L’affaire Veuve Clicquot : de la difficile reconnaissance du caractère distinctif acquis par l’usage des marques de couleur
Par Nathalie Dreyfus, Conseil en Propriété Industrielle, expert près la Cour de Cassation -Marques Dreyfus & Associés
L’enregistrement d’une marque est un parcours semé d’obstacles, impliquant plusieurs étapes cruciales, parmi lesquelles l’examen par les Offices de marques compétents se présente comme un moment décisif. Pour qu’une demande de marque soit acceptée à l’enregistrement, elle doit se conformer à une série de critères légaux rigoureux. Si l’on a coutume de rencontrer des marques constituées de mots, de logos, ou encore de combinaisons de ces éléments, l’univers des marques s’étend bien au-delà de ces signes traditionnels.
Les marques non traditionnelles incorporent des éléments uniques pour distinguer les produits et services sur le marché. Cette catégorie englobe notamment les marques de couleur.
Or, dans le domaine de la propriété intellectuelle, les marques de couleur occupent une place singulière et particulièrement complexe. Le parcours tumultueux de la marque de couleur orange associée à Veuve Clicquot en est un exemple parlant.
Déposée en 1998 devant l’Office des marques de l’Union européenne de la propriété intellectuelle, la marque de couleur orange de MHCS (ci-après Veuve Clicquot) a dû traverser un processus d’enregistrement complexe avant d’être enregistrée près de 10 ans plus tard. Mais les défis ne se sont pas arrêtés là ; la marque a dû affronter des contestations remettant en question sa distinctivité, un critère fondamental pour la validité d’une marque. Bien que le titulaire ait réussi à défendre sa marque dans une première instance, la Cour de l’Union européenne a récemment, dans une décision du 6 mars 2024 (T-652/22), remis en question le caractère distinctif de la marque, illustrant les difficultés intrinsèques à la protection des marques de couleur.
Mais qu’est-ce qu’une marque de couleur ?
Une marque de couleur désigne l’utilisation exclusive d’une couleur spécifique pour identifier les produits ou services d’une entreprise, permettant ainsi de les distinguer de ceux de la concurrence. Contrairement aux marques verbales ou figuratives, où le public est habitué à reconnaître des mots ou des images comme indicateurs d’origine commerciale, les couleurs en tant que telles sont moins susceptibles d’être perçues instinctivement comme des marques. En effet, la couleur d’un produit ou de son emballage, sans éléments graphiques ou textuels additionnels, n’évoque pas nécessairement l’origine commerciale aux yeux du consommateur.
Or, pour être valide une marque doit être distinctive. Aussi, la distinctivité est la capacité d’un signe de marque à être perçue par le consommateur comme un indicateur spécifique de l’origine commerciale d’un produit ou d’un service. Cependant, comme l’a souligné la Cour de Justice de l’UE dans l’arrêt Libertel de 2003 (CJUE, 6 mai 2003, C-104/01, Libertel Groep BV contre Benelux-Merkenbureau), une couleur seule peut rarement être distinctive sans un usage préalable qui l’associe de manière indélébile à un producteur en particulier. En effet, des circonstances très limitées et exceptionnelles convaincront les examinateurs que la marque de couleur est inhabituelle par rapport aux produits ou services spécifiques demandés. Cela signifie donc que les marques de couleur sont soumises à un critère de distinctivité plus élevé et que leur reconnaissance comme marque nécessite souvent de démontrer un caractère distinctif acquis par l’usage.
Le cas de Veuve Clicquot
Pour Veuve Clicquot, le combat juridique ne s’est pas seulement joué sur la reconnaissance initiale de sa marque de couleur, mais aussi sur la capacité à prouver son caractère distinctif acquis par l’usage à travers l’Union européenne.
Cet arrêt concernant la marque constituée par une nuance de la couleur orange soulève plusieurs points juridiques et doctrinaux significatifs relatifs au droit des marques de l’Union européenne.
a) Les exigences de représentation graphique
La demande d’enregistrement de la marque contestée comportait un échantillon de couleur , ainsi que la description suivante « la protection est revendiquée pour la couleur orange dont la définition scientifique suit : coordonnées trichromatiques/caractéristiques colorimétriques : x 0,520, y 0,428 – facteur de réflexion diffuse 42,3 % – Longueur d’onde dominante 586,5 mm – Pureté d’excitation 0,860 – Pureté colorimétrique : 0,894 », figurant aux mêmes points.
Tout d’abord, la décision est un rappel important concernant la loi applicable. La marque contestée ayant été déposée en 1998, c’est donc l’ancienne version du règlement sur la marque communautaire (règlement (CE) n° 40/94) CTMR qui s’appliquait.
Selon l’art. 4 du CTMR, peuvent constituer des marques communautaires tous signes “susceptibles de représentation graphique”.
Dans l’arrêt Sieckmann, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) (affaire C-273/00) a précisé que cela nécessitait une représentation visuelle du signe qui soit claire, précise, autonome, facilement accessible, intelligible, durable et objective.
En ce qui concerne les marques de couleur abstraites, la CJUE a jugé dans l’affaire Libertel (affaire C-104/01) qu’un échantillon de couleur physique soumis avec la demande de marque n’est pas suffisamment durable dans la mesure où les couleurs peuvent s’estomper avec le temps. L’indication d’un code d’identification des couleurs internationalement reconnu, tel que Pantone ou RAL, permet toutefois une représentation graphique suffisante en soi. Il en va de même pour la combinaison d’un échantillon de couleur physique et de l’indication d’un code d’identification de couleur.
