Premier fournisseur de services d’IA générative condamné par les juges chinois pour violation de droits d’auteur : l’affaire Ultraman
Premier fournisseur de services d’IA générative condamné par les juges chinois pour violation de droits d’auteur : l’affaire Ultraman (Cour d’Internet de Guangzhou, 8 février 2024, SCLA c./ Tab.)
Par Linhua LU, Docteure au CEIPI et élève-avocate à l’ERAGE, Chargée d’enseignement à l’Université de Strasbourg
La question de la responsabilité de l’IA et de la protection des droits de propriété intellectuelle occupe une place centrale dans le débat juridique international. Dans un jugement rendu le 8 février 2024, les juges de la Cour d’Internet de Guangzhou, en Chine, ont retenu la responsabilité d’un fournisseur de services d’IA générative dans la contrefaçon des célèbres œuvres japonaises Ultraman. Ce fournisseur a été condamné pour avoir négligé le devoir de vigilance imposé à tous les prestataires de services d’IA générative dans le cadre de leurs activités, en ne respectant pas les droits de propriété intellectuelle. Cette condamnation s’inscrit dans le contexte de la nouvelle législation encadrant les services de l’IA générative en Chine (Les « Mesures provisoires pour réguler les services d’IA générative » du 13 juillet 2023 (entrées en vigueur le 15 août 2023).
Le litige oppose la société SCLA, titulaire d’une licence exclusive sur les œuvres Ultraman en Chine continentale, à la société Tab, fournisseur de services d’IA générative. Après avoir constaté que la plateforme d’IA de Tab permettait de générer des images d’Ultraman présentant une forte similitude avec les images originales protégées par les droits d’auteur, SCLA a intenté une action en justice contre Tab le 5 janvier 2024 devant la Cour d’Internet de Guangzhou.
Pour SCLA, l’utilisation non autorisée de ses œuvres protégées par Tab afin de réaliser des profits illicites via les services d’abonnement et de rechargement de la “puissance de calcul” (« computing power ») des utilisateurs constitue une violation de ses droits d’auteur, notamment en matière de reproduction, d’adaptation et de communication sur Internet. Par conséquent, SCLA demande à la Cour d’ordonner des mesures visant à mettre fin à cette violation, notamment en exigeant la suppression de ses œuvres de la base de données d’entraînement de l’IA de Tab et en lui imposant de prendre des mesures raisonnables pour empêcher la génération d’images litigieuses sur sa plateforme. De plus, SCLA réclame des dommages-intérêts d’un montant de 300 000 ¥ (environ 38 150 €) et plus en réparation des préjudices subis. Mais, de son côté, la société Tab refuse de reconnaître sa responsabilité, arguant qu’en ayant eu recours à un opérateur tiers via une interface de programmation pour assurer le service de génération d’images, elle n’a commis aucun acte de contrefaçon et ne peut donc être tenue responsable des accusations portées à son encontre.
Les questions soulevées devant la Cour sont les suivantes : est-ce que la société Tab peut être tenue responsable des violations des droits d’auteur commises par son IA générative, alors qu’elle n’a pas entraîné son IA avec les œuvres litigieuses mais a simplement fait appel à un tiers pour générer des images protégées par les droits d’auteur ? Sur quels fondements peut-on engager la responsabilité d’un fournisseur d’IA générative à l’égard des titulaires de droits de propriété intellectuelle ?
