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Presque tout le monde aime les orangs-outans

Par Eric Andrieu, avocat chez Péchenard & Associés et par Louise Fouquet, juriste stagiaire chez Péchenard & Associés

Ne disposant pas de sondage Ifop sur ce point, nous prendrons pour acquis que l’orang-outan est un animal qui séduit les petits comme les grands – et sans doute davantage que le gorille malgré la chanson de Brassens.

Il est peu douteux qu’un grand orang-outan en peluche paraisse sympathique au plus grand nombre. C’est en tout cas l’opinion de la société Rigoni qui, commercialisant la pâte à tartiner Nocciolata, a fait diffuser entre 2019 et 2020, un spot publicitaire sur les chaînes de télévision dans lequel est mis en scène un enfant dégustant une tartine de Nocciolata, assis sur une balançoire tendrement accompagné d’un orang-outan.

Une voix off commentait “Nocciolata, c’est sans huile de palme” et “Nocciolata, c’est bio et c’est bon”. Cette publicité a par ailleurs été relayée sur les réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook et Instagram.

 

Cette image paisible n’a cependant pas plu à la société Ferrero qui y a vu suffisamment de dénigrement et de parasitisme pour engager une procédure.

Elle soutenait que la représentation de l’orang-outan et la référence à l’huile de palme visait directement la pâte à tartiner Nutella qu’elle commercialise depuis plus de 50 ans.

Ce produit est en effet au coeur d’une polémique bien de notre époque liée à l’huile de palme entrant dans sa composition.

Il lui est reproché une exploitation intensive des palmiers d’Asie du Sud-Est entraînant une déforestation massive de ce qui constitue l’habitat naturel de nombreuses espèces, parmi lesquelles les orangs-outans, qui semblent ainsi devenus l’emblème de la résistance à ces pratiques qui entraîneraient une hausse de la pollution des sols, des eaux et de l’atmosphère.

C’est dans ce contexte que la société Ferrero estimait que cette publicité, faisant référence à ces polémiques, constituait un acte de dénigrement de son produit, large leader du marché. Elle a dès lors fait assigner la société Rigoni devant le tribunal de commerce de Paris en dénigrement et en parasitisme.

Ayant été déboutée par un jugement du 31 janvier 2022, elle en a interjeté appel.

S’agissant du dénigrement, les arguments de l’appelante étaient les suivants :

  • L’utilisation omniprésente d’un orang-outan dans la publicité de Rigoni n’était objectivement pas justifiée pour promouvoir une pâte à tartiner sans huile de palme, à base de noisettes.
  • L’utilisation de l’orang-outan, comme symbole de la controverse entourant la culture de cette huile, véhiculait un message anti-huile de palme pour promouvoir Nocciolata.
  • En raison de cette référence à la polémique sur l’huile de palme, la pâte à tartiner Nutella était identifiable.
  • Cette publicité constituait une présentation dévalorisante d’une des caractéristiques du produit Nutella – l’huile de palme – constituant ainsi un acte de dénigrement indirect.

S’agissant du parasitisme, l’appelante affirmait que la publicité litigieuse avait pour finalité de détourner sa notoriété et ses investissements pour les dénigrer en mettant en valeur un produit concurrent. Elle s’appuyait sur des arguments tels que l’importance de ses investissements promotionnels, ou encore le rapprochement fait par une partie des consommateurs entre la publicité en cause et le Nutella.

Pour sa part, Rigoni répliquait que la campagne n’identifiait ni implicitement, ni expressément, Ferrero ou Nutella, la seule référence à l’huile de palme ne permettant pas de les identifier. L’intimée contestait de plus le caractère dénigrant de la publicité en arguant au contraire de son message positif, la présence d’une peluche orang-outan permettant de transmettre un message de tendresse et de souligner l’intérêt de Rigoni pour la préservation animale et environnementale.

Les juges de la Cour d’appel de Paris ont, par un arrêt du 8 décembre 2023, confirmé le débouté de Ferrero.

