“Charge de la preuve de l’usage d’une marque ? La CJUE (re)tranche !”
par Gaëlle LOINGER-BENAMRAN
Note sur CJUE, 10 mars 2022, Maxxus
En vertu de l’adage actori incubit probatio, celui qui se prétend titulaire d’un droit [sur une marque] doit le prouver.
Par une décision récente du 10 mars 2022 rendue dans une affaire Maxxus Group GmbH & Co. KG c/ Globus Holding GmbH & Co. KG (CJUE, 10 mars 2022, Maxxus Group GmbH & Co. KG c. Globus Holding GmbH & Co. KG, aff. C-183/21, EU :C :2022 :174), la CJUE a eu l’occasion de confirmer sa jurisprudence en matière de charge de la preuve dans une action en déchéance.
En l’espèce, la société Maxxus a saisi les juridictions allemandes d’une action en déchéance pour non-usage des droits de la société Globus à l’égard des marques verbales et figuratives Maxus, enregistrées en 1996 auprès de l’Office allemand. La demanderesse soutient qu’il n’a pas été fait un usage sérieux de ces marques au cours des cinq dernières années, ce que la société Globus conteste.
Un désaccord s’est noué sur la conformité du droit allemand au droit européen en matière de charge de la preuve du non-usage de la marque. En effet, le droit allemand distingue la « charge de l’exposé des faits » de la « charge de la preuve » du non-usage. Il est ainsi exigé du demandeur à une action en déchéance d’exposer de manière étayée et concrète les éléments factuels tendant à démontrer le non-usage de la marque (charge de l’exposé des faits). La partie défenderesse, titulaire de la marque litigieuse, pourra également supporter une charge « secondaire » de l’exposé des faits dans le cadre d’un débat sur la réalité des faits. Ce n’est qu’après avoir exposé les faits que la partie demanderesse sera tenue de prouver le non-usage de la marque par son titulaire (charge de la preuve).
C’est dans ces conditions que la juridiction allemande a saisi la CJUE d’une question préjudicielle principalement fondée sur l’interprétation de l’article 19 de la directive 2015/2436 (Directive 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques) et portant sur la possibilité, pour un droit procédural national, de faire peser sur le demandeur la charge de l’exposé des faits allégués de non-usage de la marque au soutien de sa demande de déchéance.
En réponse, la CJUE confirme sa jurisprudence en la matière en énonçant que la charge de la preuve de l’usage de la marque incombe à son titulaire et qu’il ne saurait être imposé au demandeur à une action en déchéance d’effectuer une recherche sur le marché concernant l’éventuel usage de la marque litigieuse, ni de présenter des observations étayées à l’appui de sa demande. En outre, la Cour rejette l’argument selon lequel le fait de faire peser la charge de la preuve de l’usage de la marque sur le titulaire de la marque et non sur le demandeur engendre un risque de prolifération de demandes abusives de déchéance pour non-usage et un risque de divulgation des secrets commerciaux.
A la lumière de cette décision, quel regard porter sur le droit français de l’action en déchéance de marque en matière de charge de la preuve, d’une part (I), et de gestion des risques qui y sont liés, d’autre part (II) ?
I. Sur la charge de la preuve de l’usage incombant au titulaire de la marque.
Dans sa décision, la CJUE retient, en premier lieu, qu’elle est compétente pour interpréter les dispositions relatives à la charge de la preuve de l’usage sérieux d’une marque et, en second lieu, que cette charge incombe au titulaire de la marque.
S’agissant du droit applicable à la charge de la preuve, la CJUE confirme sa compétence en la matière et rejette toute autonomie procédurale des États membres.
La CJUE confirme sa jurisprudence antérieure (CJUE, 22 octobre 2020, Ferrari SpA c. DU, aff. C-720/18 et C-721/18, EU:C:2020:854, pts. 76 et 77 et CJUE, 19 juin 2004, Oberbank e.a. c. Deutscher Sparkassen- und Giroverband eV, C-217/13 et C-218/13, EU:C:2014:2012, pts. 66 et 67) en décidant que la question de la charge de la preuve de l’usage sérieux telle que prévue par l’article 19, paragraphe 1, de la directive 2015/2436 « ne constitue pas une disposition de procédure relevant de la compétence des États membres » (CJUE, 10 mars 2022, Maxxus, préc., pt. 33). La Cour justifie sa position par l’objectif de « même protection dans les systèmes juridiques dans tous les États membres » qualifié d’« essentiel » par le considérant 10 de la directive 2015/2436. En effet, en établissant une règle unique de charge de la preuve de l’usage d’une marque, la CJUE unifie le régime applicable aux actions en déchéance engagées devant tous les Etats membres et assure ainsi une même protection des titulaires de marque sur le territoire de l’Union Européenne.
