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“Une œuvre même romanesque est susceptible d’emporter condamnation pour diffamation”

par Sandrine CARNEROLI

De tout temps, les grands maîtres du cinéma et de la littérature se sont inspirés de la réalité pour nourrir leur créativité. « La vie a beaucoup plus d’imagination que nous », disait François Truffaut en 1975. Entre vérité et légende, certaines carrières offrent un matériau de premier choix pour les auteurs en recherche d’inspiration. Cependant, voir sa vie portée à l’écran de manière déformée peut être perçu comme intimement blessant pour la personne concernée.

C’est ainsi que la mini-série Le Jeu de la Dame (The Queen’s Gambit), le succès de l’année 2020 pour Netflix, trouve une suite inattendue devant le tribunal fédéral du district de Los Angeles. Les libertés prises par la série avec le réel sont à l’origine de la plainte déposée le 16 septembre 2021 (First Amended Complaint at 1, Gaprindashvili v. Netflix, Inc., N° 2:21cv7408 (C.D. Cal. Sept. 16, 2021) par la célèbre joueuse d’échec Nona Gaprindashvili, dont la carrière est évoquée dans le dernier épisode du faux biopic, lorsqu’un personnage cite son nom et affirme qu’elle « n’a jamais affronté d’hommes » en compétition alors qu’elle en a affronté 59, rien qu’en 1968 soit l’année durant laquelle ledit épisode se déroule. Une façon de s’arranger avec la vérité qui fâche la principale intéressée qui réclame au géant américain la suppression de la phrase qui la vise, ainsi que 5 millions de Dollars de dommages et intérêts en raison de l’allégation « manifestement fausse, ainsi que grossièrement sexiste et dénigrante ». Pour sa défense, la plateforme invoque l’œuvre de fiction et la liberté d’expression : la série qui emprunte un fragment de la vie de la plaignante permet certaines libertés scénaristiques. L’argument n’a pas fait mouche.

Le 27 janvier dernier (Cf. la décision ci-dessous), un juge de Los Angeles a déclaré recevable la plainte pour diffamation, sexisme et inexactitude historique en rappelant que « les œuvres de fiction ne sont pas à l’abri de poursuites en diffamation si elles dénigrent de vraies personnes ». Pour le juge, le travestissement de la réalité sert d’essor à l’intrigue romanesque et « Netflix a menti effrontément et délibérément sur les réalisations de Nona Gaprindashvili dans le but lucratif et cynique d’apporter une plus-value à la série en faisant croire que son héroïne fictive avait réussi là où aucune autre femme ne l’avait fait auparavant ». En d’autres termes, la série à succès utilise des éléments de l’existence de Nona Gaprindashvili qui sont volontairement présentés sous un jour inexact et trompeur dans le but de bonifier le récit fictionnel, d’y ajouter un peu de piquant. La légitimité de la démarche de Netflix apparaît douteuse, teintée de légèreté ou d’une absence manifeste d’objectivité.

Cette affaire, dont on suivra avec intérêt les débats sur le fond si les parties ne transigent pas d’ici là, est l’occasion de revenir sur la problématique du traitement du réel dans la fiction lorsque la réalité à laquelle puise l’imaginaire de l’auteur emprunte à des personnes existantes qui sont représentées sous leurs vrais noms. Il ne s’agit évidemment pas ici de faire une présentation exhaustive des dispositifs juridiques permettant de juger de fictions, mais plutôt de rappeler de manière succincte les principes applicables et d’avancer des pistes de réflexion autour de l’article 10 de la CEDH qui prévoit, en son paragraphe 1er, que toute personne a droit à la liberté d’expression, dont la liberté de création est une des formes les plus reconnues, et du droit au respect de la vie privée consacré notamment par l’article 8 du même texte qui accorde à tous le droit au respect de la vie privée et familiale. L’exercice de la liberté d’expression, qui englobe la liberté d’expression artistique, n’est pas un droit absolu. Il peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions, prévues par la loi à la condition que celles-ci soient « nécessaires » dans une société démocratique, c’est-à-dire proportionnées au but légitime poursuivi. En cas de conflit, le juge se fait l’arbitre funambule des libertés et des droits contradictoires de l’auteur et des personnes mises en scène.

Par le passé, la Cour de Strasbourg a accordé un très haut degré de protection à l’expression d’œuvres d’art telles que les romans, les poèmes, les peintures, le cinéma, etc. Cependant, lorsque l’œuvre litigieuse ne relève pas de la pure fiction, mais intègre des personnages ou des faits réels, la CEDH commande que ceux-ci soient traités avec une certaine mesure (CEDH (GC), 22 octobre 2007, affaire Lindon, Otchakovsky, Laurens et July contre France, Req.n°21279/02 et 36448/02). La distinction entre déclarations factuelles, dont la matérialité peut se prouver, et jugements de valeur, dont l’exactitude ne se prête pas à démonstration, n’a généralement pas lieu d’être s’agissant de propos contenus dans un film ou un roman, sauf lorsque, comme ici, l’œuvre mélange réalité et fiction et donc ne relève pas de la pure fiction, mais intègre des personnages ou des faits réels.