La Cour a procédé à une appréciation in concreto du cas d’espèce en se fondant largement sur un sondage Ifop, initié par Rigoni, portant sur ce qu’avaient compris et retenu de la campagne promotionnelle les personnes ayant visualisé le spot publicitaire.

Ainsi, la Cour a jugé que la publicité de Rigoni ne véhiculait aucune polémique sur l’huile de palme et qu’il n’était pas tendancieux de présenter son produit comme bio et exempt de cette huile. De plus, elle a estimé que le recours à l’image d’un orang-outan, s’il renvoie à un message de protection de l’environnement, ne stigmatise ni ne discrédite les pâtes à tartiner contenant de l’huile de palme.

Cet arrêt apporte des précisions sur la notion de dénigrement indirect.

Constituant une double atteinte à la liberté d’expression et à la loyauté commerciale, le dénigrement est une forme de concurrence déloyale. Il est sanctionné sur le terrain de la responsabilité civile, laquelle suppose d’apporter la preuve d’une faute, d’un dommage et d’un lien de causalité. Si la démonstration d’un dommage et d’un lien de causalité ne présente généralement pas de difficulté majeure, la notion de faute en matière de concurrence déloyale, et particulièrement en dénigrement, soulève davantage d’incertitudes.

Création purement doctrinale et jurisprudentielle, le dénigrement désigne le fait de jeter publiquement le discrédit sur la personne, l’entreprise, les produits ou les services d’un concurrent déterminé. Ainsi, la Cour d’appel de Versailles l’a défini comme « un acte qui consiste à porter atteinte à l’image de marque d’une entreprise, ou d’un produit désigné ou identifiable afin de détourner la clientèle en usant de propos ou d’arguments répréhensibles ayant ou non une base exacte, diffusés ou émis de manière à toucher les clients de l’entreprise visée, concurrent ou non de celle qui en est l’auteur » (CA Versailles, 12e ch., 2e sect., 10 janv. 2017, n° 02/08371).

Le dénigrement implique donc la dépréciation de l’image d’une entreprise concurrente visant à bénéficier d’un avantage économique, en détournant sa clientèle, ou en générant le risque d’un tel détournement. C’est particulièrement l’emploi de propos négatifs, dans une intention malveillante, et dépourvus d’objectivité, qui caractérise un acte de dénigrement. À titre d’illustration, une publicité qui présentait à côté d’une cafetière à piston Bodum surmontée du slogan « Clearly the best way to brew coffee » (Assurément le meilleur moyen de faire du café), un amoncellement de capsules de café percées et déformées renvoyant implicitement aux capsules de la marque Nespresso, accompagné du slogan « Make taste not waste » (Faites du goût pas des déchets) a été jugée illicite. La Cour de cassation a en effet considéré que la publicité mettait « exclusivement en avant une caractéristique négative du produit » du concurrent (Cass. com., 25 sept. 2012, n° 11-21.266).

En résumé, trois éléments doivent être réunis pour qualifier un dénigrement : des propos présentant un caractère péjoratif, ayant été rendus publics et visant une entreprise identifiable.

Par ailleurs, le discrédit peut être direct ou indirect.

Il est direct dès lors que la publicité vise clairement le concurrent pour critiquer ses produits ou services, en faisant état de leur moindre qualité, des dangers liés à leur utilisation ou encore de leur prix élevé. La jurisprudence est foisonnante en la matière. Ainsi, constituent des actes de dénigrement : le fait pour un opérateur d’affirmer que les produits de son concurrent sont commercialisés dans des conditions illicites au regard des textes qui gouvernent les ventes avec prime (CA Colmar, 4 mai 2016, n° 14/03339), le fait de relater « les difficultés de paiement » qu’éprouve une entreprise car un tel propos discrédite « les services rendus (…) par [ladite] entreprise » (Cass. com., 30 sept. 2020, n° 18-25.204), ou encore le fait de qualifier de « (…) sulfureux (…) » le produit d’un opérateur et de diffuser « (…) sur son site internet un appel au boycott (…) » (CA Paris, 20 oct. 2010, n° 09/20176). De même, justifie la qualification de dénigrement le fait d’un opérateur qui allègue au sujet des produits d’un concurrent « (…) l’existence d’actes de contrefaçon dont la réalité n’avait été constatée par aucune décision de justice (…) » (CA Paris, 14 mars 2017, n° 15/20381).

