Affaire Elisa Shupe : une « bombe nucléaire » pour la protection des œuvres générées par IA?
Affaire Elisa Shupe : une « bombe nucléaire » pour la protection des œuvres générées par IA?
Par Elodie Migliore, Doctorante au CEIPI
La question de la protection des œuvres générées par un système d’intelligence artificielle n’en finit pas d’offrir des rebondissements. La dernière affaire en date concerne l’enregistrement d’un roman écrit avec l’aide de ChatGPT par Elisa Shupe. Cette dernière décrit sa tentative d’enregistrement comme une «bombe nucléaire» contre l’office américain du droit d’auteur – the US Copyright Office ci-après dénommé USCO («I fired a nuke at the US Copyright Office this morning », How One Author Pushed the Limits of AI Copyright, Kate Knibbs, WIRED, 17 avril 2024).
Retour sur les faits
Elisa Shupe, une ancienne militaire de l’armée américaine a écrit un livre intitulé « AIMachinations: Tangled Webs and Typed Words », autopublié sous le pseudonyme de Ellen Rae. Il s’agit d’une fiction dont certains évènements s’inspirent de sa vie; comme, notamment, son combat pour une reconnaissance plus inclusive du genre. Puis, elle demande la protection dudit livre par copyright auprès de l’USCO. L’USCO se prononce tout d’abord en défaveur de l’autrice, en rejetant ses demandes et en refusant la protection de l’œuvre.
Elisa Shupe décide alors de faire appel de la décision, évoquant notamment son handicap comme argument en faveur de la protection de son œuvre par copyright. En effet, l’ancienne militaire souffre de plusieurs maladies impactant sa capacité à écrire et utilise ChatGPT en tant que « technologie d’assistance pour communiquer » (traduction libre, « she used ChatGPT as an assistive technology to communicate », How One Author Pushed the Limits of AI Copyright, cité précédemment). Le refus d’enregistrement serait alors une discrimination vis-à-vis de son handicap.
Le 05 avril 2024, l’USCO écrit à Elisa Shupe pour lui communiquer la modification partielle de sa décision. L’USCO considère que l’œuvre dont il est question contient une quantité suffisante de création humaine et déclare Elisa Shupe autrice de « la sélection, la coordination et l’arrangement du texte généré par l’intelligence artificielle ». La protection accordée à l’œuvre l’est à partir du 10 octobre 2023, date de la première demande.
Analyse et évolution de la position de l’USCO vis-à-vis des créations générées par IA
La décision de l’USCO permet de revenir sur l’évolution de la protection par le droit d’auteur des œuvres générées par IA. Les conditions de protection d’une œuvre par le droit d’auteur aux Etats-Unis sont similaires à celles que l’on peut retrouver en droit européen et en droit français. Toutefois, la procédure d’enregistrement pour la protection par copyrightpermet d’avoir quelques affaires dans lesquelles les examinateurs ont dû trancher la question de la protection d’œuvres générées par IA. On remarque par ailleurs une évolution de l’appréciation du caractère original et de l’intervention humaine dans les processus créatifs impliquant des systèmes d’IA qui se poursuit avec l’affaire Elisa Shupe.
L’une des premières affaires abordant ces questions est l’affaire « A recent Entrance to paradise », œuvre créée par Thaler. Il s’agissait ici d’une œuvre décrite comme ayant été « créée de manière autonome par un algorithme informatique fonctionnant sur une machine » (v. à ce propos, Second Request for Reconsideration for Refusal to Register A Recent Entrance to Paradise, Copyright Review Board, USCO, 14 février 2022).
Le refus d’enregistrement est confirmé par la cour fédérale du district de Columbia le 18 août 2023 (US District court for the District of Columbia, 18 août 2023, Stephen Thaler c/ Shira Perlmutter, n° 22-1564 (BAH)), le juge soulignant que « la paternité humaine est une exigence fondamentale » au droit d’auteur et que le droit d’auteur n’a jamais été « « étiré » au point de protéger les œuvres générées par de nouvelles formes de technologie fonctionnant en l’absence de toute main humaine » (traduction libre, voir Stephen Thaler c/ Shira Perlmutter, n° 22-1564, précité, page 4). La décision souligne ainsi que dans ce type de problématique, il faut analyser la contribution humaine par rapport à l’intervention de l’outil utilisé pour déterminer si l’œuvre est une œuvre créée par l’homme, le système d’IA n’étant qu’un outil d’assistance.
