“Premier pourvoi admis, premières vues” – CJUE, ch. d’adm. des pourvois, 10 déc. 2021, aff. C-382/21 P, EUIPO, The KaiKai Company Jaeger Wichmann Gb commentaire de Natalia KAPYRINA
CJUE, ch. d’adm. des pourvois, 10 déc. 2021, aff. C-382/21 P, EUIPO, The KaiKai Company Jaeger Wichmann GbR
Depuis que le mécanisme de filtrage des pourvois issus des affaires portées devant la chambre de recours de l’EUIPO a été introduit à la Cour de justice en mai 2019, les chroniqueurs du droit européen de la propriété intellectuelle, tout particulièrement du droit des marques de l’UE, sont inconsolables… La construction jurisprudentielle du droit européen de la propriété intellectuelle à partir de rares questions préjudicielles redevient la norme, sans pour autant que l’on puisse diminuer l’importance du Tribunal de l’UE. Aujourd’hui un pourvoi contre une décision du Tribunal n’est admis à la Cour de justice que si le requérant démontre à suffisance de droit qu’il soulève une question importante pour l’unité, la cohérence ou le développement du droit de l’Union (art. 58 bis du statut de la CJUE).
En toute fin de l’année 2021, le feu vert de la chambre d’admission des pourvois (CAP) a été donné pour la toute première fois à un pourvoi en matière de dessins et modèles communautaires, avant même que cette étape préalable n’eut été surmontée en matière de marques de l’UE. L’arrêt attaqué avait en effet surpris (Trib. UE, 14 avril 2021, aff. T-579/19), tant il sortait des sentiers battus des recours fondés sur une erreur d’appréciation du caractère individuel du modèle contesté (articles 4 et 6 du règlement (CE) n° 6/2002). L’affaire KaiKai portait sur l’admissibilité d’une priorité internationale fondée sur une demande de brevet PCT et sur la durée du délai de priorité ainsi consacré, alors que l’article 41 du règlement (CE) n° 6/2002 ne prévoit de priorité, limitée à six mois, que sur le fondement d’un dessin ou modèle ou d’un modèle d’utilité antérieurs.
Au stade de l’examen, l’EUIPO s’était ainsi opposé à l’enregistrement d’une demande multiple fondée sur cette priorité atypique, non prévue par le règlement, ce qui a été confirmé par la troisième chambre de recours de l’EUIPO. Même si l’office admettait la possibilité d’une interprétation large de la « demande PCT » pour y inclure potentiellement le modèle d’utilité, la durée du délai de priorité ne devait pas, selon l’EUIPO, dépasser les six mois inscrits dans le règlement communautaire. Aussi, la chambre de recours a-t-elle considéré que la Convention de Paris ne contenait aucune disposition selon laquelle une demande de brevet donnait naissance à un droit de priorité pour une demande de dessin ou modèle. Le Tribunal de l’UE a annulé la décision de l’EUIPO en mettant en avant que selon son interprétation de la Convention de Paris, la durée du délai de priorité devait être calculée non pas en fonction de la nature de la demande ultérieure, mais en fonction de la nature du droit sur la base duquel la priorité est revendiquée. Partant de là, si la priorité est fondée sur un droit de brevet, dans le silence du règlement communautaire, c’est le délai duodécimal de la Convention de Paris qui devait s’appliquer.
En attendant l’arrêt de la Cour de justice, l’ordonnance de la CAP laisse entrevoir les arguments qui mettent l’arrêt du Tribunal en porte-à-faux vis-à-vis de l’unité, de la cohérence et du développement du droit de l’Union. Tout d’abord, la question centrale du pourvoi, telle que reformulée par la CAP est celle « de savoir si une éventuelle lacune législative dans un acte de droit de l’Union peut être comblée par l’application directe d’une disposition de droit international qui ne remplit pas les conditions requises par la jurisprudence de la Cour afin de produire des effets directs ? » (ord., pt. 29). En effet, dans sa requête l’EUIPO soulève un moyen unique dirigé contre le choix fait par le Tribunal de l’UE de combler ce qu’il considère comme une lacune du droit de l’UE par le recours direct à l’article 4 de la Convention de Paris, de surcroît en mettant en œuvre une interprétation erronée du texte international concernant le caractère décisif de la nature du droit antérieur aux fins d’établir la durée du délai de priorité (ord., pts 23 et 24). En matière de dessins et modèles, la CAP relève tout d’abord l’argument des répercussions de l’interprétation potentiellement erronée de l’article 41 du règlement 6/2002 sur la recevabilité des revendications de priorité et l’appréciation de la nouveauté, en raison d’un allongement disproportionné du délai de grâce (ord., pt 31). Ensuite, la CAP admet que la question de la requérante dépasse le cadre du droit des dessins et modèles, soulevant des interrogations à l’égard d’autres titres de propriété intellectuelle : la requérante signale un risque d’insécurité juridique, mais aussi le potentiel défaut de réciprocité dans les Etats tiers où la protection des dessins et modèles est réalisée par le biais d’un design patent (ord., pt 32). Enfin, la CAP relève la pertinence prima facie de l’argument selon lequel la reconnaissance par le juge de l’Union de l’effet direct de l’article 4 de la Convention de Paris pourrait aller à l’encontre de sa jurisprudence passée et créer un déséquilibre institutionnel, s’imposant au législateur de l’Union ainsi qu’aux Etats membres, le tout en méconnaissance des objectifs de la Convention de Paris et de l’Accord sur les ADPIC (ord., pt 33).
En somme, la CAP considère que la requête de l’EUIPO remplit les conditions posées par le mécanisme de filtrage des pourvois. Compte tenu des questions soulevées, la Cour de justice devra statuer sur des problématiques qui dépassent largement le droit de la propriété intellectuelle puisqu’il en va de l’autonomie du droit de l’Union et de l’équilibre institutionnel au sein de l’UE. D’ailleurs, pour la pratique du droit des dessins et modèles la question soulevée dans ce cas concret n’est pas véritablement essentielle. Les commentateurs qui ne manquaient pas de souligner la complexité du raisonnement du Tribunal, s’accordaient toutefois sur le fait, qu’en pratique l’admission de la priorité d’une demande de dessin ou modèle sur la base d’un brevet n’était pas une bonne idée pour le client, compte tenu de la prise en compte de ce même brevet dans l’appréciation de l’exclusion des formes exclusivement dictées par la fonction technique du produit en vertu de l’article 8 du règlement (CE) n° 6/2002 (v. F. Glaize, Journée d’actualité du CEIPI, Partie 1, 2:10:17, https://www.youtube.com/watch?v=dVpSwx2u_Qg&t=7817s