Avant de répondre à ces questions, la Cour examine en détail les faits de l’affaire. Premièrement, elle constate que SCLA détient une licence exclusive sur les œuvres d’Ultraman et qu’elle est autorisée à agir en cas de contrefaçon en Chine continentale en vertu des contrats conclus avec la société japonaise Tsuburaya Productions (il convient de préciser que les œuvres d’Ultraman jouissent d’une grande notoriété en Chine). Deuxièmement, la Cour décrit minutieusement les caractéristiques essentielles des images originales d’Ultraman afin de les comparer aux images générées par l’IA. Sur les dix images générées présentées par la demanderesse, elle relève que les images 1, 2 et 3 présentent une similitude élevée avec les images originales d’Ultraman, constituant ainsi une « similitude substantielle », tandis que les autres images possèdent des caractéristiques nouvelles tout en conservant l’expression originale des images d’Ultraman. Troisièmement, la Cour note que la fonctionnalité de génération d’images est réservée exclusivement aux membres abonnés, qui disposent d’un nombre limité de “computing power” offert par Tab, chaque génération d’image consommant 3 « computing power » rechargeables sur demande par les utilisateurs. Cette fonctionnalité est assurée par un opérateur tiers, comme le démontre le contrat de commande produit par Tab. La Cour observe également que Tab a pris des mesures pour empêcher la génération d’images d’Ultraman, telles que le filtrage des mots-clés, mais que ces mesures se révèlent insuffisantes car les utilisateurs peuvent toujours générer des images d’Ultraman en utilisant d’autres termes apparentés (par exemple “Tiga“). De plus, les conditions générales d’utilisation (CGU) ou le règlement intérieur de la plateforme de Tab ne contiennent aucune disposition informant les utilisateurs du respect des droits d’auteur ou d’autres droits légitimes, de la nature des images générées par l’IA, ni du fait que la fonction de génération d’images est assurée par un tiers. Enfin, la Cour retient que SCLA a engagé divers frais pour défendre ses droits contre Tab, représentant un montant de 1269,69 ¥ (environ 160 €).
Après avoir examiné les faits, la Cour doit maintenant se prononcer sur les questions de droit. Tout d’abord, elle doit déterminer si la société Tab a effectivement porté atteinte aux droits de la société SCLA ; ensuite, elle doit se pencher sur la question de la responsabilité de la société Tab, qui est le point d’intérêt principal dans cette affaire.
Au sujet de la première question, la Cour se réfère aux définitions des droits de reproduction, d’adaptation et de communication sur Internet telles qu’énoncées dans l’article 10, alinéa 1er de la loi chinoise sur les droits d’auteur. En se basant sur les faits examinés précédemment, elle conclut que l’atteinte à ces droits est établie.
Concernant la responsabilité de la société Tab, la Cour se réfère d’abord aux dispositions générales des articles 52 et 53 de la loi sur les droits d’auteur chinoise, qui établissent les types de responsabilité civile encourus par le contrefacteur : la cessation de l’atteinte et la réparation des préjudices. En ce qui concerne la cessation de l’atteinte, la Cour se base sur l’article 22, alinéa 2 des « Mesures provisoires pour réguler les services d’IA générative » (« Mesures ») de 2023, qui définit un fournisseur de services d’IA générative comme toute personne physique ou organisation offrant un tel service (y compris par le biais d’une interface de programmation) utilisant des techniques d’intelligence artificielle. Elle estime que Tab correspond bien à la définition d’un fournisseur de services d’IA générative selon cet article et, donc, qu’elle est responsable des atteintes causées par son IA. Ainsi, conformément aux dispositions de l’article 14, alinéa 1er des « Mesures », Tab est tenue de prendre des mesures pour mettre fin à l’atteinte et empêcher la génération des images litigieuses. Il est à noter que la Cour impose à la société Tab une obligation de résultat : les mesures prises doivent être telles qu’elles empêchent les utilisateurs de générer des images présentant une similitude substantielle avec les images originales lorsqu’ils utilisent des termes associés à Ultraman.
En ce qui concerne la réparation des préjudices, la Cour se réfère toujours au même texte pour établir la responsabilité de la société Tab. En effet, l’article 4 des « Mesures » impose aux fournisseurs de services d’IA générative un devoir de vigilance, les obligeant à respecter les lois, les réglementations administratives, l’éthique et la morale sociales, ainsi que les droits de propriété intellectuelle. La Cour note que la société Tab n’a mis en place aucun système permettant aux titulaires de droits d’auteur de signaler les atteintes à leurs droits, alors que de telles mesures sont requises par l’article 15 des « Mesures ». De plus, les CGU de Tab ne contiennent aucune disposition informant les utilisateurs des risques potentiels de violation des droits d’auteur. La société Tab n’a pas non plus mis en place de système de marquage permettant d’identifier la nature générative des éléments produits par l’IA, alors que de telles mesures sont imposées par les articles 12 et 17 des « Mesures » dans le but d’informer davantage le public et les titulaires de droits. Par conséquent, la Cour conclut que la société Tab a manqué à son devoir de vigilance et a commis une faute, ce qui engage sa responsabilité à l’égard des titulaires de droits.
