Droits voisins,Propriété intellectuelle,Propriété littéraire et artistique

Dernier opus de l’ « affaire Google » devant l’Autorité de la concurrence, au regard de la proposition de loi visant à renforcer l’effectivité des droits voisins de la presse

Par Stéphanie Carre, Maître de conférences au CEIPI, Directrice du Master 2 Droit Européen et International de la Propriété Intellectuelle et chargée de mission de la formation continue au CEIPI

 

Alors qu’une proposition de loi visant à renforcer l’effectivité des droits voisins des éditeurs de publication de presse était déposée en février dernier à l’Assemblée nationale, une nouvelle décision de l’Autorité de la concurrence est intervenue le 15 mars dernier (décision n° 24-D-03) dans le litige opposant certains titulaires de ces droits et la société Google.

Une véritable saga que cette « affaire Google » devant l’Autorité de la concurrence.

Aux origines de l’affaire. Tout débuta par une saisine de cette Autorité administrative indépendante par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine, l’Alliance de la presse d’information générale e.a. et l’Agence France-Presse à l’encontre de la société Google (plus précisément sont en cause dans la dernière décision les sociétés Alphabet Inc., Google LLC, Google Ireland Limited et Google France, ci-après visés sous l’expression « la société Google ») pour abus de position dominante et plus généralement pour non-respect de leurs droits voisins d’éditeurs de publications de presse. Constatant que les pratiques de la société Google à l’occasion de l’entrée en vigueur de la loi étaient susceptibles de constituer un abus de position dominante, et portaient une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse, l’Autorité a ordonné, dans une première décision, rendue le 9 avril 2020, des mesures d’urgence dans le cadre de la procédure de mesures conservatoires (décision n° 20-MC-01). La société Google avait en effet proposé aux éditeurs de presse, au lendemain de la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 consacrant en France ce droit voisin des éditeurs de publication de presse, une cession à titre gratuit à son profit (pour pouvoir utiliser les « contenus journalistiques »), à défaut de laquelle les « contenus » litigieux seraient déréférencés. Une telle annonce avait provoqué une réaction du Ministre de la Culture en fonction, Franck Riester.

Plus précisément, l’Autorité de la Concurrence considère, dans sa décision d’avril 2020, que les pratiques dénoncées par les saisissants (imposer une rémunération nulle pour la reprise et l’affichage de leurs « contenus protégés ») pourraient être regardées comme une exploitation abusive par la société Google de sa position dominante sur le marché des services de recherche généraliste. Selon elle, « le caractère non remplaçable du trafic qu’elle apporte aux éditeurs de presse et la situation économique actuelle des éditeurs rendent toute perte de trafic extrêmement préjudiciable à la pérennité de leurs activités » (§297). Dans ces conditions, elle estime que la suspension des atteintes identifiées nécessite de mettre en place un mécanisme d’injonctions. Ces dernières permettront aux éditeurs de publications de presse (ou aux organismes de gestion collective au sens de l’article L. 218-3 du CPI) d’entrer en négociation avec la société Google, s’ils le souhaitent, en vue de discuter des modalités des reprises et affichages de leurs « contenus » et des rémunérations pouvant y être associées (§298).

Une « décision d’injonctions » confirmée par la Cour d’appel de Paris. Sept injonctions ont ainsi été prononcées à l’encontre de la société Google, qui l’obligent essentiellement à négocier de bonne foi avec les titulaires qui en feraient la demande, la rémunération due pour toute reprise des contenus protégés par le nouveau droit voisin sur ses services, conformément à l’article L. 218-4 du CPI, depuis l’entrée en vigueur de ces dispositions, le 24 octobre 2019, et selon des critères transparents, objectifs et non discriminatoires (injonction 1). Un délai de trois mois est imposé pour cette négociation à compter de sa demande (injonction 4).

Il est par ailleurs enjoint à la société Google de communiquer les informations prévues par l’article L. 218-4 du CPI (injonction n°2) et de maintenir pendant la période de négociation les modalités d’affichage mises en place depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2019-775. Outre une exigence de neutralité de la société Google à l’égard des bénéficiaires de ce droit s’agissant d’une part de l’indexation, du classement, de la présentation des contenus protégés repris sur ses services (injonctions 3 et 5) et, d’autre part des autres relations économiques qui existeraient entre eux (injonction n°6), l’Autorité l’enjoint enfin de lui adresser des rapports sur les négociations engagées (injonction n°7). La Cour d’appel de Paris, saisi d’un appel contre cette première décision l’a confirmée (Paris, Pôle 05 ch. 07, 8 octobre 2020, n° 20/08071 : cette décision est devenue définitive en l’absence de pourvoi en cassation). Si la saga ne fait que débuter, la « décision de mesures conservatoires », comme la qualifiera l’Autorité, manifeste clairement la volonté de l’Autorité de faire respecter la loi qui consacre ces droits voisins si particuliers face à un « géant » de l’Internet.

