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« Inventions de salariés : une politique interne est-elle opposable ? » par Jérôme TASSI


L’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que « les conditions dans lesquelles le salarié, auteur d’une invention appartenant à l’employeur, bénéficie d’une rémunération supplémentaire sont déterminées par les conventions collectives, les accords d’entreprise et les contrats individuels de travail ».

La rédaction du texte (« sont déterminées ») semble imposer une énumération limitative des trois sources juridiques pouvant préciser les conditions de la rémunération supplémentaire due au salarié inventeur. En pratique, de nombreuses entreprises innovantes ont pourtant mis en place une politique interne des inventions de salariés, politique qui ne respecte pas les conditions de formalisme et de négociation prévues par les articles L. 2232-11 et suivants du Code du travail. Les raisons de cette pratique sont multiples et tiennent, notamment, à la lourdeur de la négociation collective sur un sujet qui intéressent peu les syndicats.

Il est donc utile de s’interroger sur la portée juridique de ces politiques internes en matière d’inventions de salariés.

 

  1. Le refus traditionnel de prendre en compte les politiques internes

 

Les entreprises ont régulièrement essayé de rendre opposables ces politiques internes aux inventeurs salariés qui engageaient des actions en rémunération supplémentaire, estimant n’avoir pas été suffisamment récompensés.

L’analyse de la jurisprudence montre un refus très majoritaire de prendre en considération ces politiques internes non négociées avec les partenaires sociaux. Ce refus avait notamment été affirmé avec force par le Tribunal de grande instance de Paris en 2008 : la société L’OREAL « ne saurait se prévaloir de son barème interne exposé lors de la réunion exceptionnelle du comité central d’entreprise du 13 février 2002, les dispositions ci-dessus rappelées de l’article L. 611-7 § 1 du Code de la propriété intellectuelle faisant référence, pour la détermination des conditions d’octroi de la rémunération supplémentaire, aux seuls conventions collectives, accords d’entreprise et contrats individuels de travail » (TGI Paris, 7 novembre 2008, RG 07/02765).

 

La solution avait été confirmée par le même Tribunal en 2014 (TGI Paris, 24 octobre 2014, RG 13/05568 : « l’instruction technique n° 8 du 28 mai 1991, en vigueur dans l’entreprise, qui est un document unilatéral et qui n’a pas été adopté à l’issue d’une négociation collective, n’est pas opposable à X et notamment, les conditions qui y sont fixées pour l’octroi d’une prime exceptionnelle lorsque l’invention a été de nature à procurer à l’entreprise « un avantage commercial important » ») puis par la Cour d’appel de Paris en 2017 (CA Paris, 30 mai 2017, n° 16/06557 :« ce mode de rémunération, fixé unilatéralement par l’employeur, n’est pas prévu par la convention collective de la métallurgie ; qu’il n’a pas fait l’objet d’un accord d’entreprise au sein de la société SKF FRANCE ; que n’ayant pas été soumis à l’accord exprès et écrit de P WILSON, il n’a pas été intégré à son contrat de travail ).

La question semblait donc entendue : une politique interne adoptée par une entreprise pour déterminer les conditions de rémunération supplémentaire des inventeurs salariés ne leur serait pas opposable.

 

  1. Les politiques internes dans la jurisprudence récente : vers un revirement ?

 

Deux décisions récentes viennent pourtant bousculer les certitudes en la matière et pourraient constituer l’amorce d’un revirement.

La première décision a été rendue par le Tribunal judiciaire de Paris en date du 17 mars 2022. Dans cette affaire, le salarié soutenait classiquement que le barème interne sur la rémunération des inventions de salariés non accepté par contrat ou accord collectif ne peut être opposé à un salarié. Or, le Tribunal adopte une position contraire et accepte de prendre en compte ce barème sous réserve de sa conformité à la loi et à la jurisprudence : « Cependant, le barème interne MATERIALISE opposé par la société OBL peut être pris en compte, même s’il n’a pas fait l’objet d’une négociation entre les partenaires sociaux et qu’il n’a pas été accepté par le salarié lors de son embauche, dès lors qu’il n’est pas contraire à la loi ni à la jurisprudence en la matière » (TJ Paris, 17 mars 2022, RG 19/8846). Ainsi, un barème qui ne contiendrait pas de limitations au droit d’ordre public à une rémunération supplémentaire et qui appliquerait les critères traditionnels d’évaluation de la rémunération supplémentaire serait opposable. Les critères habituellement utilisés en jurisprudence sont le cadre général de la recherche, les difficultés de mise au point pratique, la contribution personne originale de l’inventeur et l’intérêt économique de l’invention.

 

La seconde décision est un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 1er juillet 2022. La question portait ici sur la prescription de la demande en rémunération supplémentaire. Pour rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription, la Cour relève que le contrat de travail ne contenait aucune disposition à ce sujet, mais également « qu’aucun dispositif spécifique interne concernant la rémunération supplémentaire n’a été mis en place au sein de la société Geismar » (CA Paris, 1er juillet 2022, RG 21/01976). Le salarié « n’avait donc pas connaissance des faits lui permettant d’exercer son action en l’absence de disposition individuelle ou de procédure interne à l’entreprise accessible au salarié qui lui permette d’être informé et d’exercer son droit ». Il ne s’agit certes que de prescription, mais un raisonnement a contrario permet de considérer que l’existence d’une politique interne aurait permis de faire courir le délai de prescription, reconnaissant ainsi une certaine force juridique à une politique non négociée.

***

La portée de l’arrêt de la Cour d’appel est sans doute limitée, mais, en le lisant à l’aune du jugement du Tribunal judiciaire de Paris, il y a sans doute une amorce de revirement quant à la prise en compte des politiques internes. Il sera nécessaire de lire avec attention les prochaines décisions en la matière pour voir si cette tendance à l’opposabilité des politiques interne se renforce ou non

« Inventions de salariés : une politique interne est-elle opposable ? » par Jérôme TASSI, Avocat au Barreau de Paris, Spécialiste en propriété intellectuelle

 

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