En l’espèce, la partie requérante, Lidl, soutenait que :
- L’échantillon de couleur de la marque contestée ne respectait pas les critères établis par l’arrêt Sieckmann
- Le code de couleur indiqué n’était pas suffisant dans la mesure où il ne peut être compris que par un expert
- L’échantillon et le code de couleur ne correspondaient pas entre eux puisqu’une marque française de Veuve Clicquot ayant la même description montre un échantillon de couleur différent.
La Cour a précisé :
- L’arrêt Libertel traitait uniquement d’un échantillon physique d’une couleur imprimée sur papier, qui peut se détériorer avec le temps. Or dans notre cas, l’échantillon de couleur a été déposé dans un format numérique, qui ne peut se détériorer. Par conséquent, l’échantillon de couleur en lui-même suffisait à satisfaire aux conditions de l’Art. 4 CTMR.
- Il n’est pas exigé que la description de la marque, lorsqu’elle est incluse dans le formulaire de demande de marque, réponde à elle seule aux exigences de l’Art. 4 CTMR, y compris les critères de l’arrêt Sieckmann. La description doit être plutôt considérée conjointement avec la représentation graphique.
- En ce qui concerne la correspondance entre l’échantillon de couleur et la description, le Tribunal arenvoyé à l’affaire Red Bull/EUIPO, (C‐124/18 P), dans laquelle la CJEU a retenu que la description doit servir à clarifier l’objet et la portée de la protection recherchée. « Une description ne saurait entrer en contradiction avec la représentation graphique d’une marque, ni être de nature à susciter des doutes sur l’objet et l’étendue de cette représentation graphique ».
A noter que la réforme droit des marques de l’Union européenne de 2019 a compliqué la situation pour les demandeurs de marques de couleur. Avant la réforme, il aurait été conforme à l’arrêt Libertel de ne déposer qu’un échantillon de couleur numérique ou d’indiquer un code de couleur d’un système de couleur accepté internationalement. Mais la réforme de 2019 a introduit l’Art. 3(3)(f) EUTMIR (RÈGLEMENT D’EXÉCUTION (UE) 2018/626 DE LA COMMISSION du 5 mars 2018 établissant les modalités d’application de certaines dispositions du règlement (UE) 2017/1001du Parlement européen et du Conseil sur la marque de l’Union européenne, et abrogeant le règlement d’exécution (UE) 2017/1431), exigeant à la fois un échantillon de couleur et l’indication d’un code de couleur.
b) Sur le caractère distinctif acquis par l’usage
La chambre de recours de l’Office européen des marques avait estimé qu’il n’existait aucun doute quant au caractère distinctif acquis par l’usage. Sur pourvoi de LIDL, le Tribunal annule cette décision en l’absence de preuves pertinentes en Grèce et au Portugal. Le Tribunal estime que les nombreuses preuves apportées par le défendeur – volumes de vente, parts de marché des vins de Champagne Veuve Clicquot, budget promotionnel, articles promotionnels, correspondances – « ne démontrent pas directement que la marque contestée est devenue de nature à identifier les vins de Champagne concernés comme provenant d’une entreprise déterminée ».
Autrement dit, « en l’absence de preuves directes au sens de la jurisprudence citée au point 100 ci-dessus pour la Grèce et le Portugal, la chambre de recours ne pouvait pas, sur la base des éléments de preuve qu’elle a analysés, parvenir à la conclusion que l’acquisition du caractère distinctif par l’usage avait été démontrée à suffisance de droit en ce qui concerne ces deux pays »(§139).
Cette affaire met en exergue les défis considérables que représentent la preuve du caractère distinctif acquis par l’usage pour les marques au niveau de l’Union européenne. Même une entité avec la notoriété et les ressources de Veuve Clicquot s’est heurtée à l’obstacle d’aligner suffisamment de preuves pour satisfaire aux critères établis par le Tribunal. Ce dernier réitère la nécessité d’une démonstration convaincante que le public pertinent, à travers l’ensemble de l’Union européenne, perçoit la marque spécifique – dans ce cas, une couleur particulière – comme indicateur de l’origine commerciale des produits.
Enfin, la décision rappelle que si une marque enregistrée en raison d’un caractère distinctif acquis est attaquée par une demande de nullité, deux périodes peuvent être pertinentes pour évaluer si le signe a acquis un caractère distinctif : d’une part la date de dépôt et d’autre part le dépôt de la demande de nullité (Art. 51(2) CTMR, Art. 59(2) EUTMR). Si le titulaire de la marque contestée peut démontrer l’acquisition du caractère distinctif à l’une ou l’autre date, la demande en nullité échoue. Il est donc conseillé de déposer des preuves pour les deux dates.
L’affaire Veuve Clicquot sert de rappel poignant aux entreprises sur l’importance de la stratégie de marque et de la collecte de preuves de caractère distinctif acquis par l’usage. Elle souligne également la nécessité pour le système de marque de l’Union européenne de trouver un équilibre entre la protection des marques innovantes et non conventionnelles et la garantie que ces marques servent véritablement comme indicateurs d’origine commerciale dans l’esprit du consommateur d’attention moyenne de l’Union. Pour les titulaires de marques et les praticiens du droit, cette affaire est un rappel stratégique que, dans l’arène juridique, la renommée seule ne suffit pas sans une preuve tangible et convaincante de l’identification par le public.
L’affaire Veuve Clicquot : de la difficile reconnaissance du caractère distinctif acquis par l’usage des marques de couleur
Par Nathalie Dreyfus, Conseil en Propriété Industrielle, expert près la Cour de Cassation -Marques Dreyfus & Associés