Décision de non-respect des injonctions. L’Autorité de la concurrence, dans sa décision n° 21-D-17 du 12 juillet 2021, constate que la société Google a méconnu quatre des injonctions prononcées en avril 2020 (injonctions 1, 2, 5, 6). La société Google n’a en effet pas respecté son obligation de négocier de bonne foi avec les titulaires de droit saisissants la rémunération due au titre de la reprise des « contenus protégés », la Cour soulignant notamment que la méthode de valorisation des contenus protégés proposée par la société Google est particulièrement réductrice. Or l’assiette de rémunération, fondée sur les « recettes directes et indirectes » conformément à l’art. L. 218-4 du CPI constitue un enjeu fort pour le législateur qui entendait remédier au phénomène de « captation de la valeur » par les acteurs numériques au détriment des acteurs de la presse ; un enjeu fort donc, à l’évidence, pour les négociations, ce qu’a précisé tant l’Autorité (spéc. §354 à 357), que la cour d’appel de Paris. La seconde injonction méconnue imposait à la société Google à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, de communiquer aux titulaires de droit les informations prévues à l’article L. 218-4 CPI. La communication de ces informations devait garantir l’effet utile de l’Injonction 1. Or elle n’est pas mise en œuvre, qu’il s’agisse des informations sur l’exploitation ou sur les recettes, notamment publicitaires.

L’Autorité de la concurrence considère que deux autres injonctions prononcées (n° 5 et 6) n’ont pas été respectées. Elles tendaient à imposer à la société Google de prendre les mesures nécessaires, d’une part afin que l’issue des négociations n’affectent ni l’indexation, ni le classement, ni la présentation des « contenus protégés » par Google sur ses services et, d’autre part, que ces négociations n’affectent pas les autres relations économiques qui existeraient entre Google et les éditeurs et agences de presse. L’autorité inflige donc, au titre de l’ensemble de ces manquements, une sanction pécuniaire de 500 000 000 euros à la société Google. L’autorité vise cette amende au « palmarès des plus grosses sanctions depuis 2011 » publié sur son site.

Parallèlement à la procédure de mesures conservatoires, dont l’objet est de permettre une intervention en urgence afin de prévenir une atteinte grave et immédiate à l’économie, à un secteur, au consommateur ou à une entreprise, l’Autorité a poursuivi l’instruction au fond du dossier (il sera relevé que l’Autorité de la concurrence allemande a qualifié la position dominante de la société Google) . Dans ce cadre, les services d’instruction ont fait part à Google, dans une évaluation préliminaire, de plusieurs préoccupations de concurrence. Ainsi donc, à la suite de la décision de 2021 et en réponse à ces préoccupations de concurrence, Google a soumis, dès le 9 décembre, à l’examen de l’Autorité des engagements afin de satisfaire aux nombreuses obligations issues des injonctions prononcées à titre conservatoire (modifiés plusieurs fois, la dernière mouture date du 9 mai 2022.

Après avoir rappelé que les préoccupations de concurrence relevées pourraient être considérées comme étant constitutives de pratiques contraires aux articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE, l’Autorité a soumis pour commentaires aux parties et aux tiers concernés, entre le 15 décembre 2021 et le 31 janvier 2022, les engagements proposés. Par une nouvelle décision (Décision n° 22-D-13 du 21 juin 2022 « relative à des pratiques mises en œuvre par Google dans le secteur de la presse »), l’Autorité a accepté les engagements de la société Google – cette décision les rend donc obligatoires – et clôt les procédures au fond ouvertes en novembre 2019 par le SEPM, l’APIG et l’AFP, qui dénonçaient des pratiques mises en œuvre par Google à la suite de l’adoption de la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences et des éditeurs de presse.

