l’issue de la période transitoire fixée au 31 décembre 2020, toutes les procédures inter partes fondées sur un droit antérieur britannique seraient rejetées.
Ce choix est notamment dû au fait que dans la pratique de l’EUIPO, la validité et la portée d’un droit antérieur s’apprécient certes au jour du dépôt de la marque contestée, mais également au jour où la décision est rendue. Or, dès l’instant où le Royaume-Uni n’est plus dans l’Union européenne, les droits britanniques ont, bien sûr, perdu toute portée sur ce territoire.
Néanmoins, il y a près d’un mois, le Tribunal de l’Union européenne a rendu un arrêt très surprenant (TUE, 16 mars 2022, T-281/21, EU:T:2022:139, APE TEES), remettant en cause ce sacrosaint principe, puisque le Tribunal indique cette fois-ci que la validité d’un droit antérieur s’apprécie uniquement au jour où la marque contestée a été déposée.
- Les faits
Les faits de cette affaire sont assez simples : la marque reproduite ci-après a été déposée à l’EUIPO le 30 juin 2015, avant de se voir opposée sur la base de trois marques non enregistrées utilisées dans la vie des affaires, notamment au Royaume-Uni.
Marque contestée | Droits antérieurs |
Si les faits sont classiques, la chronologie de cette procédure est en revanche plus chaotique : en effet, le 20 septembre 2017, la division d’opposition a rejeté l’opposition, décision qui a fait l’objet d’un appel le 17 novembre 2017 auprès des chambres de recours qui, le 8 octobre 2018 ont confirmé cette décision. Ne s’avouant pas vaincue, la requérante a ensuite introduit un recours devant le Tribunal de l’Union visant à l’annulation de la première décision de la chambre de recours. Cependant, par décision du 17 juillet 2019, la deuxième chambre de recours a révoqué sa première décision, en raison d’une erreur manifeste imputable à l’EUIPO.
Finalement, dans une décision rendue le 10 février 2021, la deuxième chambre de recours n’a pas fait droit à l’appel, en considérant qu’après l’expiration de la période transitoire le 31 décembre 2020, la requérante ne pouvait plus revendiquer le régime de l’action de common law en vertu du droit du Royaume-Uni.
Cette décision a fait l’objet d’un recours devant le Tribunal de l’Union, qui a donc rendu son arrêt le 16 mars 2022, que nous commentons ici.
- Les arguments des parties
La décision contestée étant fondée sur le seul motif susmentionné, la requérante faisait uniquement valoir que la date pertinente, pour la détermination de l’existence d’un droit antérieur invoqué en opposition à l’enregistrement d’une marque de l’Union européenne, est celle du dépôt de la demande d’enregistrement.
L’EUIPO, de son côté, a notamment présenté les arguments suivants :
- La règle 19 du RDMUE (aujourd’hui article 8 du RDMUE), précise que lorsque l’opposition se fonde sur un droit antérieur au sens de l’article 8, paragraphe 4, du RMUE, l’opposant doit apporter « la preuve de l’usage dudit droit dans la vie des affaires dont la portée n’est pas seulement locale, ainsi que la preuve de son acquisition, de sa permanence et de l’étendue de la protection conférée par ce droit».
- Le jour de la décision, aucun conflit ne pouvait exister entre des marques de l’Union européenne et des droits antérieurs n’ayant de portée qu’Outre-Manche.
- La demanderesse pourrait opérer une transformation de sa marque de l’Union européenne en 27 marques nationales correspondant aux 27 pays encore membres de l’Union européenne. Aussi, reconnaître le bien-fondé de l’opposition n’aurait aucun sens pratique, aucune conséquence préjudiciable si ce n’est priver le déposant d’un droit unioniste.
- L’analyse du jugement et ses conséquences
Nous présenterons et analyserons en deux temps la portée de l’arrêt du Tribunal : d’abord vis-à-vis des droits britanniques, ensuite sur la pratique plus générale de l’EUIPO.
En premier lieu, concernant la question du sort réservé aux droits antérieurs du Royaume-Uni, il convient de rappeler en préambule que depuis 18 mois, l’EUIPO rejette systématiquement les procédures inter partes fondées sur des droits britanniques, comme nous l’indiquions en introduction de ce commentaire.
Par ailleurs, force est de constater que le Tribunal de l’Union européenne a eu l’occasion de se pencher sur ce sujet depuis la fin de la période transitoire. S’il s’est toujours estimé compétent pour statuer, et alors qu’il en avait l’occasion, il n’a jamais remis en cause la pratique de l’EUIPO en la matière (voir par exemple arrêts du 30 janv. 2020, BROWNIE, T‑598/18, EU:T:2020:22, point 19 ; du 23 sept. 2020, MUSIKISS, T‑421/18, EU:T:2020:433, point 35, et du 1er déc. 2021, ZARA, T‑467/20, EU:T:2021:842).