La relation entre création humaine et assistance par une machine a ensuite été précisée dans une deuxième affaire dénommée « Théâtre D’opéra Spatial », œuvre créée par Jason Allen (v. à ce propos, Second Request for Reconsideration for Refusal to Register Théâtre D’opéra Spatial, Copyright Review Board, USCO, 05 septembre 2023). Les faits étaient particulièrement intéressants puisque l’œuvre dont il est question a remporté le prix de la plus belle œuvre numérique à la Colorado State Fair mais a fait l’objet d’un refus d’enregistrement.
Or, en l’espèce, l’auteur, Jason Allen, arguait d’un réel travail et effort sur l’œuvre dont il est question puisqu’elle aurait nécessité plus de 80 heures de travail et la saisie de 624 prompts. Un choix avait également été opéré parmi 900 images pour n’en retenir que trois qui furent superposées et imprimées pour constituer la création finale. Jason Allen cherchait ainsi à démontrer le processus créatif et le fait qu’une intervention humaine importante avait été nécessaire pour obtenir le résultat final. Des arguments qui n’ont pas été suffisants puisque l’enregistrement fut refusé, la Commission de réexamen expliquant que le résultat final était malgré tout dépendant de la façon dont le système traitait les prompts du déposant.
Enfin, une dernière affaire importante précise de nouveau comment l’USCO appréhende ces créations et adopte une solution similaire à celle adoptée dans l’affaire Shupe. Il s’agit ici de la bande dessinée « Zarya of the Dawn » par Kris Kashtanova pour laquelle Midjourney a été utilisé pour générer les images (v. à ce propos, Letter from the United States Copyright Office, 21 février 2023). Dans un premier temps, l’USCO avait accordé l’enregistrement de l’œuvre, mais après avoir appris que l’autrice avait utilisé le logiciel Midjourney pour la création des images, il est revenu sur sa décision et a entamé la procédure d’annulation. Cependant, le 21 février 2023, l’enregistrement modifié est accepté. L’USCO reconnaît ici une protection par le copyright pour « le texte de l’œuvre ainsi que de la sélection, de la coordination et de la disposition des éléments écrits et visuels de l’œuvre ». Toutefois, elle écarte la qualité d’autrice et donc de la protection par le copyright pour « les images de l’œuvre qui ont été générées par la technologie Midjourney [qui] ne sont pas le produit d’une création humaine » (v. à ce propos, Letter from the United States Copyright Office, précité). Une décision qui pose les jalons pour les œuvres futures mêlant création humaine et création assistée par des systèmes d’IA.
Ces différentes affaires ont également donné lieu à l’élaboration de lignes directrices par l’USCO, en date du 16 mars 2023 (v. à ce propos, Copyright Registration Guidance: Works Containing Material Generated by Artificial Intelligence, 88 Fed. Reg. 16,190 (Mar. 16, 2023) (to be codified at 37 C.F.R. § 202)). Ces dernières soulignent la nécessité d’un apport humain pour justifier d’une protection par copyright et clarifient également les différents scénarios pouvant impliquer l’utilisation de l’IA dans les processus créatifs. En résumé, l’USCO ne s’oppose pas à ce que les outils technologiques fassent partie du processus créatif, mais analysera dans chaque cas « la mesure dans laquelle l’être humain a exercé un contrôle créatif sur l’expression de l’œuvre et a « effectivement formé » les éléments traditionnels de la titularité » (traduction libre, v. à ce propos Copyright Registration Guidance: Works Containing Material Generated by Artificial Intelligenceprécité, voir également, Intelligence Artificielle et Droits d’Auteur aux US, Ben Quarmby, BLIP !, 15 juin 2023). L’USCO établit même une comparaison avec d’autres outils technologiques tels qu’Adobe Photoshop.
Impact de la décision Shupe
Ainsi, l’affaire Shupe est en réalité assez loin d’être une « bombe nucléaire » dans la saga de la protection des œuvres assistées ou générées par IA, mais constitue plutôt un prolongement de certaines décisions rendues, telles que dans l’affaire Zarya of the Dawn. La lettre communiquée à Elisa Shupe réaffirme que seules les productions qui résultent d’un effort créatif humain sont éligibles à une protection par copyright, mais, de façon étonnante, n’aborde pas la question du handicap qui était pourtant un argument majeur de l’appel. Cette décision souligne une fois encore la difficile appréciation du contrôle humain lors de l’utilisation de système d’IA dans les processus de création.
Elisa Shupe obtient la protection de l’œuvre dans son ensemble, mais non sur les phrases prises isolément. Elle pourrait donc s’opposer théoriquement à la reproduction de l’ensemble du livre.
Affaire Elisa Shupe : une « bombe nucléaire » pour la protection des œuvres générées par IA?
Par Elodie Migliore, Doctorante au CEIPI