Confrontée à ce qui dépassant la fiction constituerait une atteinte au droit à la vie privée, la Cour de cassation rappelle « qu’une œuvre de fiction appuyée sur des faits réels, si elle utilise des éléments de l’existence d’autrui, ne peut leur en adjoindre d’autres qui, fussent-ils imaginaires, portent atteinte au respect dû à sa vie privée » (Cass. civ.,1ère ch., 7 février 2006, J.C.P., éd. G, 2006, II, 10041, note G. Loiseau). L’atteinte à la vie privée peut résulter de la supposition imaginaire de faits, de sentiments ou même d’inventions de l’auteur lorsque celui-ci entend les faire passer pour vrais (Voir dans ce sens : TGI Paris, 1ère ch. civ., 13 février 1985, D., 1985, 488, note B. Edelman). L’évocation de faits réels n’autorise pas à révéler des éléments de la vie privée qui n’auraient pas été dévoilés, ou bien à tenir des propos diffamatoires ou injurieux à l’égard des protagonistes. On le voit, l’auteur encourt un risque de censure en rendant son imaginaire trop réel. La possibilité d’assimiler à la réalité la part du faux est ce qui permet de caractériser l’atteinte. Et plus que l’atteinte à la vie privée, c’est la diffamation ou l’injure qui doivent être invoquées comme fondement juridique pour reprocher la représentation trompeuse et inexacte des faits de la vie prêtée aux personnages existants.

L’auteur d’une fiction qui puise son propos dans la vie réelle n’a donc pas la même liberté que s’il travaille avec son imaginaire. Il ne peut prétendre avoir transformé le fait réel pour exprimer une vérité imaginaire qui n’appartient qu’à lui dès lors que la personne qui l’inspire est reconnaissable. Le basculement de la vie réelle dans la fiction ne constitue pas une excuse absolutoire (N. Mallet-Poujol, « De la biographie à la fiction : la création littéraire au risque des droits de la personne », Legicom, 2001/1, n°4, p. 107). S’il adjoint aux éléments fictionnels de son œuvre la personnalité, la vie, les faits et gestes d’êtres vivants, ceux-ci peuvent dans certaines conditions refuser de nourrir un auteur et se révolter contre la puissance du point de vue subjectif ou inexacts que le créateur donne de leur vie réelle.

Or, le spectateur est de plus en plus confronté à des formes littéraires, cinématographiques et télévisuelles hybrides, qui brouillent volontairement la frontière entre fiction et non-fiction ce qui donne prise plus facilement aux condamnations. Pour que le spectateur perçoive l’œuvre comme fictionnelle, les procédés de narration utilisés par l’auteur doivent lui permettre de ne pas confondre réalité et fiction (F. Lavocat, « Procès de la fiction : Les théories implicites de la doctrine juridique », in Imaginaires juridiques et poétiques littéraires, Paris, CEPRISCA, 2013, p. 41). L’exercice s’avère périlleux pour les œuvres qui font expressément référence à des personnages existants. Dans ce cas, la prudence s’impose d’autant que le changement de nom des protagonistes ne suffit pas à éliminer le risque de procédure. Dès que les faits qui sont narrés présentent avec des événements réels une ressemblance qui permet de retrouver derrière l’être fictif la personne vivante, celle-ci peut trouver matière à se plaindre. Pour se dédouaner, indiquer sous le titre d’un film que celui-ci est une « œuvre de fiction » n’est pas suffisant. Il en est de même pour l’avertissement selon lequel « toute ressemblance avec la réalité ne serait que fortuite ». Si l’auteur persiste dans ses intentions, on peut envisager de faire précéder le film d’un avertissement explicite sous forme d’un « avant-propos » insistant sur le caractère fictionnel de l’histoire imaginée et indiquant explicitement la distance prise par l’auteur avec la réalité et le point de vue subjectif qui est narré dans le film. Mais cette précaution ne garantit pas, à coup sûr, d’éviter une condamnation. Tout au plus peut-on espérer (mais non garantir) que, face à une éventuelle action de l’un ou l’autre des personnages réels du film, un tribunal sera enclin à faire prévaloir l’existence d’un pacte fictionnel en constatant que l’auteur a pris soin de se distancier clairement aux yeux des spectateurs des faits réels pour n’en donner qu’une interprétation qui n’est pas celle qui s’impose historiquement.

Le mode de diffusion joue aussi un rôle important dans l’appréciation de la gravité de l’atteinte alléguée. Les cours et tribunaux font généralement valoir que les œuvres audiovisuelles ont un impact plus important que les romans qui s’adressent généralement à un public plus restreint.

Tout est donc affaire d’équilibre. Si un auteur a le droit de puiser dans la vie des matériaux nécessaires à son œuvre, ce droit est limité par la personnalité morale ou physique d’autrui. Cette limitation s’applique dès que la personne réelle est suffisamment identifiable, ce qui est bien évidemment le cas lorsqu’elle est désignée par ses nom et prénom. Une éventuelle sanction supposera de reconnaître que l’évocation fictionnelle de la personne réelle est susceptible de déshonorer celle-ci, par exemple lorsque les faits pour lesquelles elle est connue sont relatés de manière inexacte et trompeuse.

En application de ces principes, l’évocation tronquée des exploits de Nona Gaprindashvili dans la série Le jeu de la Dame pourrait jouer contre la fiction et en faveur de la plaignante. Vu le succès de la série, l’ampleur de la publicité donnée aux propos litigieux aura aussi un certain poids. La partie s’annonce difficile pour Netflix qui vient d’être mis en échec par un pion qu’il n’avait sans doute pas vu venir.

“Une œuvre même romanesque est susceptible d’emporter condamnation pour diffamation.” par Sandrine CARNEROLI, Avocate associée au barreau de Bruxelles, Spécialiste en droit d’auteur et droit des médias
www.sandrinecarneroli.be

Décision de tribunal fédéral du district de Los Angeles: gaprindashvili-ruling-on-mtd

Crédit photo : Le Jeu de la Dame (The Queen’s Gambit) de Scott Frank et Allan Scott, avec Anya Taylor-Joy (photo), États-Unis, 23 octobre 2020, produit par Netflix.

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