Aussi, le jugement rendu le mois dernier constitue un net revirement (sans que l’on sache encore si cela s’applique également aux procédures de nullité), puisque comme indiqué en introduction, le Tribunal a indiqué, cette fois, que la validité d’un droit s’apprécie uniquement au jour où la marque contestée a été déposée.
Il faut rappeler ici que la pratique de l’EUIPO est à ce jour la suivante : au moment de rendre une décision, la Division d’Opposition, la Division d’Annulation ou encore les Chambres de Recours vérifient si le droit antérieur est toujours en vigueur, (par exemple s’il a bien été renouvelé), s’il a fait l’objet d’un retrait partiel, ou, comme en l’espèce, si le pays dans lequel le droit produit ses effets est toujours membre de l’Union Européenne.
Cette pratique avait, par ailleurs, été déjà validée par le Tribunal (14 févr. 2019, T-162/18, ALTUS) qui indiquait clairement que « la marque antérieure servant de base à l’opposition doit être valide non seulement au moment de la publication de la demande d’enregistrement de la marque contestée, mais également au moment où l’EUIPO statue sur l’opposition ».
En l’espèce, pour étayer son revirement, le Tribunal invoque deux arguments majeurs.
D’abord, nous avons mentionné un point invoqué par l’EUIPO, selon lequel lorsque l’opposition se fonde sur un droit antérieur au sens de l’article 8, paragraphe 4, du RMUE, l’opposant doit apporter la preuve de la permanence et de l’étendue de la protection conférée par ce droit. A cela, le Tribunal répond que cette preuve doit être uniquement produite avant l’expiration d’un délai fixé par l’EUIPO (en principe deux mois à compter de l’ouverture de la phase contradictoire), comme le précise l’article 8 du RDMUE. Dès lors, il n’existerait aucune exigence dans les Règlements sur la marque de l’Union européenne sur l’apport de la preuve de l’existence et de la portée des droits antérieurs au jour de la décision.
Ensuite, le Tribunal a rappelé que l’enregistrement vaut à partir de la date du dépôt et qu’un conflit aurait donc pu exister entre la date du dépôt de la demande de marque de l’Union européenne et l’expiration de la période de transition. En conséquence, il serait injuste que la requérante se voit privée de la protection de ses marques antérieures pendant ce laps de temps.
En l’espèce, il convient, toutefois, de se demander si la lenteur procédurale n’a pas conduit le Tribunal à sanctionner les chambres de recours, 18 mois s’étant écoulés entre la décision de révocation et celle faisant l’objet du présent recours. En effet, entre le 17 juillet 2019 et le 31 décembre 2020 (la fin de la période transitoire), les chambres de recours auraient pu statuer sur le fond, de façon à ne pas priver la requérante de ses droits.
Bien que cela soit utopique, dans la mesure où les délais de recours ont déjà expiré, il serait forcément intéressant de voir ce qui se passerait si toutes les parties ayant vu leurs demandes rejetées, au motif que leurs droits du Royaume-Uni n’étaient plus recevables, décidaient de contester ces décisions, invoquant une erreur de l’EUIPO, voire un manquement à l’égalité de traitement.
En deuxième lieu, si l’on sort du cadre purement britannique, et si la pratique de l’EUIPO devait être modifiée par suite de cet arrêt, cela signifierait donc que la portée du droit antérieur devrait être appréciée au moment du dépôt de la marque contestée (voire également de la demande en nullité), ce qui aurait pour conséquence qu’un jugement pourrait être rendu sur la base d’une marque non renouvelée, ou qu’un retrait partiel, voire total, qui aurait eu lieu pendant la procédure, n’aurait tout simplement aucune incidence sur la décision rendue.
Dans la même idée, la pratique de l’EUIPO visant à suspendre une procédure lorsque la marque antérieure fait l’objet d’une action en déchéance n’aurait également plus de sens, à moins que la partie ayant formé cette action ait demandé que la déchéance produise ses effets à une date antérieure (ce qui est en pratique très rare).
Enfin, et même si c’est plus anecdotique, la substantiation en ligne, à savoir le fait pour l’opposant de ne pas avoir à soumettre de certificat d’enregistrement, serait désormais obsolète, puisque seule la portée du droit au jour où la demande contestée a été déposée serait pertinente. En effet, l’examinateur de l’EUIPO, au moment de rédiger la décision, se rend sur les bases de données pour vérifier le statut de la marque, alors même que cette date n’aurait en réalité aucune importance. Au contraire, si l’on suit le raisonnement du Tribunal, il faudrait donc en quelque sorte « figer » l’état du droit antérieur au jour du dépôt de la marque contestée, pour en identifier la portée. La pratique actuelle suit la direction contraire, puisque dans le cas où l’opposant aurait fourni un certificat d’enregistrement et que les données y figurant ne seraient pas identiques aux informations disponibles en ligne, ces dernières feraient foi.
Pour en savoir plus sur toutes ces questions, il faut désormais attendre le résultat du – probable – recours de l’EUIPO auprès de la Cour de Justice, à condition bien sûr que cette dernière accepte de se prononcer, les possibilités d’appel devant la plus haute juridiction ayant été fortement réduites.