Le dénigrement est indirect lorsqu’il consiste à revendiquer ou à attribuer à ses propres produits, voire à suggérer subtilement, des qualités qui font défaut aux produits ou aux entreprises concurrents. Par exemple, le fait d’affirmer être la seule à posséder une certaine qualité peut constituer un dénigrement indirect ; tel est le cas d’une société qui prétend être « le seul fournisseur de déshydrateurs made in France et conformes à la directive machine 2006/42/CE » (CA Bourges, 4 octobre 2018, n°17/01197). En outre, est constitutif d’un acte de dénigrement indirect le slogan « en pharmacie on achète des cosmétiques sûrs » qui suppose que ceux qui sont achetés en dehors de ces officines ne sont pas sûrs (CA Versailles, 10 mai 1995, n° 4366/92).

Dans notre espèce, la Cour évoque l’absence de stigmatisation pour écarter la qualification du dénigrement. En effet, elle affirme que « si la présence d’un singe en peluche représentant un orang-outan peut renvoyer à un message de protection de l’environnement comme l’a reconnu la société Rigoni dans ses écritures de première instance sans reconnaître le caractère dénigrant de la publicité, celle-ci ne stigmatise nullement les pâtes à tartiner contenant de l’huile de palme, aucun message négatif ou alarmant à cet égard n’étant contenu dans la publicité, la seule présence du singe étant insuffisante à véhiculer un tel propos ».

La difficulté résidait dans l’interprétation du message transmis par la publicité contestée, pour apprécier si elle visait indirectement Ferrero. Autrement dit, il s’agissait de savoir si la présence d’un orang-outan, ainsi que celle d’un slogan mentionnant l’absence de l’huile de palme, renvoyaient, dans l’esprit des consommateurs, à la déforestation et à la disparition de cette espèce causée par la production de l’huile de palme. Dans l’affirmative, les juges devaient, en outre, déterminer si cette publicité présentait une image négative de l’huile de palme, susceptible d’entraver l’achat de produits en contenant, et particulièrement le Nutella.

La caractérisation du dénigrement relève de l’appréciation souveraine des juges du fond qui doivent eux-mêmes interpréter la manière dont les consommateurs perçoivent la publicité qui leur est soumise.

On comprend qu’il serait facile de tomber dans une subjectivité dont s’accorde mal le devoir du juge.

Un moyen de l’éviter est celui proposé par Rigoni qui a décidé de faire réaliser et de produire un sondage comportant deux questions ouvertes posées aux 2.000 personnes interrogées, dont 75% se disant consommateurs de Nutella :

D’abord, « Qu’avez-vous lu, entendu dans cette publicité et quels sont tous les éléments dont vous vous souvenez à propos de cette publicité ? ».

Ensuite, « D’après vous, quel était le message général de cette publicité pour une pâte à tartiner, et qu’est-ce qu’on a voulu dire, vous faire comprendre ? ».

Sans qu’il soit ici nécessaire d’entrer dans les détails des résultats, les juges ont relevé que les personnes interrogées mémorisaient en premier lieu les caractéristiques du produit, qui sont l’aspect bio de la pâte à tartiner Nocciolata, ainsi que l’absence de l’huile de palme. En effet, la Cour souligne que seulement une infime majorité des personnes sondées sont marquées par la présence de l’orang-outan, et que parmi elles, aucune ne fait état d’une critique de l’huile de palme comme du Nutella.