Les engagements de la société Google. Quels étaient ces engagements relatifs aux modalités d’application par la société Google de la loi n° 2019-775 établissant un droit voisin au bénéfice des agences et des éditeurs de presse ?
Au cœur de ceux-ci, un mandataire désigné par l’Autorité et, en substance, chargé de surveiller leur bonne exécution et, en cas de désaccord persistant, la mise en place d’une procédure d’arbitrage pour déterminer les conditions tarifaires conformément aux modalités prévues à l’article L. 218-4 CPI.

Plus précisément, la société Google s’engage tout d’abord à négocier de bonne foi, avec les titulaires de droits ou OGC qui en feraient la demande, la rémunération due pour toute reprise de contenus protégés sur ses produits et services, selon des critères transparents, objectifs et non discriminatoires, celle-ci pouvant être nulle. Un second engagement tient à la communication aux titulaires de droit des informations prévues à l’article L. 218-4 du CPI, le mandataire pouvant intervenir lorsque des documents protégés par le secret sont en cause afin de veiller à la confidentialité. Un troisième engagement concerne l’affichage, dont les modalités seront maintenues ou dont l’existence ne pourra être refusée. En quatrième lieu, un délai de trois mois, à compter de l’engagement des négociations, est convenu pour qu’une offre de rémunération soit faite, au de-là pour que le tribunal arbitral intervienne, la procédure d’arbitrage étant spécifiquement encadrée. En cinquième lieu, la société Google s’engage à ce que l’existence et l’issue des négociations n’affectent ni l’indexation, ni le classement, ni la présentation des « contenus protégés » repris. Un sixième engagement consiste pour la société à prendre les mesures nécessaires pour que les négociations n’affectent pas les autres relations économiques qui existeraient entre la Google et les éditeurs de publications de presse. Enfin, la possibilité de présenter une nouvelle demande de négociation et de bénéficier de ces engagements est reconnue à tous les titulaires de droits qui ont déjà autorisé, reçu une offre ou en sont en droit de recevoir une telle offre en vertu d’un accord-cadre conclu avec la société Google.

La société Google a entrepris d’assumer les obligations la contraignant, rendues obligatoires par la décision de 2022, et a même, en octobre 2023, amendé encore ses engagements après avoir reçu un rapport des services d’instruction dans l’affaire n°23/0041 afin de répondre aux préoccupations présentées.

En effet, en dépit du désistement des saisissantes dans l’affaire au fond, l’Autorité s’est saisie d’office de l’examen du respect des engagements le 20 juillet 2023, par décision n° 2023-SO-01.

Dernière décision en date. L’Autorité de la concurrence a donc rendu, le 15 mars dernier, une quatrième décision (Décision n°24-D-03) relative cette fois au respect des engagements figurant dans la décision de juin 2022. Elle y prononce une nouvelle sanction record de 250 millions d’euros, pour ne pas avoir respecté certains des engagements (n° 1, 2, 3, 4 et 6) rendus obligatoires par la « Décision d’Engagements ». Sans développer ici le fait que l’Autorité a examiné une nouvelle forme d’exploitation des « contenus protégés », par un système d’IA (Bard devenu Gemini), notons seulement que la mise en place d’un moyen technique permettant aux titulaires de droits voisins d’exercer leur droit à l’opt-out, c’est-à-dire de s’opposer à la fouille de textes et de données à des fins commerciales conformément à l’art. L. 122-5-3, III) du CPI, en l’absence de preuve d’efficacité, et même du contraire, n’est pas de nature à permettre de se passer d’une autorisation.

Pour l’essentiel, en premier lieu, la société Google constate les manquements caractérisés de la société Google à l’égard des engagements n° 1 et 4 de la « Décision d’Engagements » en ce qu’elle n’a pas négocier de bonne foi, selon des critères transparents, objectifs et non-discriminatoires et ce, dans un délai de trois mois une offre de rémunération pour la reprise de contenus de presse protégés sur ses services. L’Autorité relève notamment que la société Google n’a pas fait preuve de diligence dans la transmission de ses notes méthodologiques. En second lieu, la société Google n’a pas communiqué de manière complète, selon l’Autorité, les informations nécessaires aux éditeurs et agences de presse pour mener à bien une négociation de bonne foi avec elle (engagement n° 2).

Sur ces deux aspects, la proposition de loi déposée en février dernier à l’Assemblée nationale tendant à renforcer l’effectivité des droits voisins des éditeurs de publications de presse fait écho à la dernière décision de l’Autorité.

