Vente d’une copie immatérielle d’un logiciel sous licence : quand le droit de propriété devient lui-même virtuel
Par Stéphane Leriche, associé chez Bird & Bird
(Cour de cassation, chambre commerciale et financière, 6 mars 2024, n°22-22.651, 22-18.818, 22-23.657)
Par trois décisions rendues simultanément en des termes identiques, la Cour de cassation vient d’apporter une contribution essentielle à la qualification de l’opération de distribution d’un logiciel standard. Selon la haute juridiction, « l’article L 122-6-3° du code de la propriété intellectuelle doit être interprété en ce sens que la mise à disposition d’une copie d’un logiciel par téléchargement et la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation y afférente visant à rendre ladite copie utilisable par le client de manière permanente moyennant le paiement d’un prix implique le transfert du droit de propriété de cette copie » (§ 10).
La mise à disposition d’un logiciel dans le cadre d’une distribution dématérialisée s’analyse donc en une opération combinant de manière indivisible une vente emportant transfert de propriété de l’exemplaire immatériel du programme accessible via le lien de téléchargement et une licence d’utilisation régissant l’usage du programme par l’acquéreur de la copie concernée.
Cette qualification suppose néanmoins que deux conditions soient réunies, à savoir que la copie en question soit utilisable par son acquéreur « de manière permanente, moyennant le paiement d’un prix ». En se prononçant de la sorte, la chambre commerciale fait une application littérale de la fameuse jurisprudence UsedSoft de la CJUE (3 juillet 2012, C- 128/11) assimilant la distribution d’une copie immatérielle d’un programme à celle d’une copie sur support physique au regard de la règle d’épuisement des droits prévue à l’article 4.2 de la directive 2009/24/CE sur la protection des programmes d’ordinateur. Pour apprécier si l’utilisateur licencié d’un programme obtenu par téléchargement pouvait invoquer l’épuisement du droit de distribution du titulaire des droits eu égard à l’exemplaire mis à sa disposition, la CJUE avait en effet estimé « qu’il (était) indifférent (…) que la copie du programme d’ordinateur (ait) été mise à la disposition du client par le titulaire du droit concerné au moyen d’un téléchargement à partir du site Internet de ce dernier ou au moyen d’un support matériel tel qu’un CD-ROM ou un DVD » (§ 47).
Cette décision avait essuyé en son temps de nombreuses critiques, portant notamment sur le caractère largement artificiel de la notion d’exemplaire immatériel et de son corollaire le dédoublement de qualification entre vente et licence d’utilisation. S’il est indéniable que le raisonnement posé par la CJUE n’est pas exempt de critique sur le plan de la rigueur juridique, il peut néanmoins s’expliquer par la volonté de préserver une effectivité à la règle de l’épuisement des droits dans un contexte de dématérialisation généralisée de la distribution de logiciels. Refuser de considérer que la mise à disposition d’un logiciel via un lien de téléchargement puisse entraîner un transfert de propriété de l’« exemplaire » concerné aurait de fait sonné le glas de l’applicabilité de l’épuisement des droits à l’industrie du logiciel. L’article 4.2 de la directive de 2009 considère, en effet, que le droit de contrôler la distribution d’un exemplaire d’un logiciel s’éteint « à la première vente d’une copie d’un programme d’ordinateur dans la Communauté ».
S’il peut paraître naturel que la Cour de cassation s’aligne sur la position exprimée par la CJUE, il faut toutefois relever que cette décision intervient dans un cadre différent. Dans le cas présent, il s’agissait en effet de déterminer si une clause de réserve de propriété pouvait être utilement invoquée en vertu de l’article L. 624-16 du Code de commerce pour opérer la revendication d’un logiciel entre les mains du débiteur tombé en liquidation judiciaire. L’une des options aurait pu ainsi consister pour la Cour de cassation à estimer que la solution dégagée par l’arrêt UsedSoft devait rester cantonnée à l’interprétation de la directive de 2009 et plus particulièrement de son article 4.2. Ce n’est pas le chemin emprunté par la haute juridiction laquelle confirme qu’une mise à disposition permanente et à titre onéreux d’une copie immatérielle d’un programme logiciel doit s’analyser, en droit commun, en une vente et implique le transfert de propriété de cette copie. Ce transfert de propriété peut néanmoins être différé ou remis en cause par l’effet d’une clause de rétention de titre jusqu’à complet paiement comme il est d’usage d’en trouver dans les conditions générales de vente.
Les conditions nécessaires à la reconnaissance d’une vente : le paiement d’un prix en contrepartie d’un droit d’usage permanent
L’exigence du caractère onéreux de la transaction semble de prime abord logique. Un transfert de propriété non subordonné au paiement d’un prix constitue une donation. Ce principe a été rappelé en matière de cession de droits de propriété intellectuelle par une décision du Tribunal Judiciaire de Paris du 8 février 2022. Les détracteurs de la solution objecteront que le prix acquitté a pour objet essentiel de rémunérer l’usage du logiciel et constitue ainsi la contrepartie de la licence octroyée, la fourniture de la copie téléchargeable ne constituant qu’une modalité d’exécution de la transaction. Pour recevable qu’elle soit, cette objection ne pouvait être retenue par les juges de cassation dès lors que ces derniers ont entendu entériner la notion de vente d’un exemplaire immatériel dans la lignée de la décision UsedSoft. Il faut néanmoins saluer la décision de ne pas reprendre à leur compte la condition posée par la CJUE d’un prix reflétant « la valeur économique de la copie » qui nous semble dénuée de sens, s’agissant d’un exemplaire immatériel dépourvu de valeur intrinsèque.