C’est en se basant sur ces résultats précis, que les juges ont constaté dans un premier temps un lien « trop indirect » avec la déforestation et la menace de survie des espèces animales causées par la culture de l’huile de palme. Ces résultats ont de plus permis à la Cour de confirmer « qu’aucune polémique sur l’huile de palme n’est véhiculée », dès lors que l’huile n’est pas présentée de manière « tendancieuse », pour reprendre sa formulation.

Ferrero ou son produit Nutella ne sont pas désignés dans la publicité et n’y sont pas plus identifiables. Il en ressort que la condition première pour caractériser un dénigrement, à savoir celle d’identifier un concurrent, n’est pas remplie.

Dans un second temps, elle considère que le message est « principalement perçu comme positif », le produit étant simplement présenté comme favorable à l’environnement. La Cour en conclut que la publicité n’est ainsi « pas de nature à stigmatiser l’huile de palme, et partant, à jeter le discrédit sur le produit Nutella de la société Ferrero ». En l’absence de la condition supplémentaire tenant au caractère négatif du message, le dénigrement n’est pas caractérisé.

S’agissant du parasitisme, il sera évoqué brièvement, n’étant pas le coeur de la décision de la Cour.

Pour rappel, le parasitisme est un acte de concurrence déloyale par lequel une entreprise se place dans le sillage d’une autre afin de tirer profit de ses efforts, de son savoir-faire et de sa notoriété sans rien dépenser. Pour être identifié en tant que tel, comme le précise la Cour, il aurait fallu démontrer un agissement fautif de Rigoni, commis au préjudice de son concurrent Ferrero, par la captation des investissements consentis pour développer un produit phare.

Or, après avoir rappelé que le sondage concluait que les consommateurs ne faisaient pas de rapprochement entre la publicité de la pâte à tartiner Nocciolata, la polémique sur l’huile de palme et le Nutella, la Cour constate : « il n’est pas établi, qu’en diffusant la publicité en cause qui présente en dehors de toute polémique un produit sans huile de palme, biologique et respectueux de l’environnement fusse-t-il une pâte à tartiner aux noisettes, la société Rigoni a voulu s’inscrire sans bourse délier dans le sillage de la société Ferrero ».

Cette approche centrée sur l’utilisation des sondages dans la publicité paraît par ailleurs originale. En effet, les juges tiennent rarement compte des résultats de sondages fournis par les parties pour apprécier l’existence d’un dénigrement, dont ils craignent parfois la partialité. Ils s’en tiennent souvent à une appréciation subjective qui n’est pas nécessairement satisfaisante au regard de la sécurité juridique. L’affaire Nespresso contre Bodum France illustre ce point : les juges du fond avaient rejeté la caractérisation du dénigrement sans pour autant considérer le sondage présenté par la société Nespresso, révélant que 25% des personnes interrogées avaient spontanément fait un rattachement entre l’univers Nespresso et le visuel de capsules figurant dans la publicité de la société Bodum France (CA Versailles, 19 mai 2011, n° 09/09134). Une décision finalement cassée par la Haute juridiction, qui avait relevé le caractère dénigrant de la publicité litigieuse.

Cet arrêt met en exergue l’importance de l’avis des consommateurs dans l’appréciation du dénigrement indirect d’une publicité. En effet, la perception d’une publicité qui viserait indirectement un concurrent est propre à chacun et, de fait, particulièrement subjective. Il semble ainsi pertinent de se fonder sur des études suffisamment complètes, sérieuses, précises et objectives pour permettre de constater le point de vue d’un nombre significatif de consommateurs, afin de savoir si un lien suffisamment manifeste avec une marque concurrente est établi, qui plus est à connotation négative.

C’est ce qui a été fait ici par la Cour d’appel dans des conditions qui ont sans doute amené Ferrero à continuer de ressentir un certain déplaisir à la vision d’orang-outans dans la communication de son concurrent.

Presque tout le monde aime les orangs-outans Par Eric Andrieu, avocat chez Péchenard & Associés et par Louise Fouquet, juriste stagiaire chez Péchenard & Associés

 

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