S’agissant de la charge de la preuve de l’usage de la marque, la CJUE confirme sa jurisprudence en retenant que cette charge incombe au titulaire de la marque. Elle justifie ce principe par une référence au « bon sens » et à un « impératif élémentaire d’efficacité de la procédure ». Reprenant une formulation déjà usitée dans des décisions antérieures (CJUE, 22 octobre 2020, Ferrari, préc., pt. 78 et CJUE, 26 septembre 2013, Centrotherm Systemtechnik GmbH contre centrotherm Clean Solutions GmbH & Co. KG, aff. C‑609/11 P, EU:C:2013:593, pt. 61), elle retient que « c’est le titulaire de la marque contestée qui est le mieux à même de rapporter la preuve des actes concrets permettant d’étayer l’affirmation selon laquelle sa marque a fait l’objet d’un usage sérieux ».
Devant la CJUE, la juridiction allemande soutient qu’il est souhaitable de faire peser sur le demandeur la charge de l’exposé des faits dans la mesure où l’action en déchéance est une action largement ouverte, qui n’exige pas d’intérêt à agir. Ce n’est que si le demandeur a apporté suffisamment d’éléments de faits étayant ses allégations que le titulaire de la marque devra prouver l’usage sérieux qu’il fait de sa marque.
En retenant que « la charge de la preuve du fait qu’une marque a fait l’objet d’un “usage sérieux” au sens de la directive 2015/2436 pèse sur le titulaire de la marque », la CJUE censure la distinction opérée par le droit allemand entre la charge de l’existence des faits et la charge de la preuve des faits. La CJUE justifie sa position en énonçant que le demandeur à une action en déchéance n’est tenu que d’alléguer les faits sur lesquels il base ses prétentions, et non de les prouver.
Qu’en est-il en droit français ? Le législateur français se place dans la continuité de la jurisprudence de la CJUE dans la mesure où l’alinéa 5 de l’article L. 714-5 du CPI dispose que « La preuve de l’exploitation incombe au propriétaire de la marque dont la déchéance est demandée. Elle peut être apportée par tous moyens. ». Il s’agit là d’une application des principes civils gouvernant la charge de la preuve prévus à l’article 1315 du Code civil : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. Réciproquement celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. ». Ainsi, dans le cadre d’une action en déchéance, c’est au défendeur, qui se prétend titulaire d’un droit sur la marque, de prouver qu’il n’est pas déchu de ce droit, et donc qu’il en fait un usage sérieux pendant une période ininterrompue de cinq ans.
II.Sur les risques liés à la charge de la preuve.
En faisant peser la charge de la preuve sur le défendeur, le droit français et la CJUE font également peser sur lui ce que la doctrine appelle communément « le risque de la preuve ». Autrement dit, si le titulaire de la marque échoue à prouver l’usage sérieux qu’il fait de sa marque, il sera déchu de son droit. Outre ce risque inhérent à la charge de la preuve, la juridiction allemande évoquait d’une part, le risque d’instrumentaliser l’action en déchéance aux fins d’obtenir la divulgation des secrets commerciaux du titulaire de la marque et d’autre part, le risque de prolifération d’actions abusives.
Sur le risque d’instrumentalisation de l’action en déchéance aux fins de divulgation des secrets commerciaux du titulaire de la marque, la CJUE répond qu’un tel risque n’est pas avéré. En effet, les preuves de l’usage sérieux de la marque doivent porter sur un usage de la marque sur un marché, lequel ne relève pas en tant que tel du secret commercial.
Sur le risque de prolifération d’actions en déchéance, la CJUE répond qu’il existe des moyens procéduraux permettant d’y faire face. La Cour énonce d’abord que le risque de procédure abusive est un risque inhérent à toute action en justice. Elle établit ensuite une liste non exhaustive de moyens procéduraux qui permettent de limiter l’abus du droit d’agir en déchéance d’une marque. Y figure ainsi la possibilité pour le juge saisi de 1° rejeter une demande manifestement irrecevable ou manifestement non fondée, 2° condamner le demandeur aux dépens en cas de rejet de ses prétentions et 3° de lui imposer le paiement d’une taxe lors de l’introduction de son recours. En l’espèce, la CJUE relève que le droit allemand a imposé à la société demanderesse Maxxus le paiement d’une telle taxe.
Qu’en est-il en droit français ? Le législateur français a prévu divers moyens de prévenir et, si besoin, de sanctionner l’abus du droit d’agir en déchéance d’une marque. En effet, l’action devant l’INPI est soumise au paiement d’une redevance de 600 euros. De plus, le directeur de l’INPI peut mettre à la charge de la partie perdante les frais exposés par l’autre partie. Enfin, la cour d’appel, saisie sur appel de la décision de l’INPI, pourra condamner le demandeur à une amende civile d’un maximum de 10 000 euros pour abus du droit d’agir en justice sur le fondement de l’article 32-1 du Code de procédure civile, sans préjudice des dommages et intérêts que pourra réclamer le titulaire de la marque.