Écho avec la proposition de loi. La proposition de loi déposée en février dernier à l’Assemblée nationale tendant à renforcer l’effectivité des droits voisins des éditeurs de publications de presse, prévoit en premier lieu de compléter l’art. L. 218-4 CPI. Il est proposé qu’un décret détermine la liste des éléments devant nécessairement faire l’objet d’une transmission de la part des services de communication au public. Celle-ci devra intervenir dans un délai de six mois. L’exposé des motifs précise qu’il s’agit de « faire face à la mauvaise foi des acteurs numériques » et à la rétention d’informations pratiquées. Chacun jugera. Mais l’identification et la collecte des données pertinentes n’est ni évidente, ni simple.

Le principe d’une liste des données issu des engagements de la société Google, est consacré par le texte, qui prévoit que le décret sera adopté après consultation des parties prenantes. La proposition de loi apparaît audacieuse sur cette question cardinale des informations à transmettre aux titulaires de droit. D’autant que le texte soumis au Parlement prévoit, en cas de refus exprès ou tacite (comme la non-transmission des informations dans le délai de 6 mois) ou de transmission partielle, que le service de communication au public en ligne en cause peut être puni d’une amende n’excédant pas 2 % du chiffre d’affaires mondial du service de communication au public concerné.

En second lieu, la proposition de loi envisage l’hypothèse d’absence d’accord portant sur la rémunération des éditeurs et agences de presse pour la reprise de leurs « contenus protégés », dans un délai d’un an à compter de leur demande d’ouverture de négociation. Elle prévoit que ces titulaires peuvent saisir l’Autorité de la concurrence. L’autorité recherche alors une solution de compromis. Mais en cas de désaccord persistant, c’est à elle que la proposition de loi réserve la fixation des modalités de la rémunération.

L’autorité de la concurrence se voit donc conférer le pouvoir de décider la rémunération due au titre des droits voisins, donc de trancher un litige, sur le fondement de textes normatifs. Elle semble ainsi bien répondre à la définition de tribunal au sens de l’article 6 de la Convention Européen des Droits de l’Homme. Se pose alors avec acuité la question de son impartialité. En effet, les décisions rendues dans « l’affaire Google » manifestent à n’en pas douter une volonté de faire respecter les règles de droit, ce qui est parfaitement louable. Mais l’Autorité va loin dans les obligations mises à la charge de la société Google et l’on ne peut s’empêcher de penser que ses décisions présentent une forte dimension politique.

Si l’Autorité de la concurrence devait intervenir en tant qu’autorité en charge du respect des règles du droit de la concurrence et en tant que juge – au sens de l’art. 6 CEDH à tout le moins –, en application de l’art. L 218-4, al. 6 (tel que la proposition de loi le prévoit), il y aurait à l’évidence, au regard d’une jurisprudence de la CEDH bien établie, partialité du fait d’un cumul de fonctions judiciaires/juridictionnelles sur une même question de droit (nota. CEDH 24 mai 1989, Hauschildt c/ Danemark). Et même dans une hypothèse où une entreprise du numérique est en cause, son impartialité pourrait être interrogée au regard de l’activisme de l’Autorité dans la saga « Google ». Le doute serait d’autant plus important si elle devait connaître de l’absence d’accord trouvé entre des titulaires de droit et la société Google.

Les droits voisins consacrés au profit des éditeurs et agences de presse, si spéciaux, ont été pensés comme la réponse adéquate, juste, pour répondre à la crise de la presse, ce qui, en soi, peut être discuté. Il s’agissait de ne plus laisser les « géants » du numérique – les GAFAM – exploiter, même indirectement, les « contenus » de presse impliquant des éditeurs et agences de presse, sans que ces derniers, mais aussi les journalistes, autrices et auteurs, ne soient rémunérés pour ces exploitations. L’Autorité de la concurrence a répondu à ses objectifs politiques, qu’entend garantir la proposition de loi en renforçant l’effectivité des droits, elle est allée très loin pour cela.

Affaire à suivre !

 

Dernier opus de l’ « affaire Google » devant l’Autorité de la concurrence, au regard de la proposition de loi visant à renforcer l’effectivité des droits voisins de la presse

Par Stéphanie Carre, Maître de conférences au CEIPI, Directrice du Master 2 Droit Européen et International de la Propriété Intellectuelle et chargée de mission de la formation continue au CEIPI

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