Concernant le montant des dommages-intérêts alloués, la Cour note l’absence de pièces justificatives démontrant les pertes subies ou les gains illicites. Pour fixer le montant de ces dommages-intérêts, la Cour prend en considération plusieurs éléments : la notoriété des œuvres d’Ultraman sur le marché, les mesures prises par la défenderesse pour que l’atteinte cesse (bien que jugées insuffisantes), l’ampleur limitée des impacts de l’atteinte (la génération d’images étant proposée uniquement aux utilisateurs abonnés) et les frais réels engagés par la demanderesse. En conséquence, la société Tab est condamnée à verser 10 000 ¥ (environ 1270 €) à titre de dommages-intérêts à la société SCLA.
Enfin, pour justifier sa décision, la Cour souligne la nécessité de concilier la protection des droits (d’auteur) et le développement de l’industrie de l’IA. Elle estime que cette industrie n’en est qu’à ses débuts en Chine et qu’il n’est pas opportun d’alourdir la responsabilité des fournisseurs de services d’IA. Cependant, elle souligne que ces fournisseurs doivent respecter un devoir de vigilance raisonnable et réalisable.
La décision marque un précédent mondial en reconnaissant explicitement la responsabilité d’un fournisseur de services d’IA générative pour atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Les juges retiennent à juste titre que le processus de génération des contenus importe peu pour établir la responsabilité du fournisseur dès lors que l’atteinte par l’IA est prouvée. Cette approche large évite qu’un fournisseur détourne sa responsabilité en recourant à un tiers. La responsabilité d’un fournisseur n’est pas automatique et dépend d’une faute prouvée, comme le manquement au devoir de vigilance imposé à tous les fournisseurs d’IA, ce que la Cour a clairement examiné en faisant preuve de pédagogie. Bien que la faute de Tab ait été reconnue, la Cour prend en compte les mesures prises pour faire cesser l’atteinte, atténuant ainsi les dommages. La Cour semble avoir équilibré les intérêts des titulaires de droits et des entreprises d’IA, en évitant d’imposer une responsabilité trop lourde à ces dernières. Cependant, l’obligation de résultat imposée à Tab soulève des questions sur sa faisabilité technique et sur le risque d’alourdir la responsabilité des fournisseurs. Ceci peut être sujet à contestation, même si les juges n’utilisent pas explicitement le terme “obligation de résultat“.
La décision, bien que largement médiatisée, présente un intérêt limité, car les juges n’ont pas abordé directement la question de la suppression des œuvres protégées dans l’entraînement de l’IA, puisque Tab n’a pas entraîné son IA avec lesdites œuvres. Pourtant, cette question est cruciale dans la pratique : un fournisseur de services d’IA peut-il être condamné pour l’utilisation non autorisée d’œuvres protégées dans l’entraînement de son IA ? Cette question soulève des enjeux fondamentaux sur la conciliation entre le développement de l’industrie de l’IA et la protection des droits de propriété intellectuelle. Une décision future clarifiant ces points serait bénéfique tant pour les titulaires de droits que pour les entreprises exploitant des IA génératives.
Premier fournisseur de services d’IA générative condamné par les juges chinois pour violation de droits d’auteur : l’affaire Ultraman (Cour d’Internet de Guangzhou, 8 février 2024, SCLA c./ Tab.)
Par Linhua LU, Docteure au CEIPI et élève-avocate à l’ERAGE, Chargée d’enseignement à l’Université de Strasbourg