S’agissant du caractère permanent du droit d’usage concédé, il faut donc en conclure que le transfert du droit de propriété de la copie découle directement non pas seulement de l’accord sur la chose et le prix (C. civ., article 1583), mais également de la durée du droit d’usage concédé sur le programme reproduit par cette copie. Pour rappel, la vente est un contrat instantané pour lequel la notion de durée n’a pas de sens, son exécution étant consommée dès le transfert de propriété intervenu. La haute juridiction opère ainsi un curieux mélange des genres illustrant le caractère biface de l’opération en question : vente d’une copie de programme, d’un côté et concession de droits d’usage de ce programme, de l’autre. A cet égard, les juges évitent soigneusement de se référer au vocable « licence perpétuelle », compte tenu de l’interdiction frappant les engagements de ce type (article 1210 Code civil), bien que cette expression se rencontre fréquemment en pratique pour privilégier la notion de « droit d’usage permanent ». Le distinguo entre « perpétuel » et « permanent » pouvant se révéler sémantiquement insaisissable, il sera toujours préférable, dans le doute, de prévoir une durée de concession des droits limitées à la durée de protection du programme par le droit d’auteur et ce, afin d’éviter une requalification en contrat perpétuel résiliable à tout moment. Le critère de « permanence » appelle une autre interrogation. Ne suffirait-il pas au titulaire des droits de prévoir une durée de licence de 20, 30 ou 40 ans pour faire revenir la mise à disposition du logiciel dans l’orbite du louage de choses et échapper à la règle d’épuisement des droits ? Les éditeurs pourraient également trouver un intérêt à écarter certaines règles afférentes à la vente telles que la garantie des vices cachés ou l’obligation de délivrance conforme.
Un droit de propriété au rabais
Au-delà du cas d’espèce concerné, cette décision conduit à s’interroger sur la portée du droit de propriété ainsi reconnu au bénéfice de l’acquéreur légitime d’une copie d’un logiciel standard. Loin de conférer des prérogatives absolues à son titulaire, ce droit de propriété apparaît en effet bien poussif, entravé dans tous ses attributs. Du point de vue de l’usus, l’usage de la copie est, en effet, directement régi par la licence d’utilisation du programme accompagnant la cession de l’exemplaire. Le pouvoir exercé sur la chose objet du transfert de propriété est donc directement déterminé par le titulaire des droits de propriété intellectuelle afférents au programme sous réserve des exceptions ménagées par les articles L. 122-6-I du code de la propriété intellectuelle (droit d’effectuer une copie de sauvegarde, de corriger des erreurs, d’étude ou de décompilation à des fins d’interopérabilité). Par analogie, la situation est comparable à celle de l’acquisition d’une voiture dont le vendeur conserverait le droit de définir le nombre maximum de passagers, le kilométrage autorisé ou la consommation d’énergie… Si l’abusus (à savoir le droit d’aliéner) est lui-même directement préservé par la règle d’épuisement des droits qui rend inopposables les clauses d’incessibilité, il faut souligner que l’arrêt UsedSoft a limité la portée de ce droit en interdisant les cessions « partielles » portant sur un certain nombre d’utilisateurs ou de machines. Il n’est donc pas possible pour un acquéreur légitime de procéder à la revente d’éventuelles surcapacités. Enfin, le fructus est quant à lui tout simplement soumis à l’autorisation du titulaire des droits, la règle de l’épuisement ne permettant que la revente et non la mise en location (article L. 122-6-I 3° du Code de la propriété intellectuelle). En outre, ce droit de propriété devient totalement virtuel en cas de résiliation de la licence d’utilisation pour quelque cause que ce soit, dès lors puisque l’usage du programme devient purement et simplement défendu au détenteur de l’exemplaire concerné. L’acquéreur n’est alors plus titulaire que d’un fichier qui lui est interdit de lancer voire contraint de supprimer.
Une portée limitée au regard de l’évolution du marché et de la technologie
Pour intéressante qu’elle soit, la solution dégagée par la Cour de cassation devrait rester d’une portée limitée compte tenu de l’évolution observée sur le marché du logiciel. Celui-ci s’est, en effet, largement recomposé au cours des dix dernières années autour du modèle SaaS (Software as a Service) proposant un accès distant à l’application via une interface web dédiée. Le programme comportant les fonctionnalités souscrites ne fait donc l’objet d’aucune copie locale permanente sur les serveurs ou postes de travail du client mais reste entièrement hébergé chez l’éditeur (ou son fournisseur d’hébergement). En outre, le système de rémunération propre au mode SaaS repose essentiellement sur un schéma d’abonnement, nécessairement limité dans le temps, et non sur une redevance forfaitaire unique. Sans parler de qualification « posthume », il est indéniable que le retentissement d’une telle décision eût été bien supérieur il y a une dizaine d’années. Une nouvelle illustration que le temps judiciaire et le temps technologique ne concordent que très rarement.
Vente d’une copie immatérielle d’un logiciel sous licence : quand le droit de propriété devient lui-même virtuel
Par Stéphane Leriche, associé chez Bird & Bird