BREXIT ET PERTE D’UN DROIT ANTERIEUR DEVANT LE TRIBUNAL – L’AFFAIRE BASMATI (CJUE)
Par Chloé Guillet et Julien Delucenay, Conseils en Propriété Industrielle, cabinet Ardan
CJUE, 20 juin 2024, C-801/21 P, EU :C :2024 :528, EUIPO – Allemagne / Indo European Food (Basmati)
L’arrêt du Tribunal du 6 octobre 2021 (T-342/20) a précédemment été commenté dans l’article « Brexit et procédure d’opposition : l’arrêt Basmati du TUE » – BLIP!.
« Brexit means Brexit »11 nous disait Theresa May dans une tentative lacunaire de définir cet évènement dont les conséquences concrètes restaient encore floues quelques mois après le référendum du 23 juin 2016.
Nous pourrions croire que près de 4 ans après la fin de la période de transition, ses conséquences, notamment en droit des marques, seraient connues et maitrisées par les organes compétents. Cependant, certaines répercussions du Brexit demeurent incertaines, et ce notamment pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle britanniques toujours impliqués dans des procédures d’opposition devant l’EUIPO.
Les faits :
Dans l’affaire dite « BASMATI », une opposition est formée en 2017 par la société britannique Indo European Food à l’encontre d’une demande de marque de l’Union européenne comprenant le terme « Basmati ». L’opposant invoque comme base de son opposition la législation britannique dite du passing-off, lui permettant de revendiquer des droits sur la marque non-enregistrée « Basmati ».
Cette opposition est rejetée successivement par la division d’opposition et la Chambre de Recours au motif que l’une des conditions de l’article 8(4) du RMUE n’était pas remplie. La décision de la Chambre de Recours a été rendue en avril 2020, soit avant la fin de la période de transition à l’issue de laquelle le droit de l’Union cessait de s’appliquer au Royaume-Uni. La marque non-enregistrée servant de base à l’opposition avait donc vocation à produire ses effets au sein de l’Union européenne à ce moment-là.
Cependant, un recours est formé par Indo European Food devant le Tribunal et la période de transition est arrivée à sa fin le 31 décembre 2020, avant qu’une décision ne soit rendue. L’expiration de la période de transition ayant pour conséquence la disparition du droit antérieur servant de base à l’opposition, l’affaire portée devant le Tribunal a-t-elle perdu son objet et l’opposante son intérêt à agir ?
Non, selon le Tribunal, qui considère que la requérante pourrait tirer un bénéfice à ce que la décision de la Chambre de Recours soit annulée et dont l’intérêt à agir persisterait (T-342/20).
Face à cet arrêt contestable, l’EUIPO introduit un pourvoi devant la CJUE.
Objet du pourvoi :
Le pourvoi introduit par l’EUIPO soulève un moyen unique tiré de la violation de l’exigence de la persistance de l’intérêt à agir de la partie requérante.
Cet arrêt de la Cour met ainsi en lumière la question de la persistance de l’intérêt à agir de l’opposante alors-même que le droit antérieur invoqué au soutien de l’action a disparu, notamment en raison du Brexit.
Analyse de la Cour :
A l’instar du Tribunal, la Cour rappelle la condition de persistance de l’intérêt à agir :
« il importe de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, l’objet du litige doit perdurer, de même que l’intérêt à agir, jusqu’au prononcé de la décision juridictionnelle, sous peine de non-lieu à statuer, ce qui suppose que le recours ou, le cas échéant, le pourvoi soit susceptible, par son résultat, de procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté » (§ 58).
S’agissant de l’objet, cette difficulté est vite écartée par la Cour qui considère que dès lors qu’une décision faisant l’objet d’un recours en annulation devant le Tribunal n’a pas été formellement retirée, le litige conserve son objet.
La pierre angulaire de cet arrêt réside dans la persistance de l’intérêt à agir en présence d’un droit antérieur plus en vigueur (en l’espèce, en raison du Brexit). Dans quelle mesure le titulaire d’un droit britannique, peut-il conserver un intérêt à agir, alors-même qu’il ne dispose plus de droit au sein de l’Union européenne ? En effet, même si l’opposition était accueillie favorablement, le déposant de la marque contestée pourrait transformer sa marque au sein des 27 pays de l’Union européenne restants, obtenant ainsi le même résultat juridique que si aucune opposition n’avait été initiée.
Pourtant, la CJUE parvient à identifier dans cette affaire un intérêt à agir pour l’opposant en raison des faits d’espèce.
Le bénéfice que doit procurer le pourvoi doit être apprécié de manière concrète en prenant en compte les conséquences réellement susceptibles de découler du constat d’une éventuelle illégalité ayant entaché la décision contestée et de la nature du préjudice prétendument subi.
Dans le cas d’espèce et selon l’opposant, l’EUIPO aurait commis une violation de l’Article 8(4) EUTMR en considérant que les conditions de cet article n’étaient pas réunies, privant ainsi Indo European Food de bénéficier des droits attachés au droit antérieur qu’il invoque et de la protection qui lui est conférée par le droit britannique. C’est précisément cette violation des textes qu’Indo European Food invoque au soutien de son recours devant le TUE. Ainsi, l’annulation de la décision litigieuse serait susceptible de lui procurer un bénéfice en ce que cette décision serait préjudiciable à ses intérêts économiques.
Le Président des Chambres de Recours ad interim22 s’est quant à lui déjà prononcé sur cette décision et confirme que celle-ci ne devrait pas avoir de conséquence sur les pratiques établies des Chambres. Rappelons-le, en cas de perte d’un droit antérieur au cours de la procédure, et avant qu’une décision ne soit rendue, ladite action doit être considérée comme étant irrecevable quand bien même le droit invoqué était valable lors de l’introduction de l’action.
A retenir :
La perte du droit antérieur dans le cadre d’une opposition, intervenant après que la décision des Chambres de Recours de l’EUIPO ne soit rendue et dont l’annulation est demandée devant le Tribunal, ne signifie pas, selon la CJUE, que l’action perd son objet ni que la requérante perd son intérêt à agir à porter l’affaire devant le Tribunal.
Encore faut-il que la requérante démontre que l’annulation de la décision contestée lui procurerait un bénéfice. Dans le cas d’espèce, on peine à identifier concrètement de quel préjudice à ses intérêts économiques la requérante pourrait réellement souffrir si la décision contestée n’était pas annulée. En effet, que la demande de marque contestée soit considérée comme portant atteinte au droit antérieur – ou non – il n’en demeure pas moins qu’elle pourra in fine être protégée au sein des 27 Etats membres actuels de l’Union européenne.
Un préjudice plus théorique que concret.
1 Theresa May, Lancaster House, 17 Janvier 2017
2 Court of Justice decides on EUIPO’s appeal in the Basmati case, Gordon Humphreys, 20 Juin 2024 (https://www.linkedin.com/pulse/court-justice-decides-euipos-appeal-basmati-case-gordon-humphreys- eamne/)
Par Chloé Guillet et Julien Delucenay, Conseils en Propriété Industrielle, cabinet Ardan