Requête aux fins de saisie-contrefaçon sur le fondement d’une demande de brevet : une curieuse application du principe de proportionnalité
Maître Colin Devinant, avocat chez Jones Day
Par un arrêt du 22 février 2024 (RG n° 23/01453), la cour d’appel de Paris a confirmé une ordonnance du Président du tribunal judiciaire de Paris ayant refusé de faire droit à une requête aux fins de saisie-contrefaçon et de mesures in futurum (145 CPC) qui avait été présentée sur le fondement d’une demande de brevet.
Cette décision, originale à plusieurs égards, mérite d’être commentée.
Premièrement, la décision concerne un appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance de rejet d’une requête aux fins de saisie-contrefaçon.
De tels appels sont particulièrement rares car les requêtes sont assez rarement rejetées ; rappelons que le Protocole EPP prévoit que le magistrat prend « contact avec l’avocat du requérant par téléphone en cas de difficulté et, en toute hypothèse, s’il envisage de rejeter la requête ou de modifier substantiellement le projet d’ordonnance qui lui est soumis », ce qui permet parfois de présenter une requête modifiée ; en cas de rejet de la requête, le requérant peut être dissuadé d’interjeter appel, car même en cas de succès de ce dernier, il peut craindre que le caractère public de l’arrêt à intervenir ruine l’effet de surprise et donc l’efficacité de la mesure (cette réserve est toutefois à tempérer, car (i) l’arrêt peut être rendu en chambre du conseil ou à tout le moins les modalités de publication de l’arrêt peuvent être aménagées, (ii) le requérant peut s’organiser pour exécuter la mesure très rapidement après le prononcé de l’arrêt, et (iii) car la saisie peut être destinée à recueillir des preuves qui ne sont pas ou peu sujettes à un risque de destruction ou d’altération).
La rareté de ces décisions transparait dans le fait que seules quatre d’entre elles rendues en matière de brevets d’invention semblent à ce jour figurer sur la base de données Darts-IP, sur près de 8 000 décisions référencées, à savoir :
- la décision commentée ;
- trois autres décisions de la Cour d’appel de Paris dans lesquelles celle-ci avait d’ailleurs faitdroit aux requêtes, conduisant à la réalisation des saisies (CA Paris, 6 avril 2022 (RG n° 21/11620) ; CA Paris, 11 janvier 2022 (RG n° 21/00625) ; CA Paris, 20 septembre 2016 (RG n° 16/00148)).
Le cas de figure ne semble d’ailleurs pas se présenter plus fréquemment en matière de saisies-contrefaçon sollicitées sur le fondement d’autres droits de propriété intellectuelle.
Deuxièmement, la décision commentée concerne une requête contenant des demandes formées simultanément sur deux fondements juridiques, à savoir :
- une mesure de saisie-contrefaçon, sollicitée sur le fondement de l’article L. 615-5 CPI et destinée à rapporter la preuve de la contrefaçon alléguée ;
- une mesure in futurum, sollicitée sur le fondement de l’article 145 CPC et destinée à rapporter la preuve d’actes de concurrence déloyale et parasitaire, ainsi que de l’étendue du droit à réparation du préjudice subi du fait de ces actes.
De telles requêtes sont elles-aussi rares, car les requérants préfèrent souvent solliciter ces mesures dans plusieurs requêtes distinctes.
Troisièmement – et il s’agit incontestablement du point le plus singulier de cette décision –, l’accès à la saisie-contrefaçon est refusé en application d’un principe de proportionnalité, eu égard à la nature du titre fondant la requête – une demande de brevet.
On sait que, bien que la saisie-contrefaçon est par principe un droit pour le titulaire du brevet, le caractère exceptionnel de cette mesure justifie tant une appréciation fine de l’ampleur des opérations autorisées que, parfois, le rejet de la requête lorsque le requérant n’a pas rapporté, selon la formule consacrée, des « éléments raisonnablement accessibles, établissant par un minimum de pièces la réalité de l’atteinte alléguée, sans toutefois nécessiter d’apporter la preuve ou un commencement de preuve de celle-ci, que la mesure est justement destinée à établir » (TJ Paris, 7 septembre 2021, RG n° 15/06549).
En la matière, le seuil fixé par la jurisprudence est demeuré – malgré des variations dans son libellé formel (voir exemples ci-dessous) – sensiblement constant depuis de nombreuses années, au sens où les magistrats exigent uniquement du titulaire qu’il rapporte la preuve de (i) l’existence de son titre, sa titularité et son maintien en vigueur par le paiement régulier des annuités et (ii) d’un minimum d’éléments rendant vraisemblable qu’une contrefaçon peut être suspectée et qu’il existe un intérêt à en rechercher la preuve.
CA Paris, 11 janvier 2022, RG n° 21/00625 : « le requérant (…) ne doit pas démontrer la contrefaçon, puisque c’est précisément l’objectif poursuivi par la saisie-contrefaçon objet de la requête, mais seulement fournir des éléments raisonnablement accessibles laissant présumer la possibilité d’une contrefaçon du brevet revendiqué. »
TJ Paris, ordonnance de référé-rétractation, 31 août 2022, RG n° 22/08960 : « La saisie-contrefaçon présente un objet probatoire. Ainsi, si la requête présentée aux fins d’être autorisé à procéder à cette mesure doit être motivée, conformément aux dispositions de l’article 494 du code de procédure civile, le requérant n’est pas tenu d’établir la vraisemblance de la contrefaçon qu’il allègue. (…) La société Lavazza a ainsi suffisamment établi l’existence de soupçons portant sur une possible contrefaçon de la revendication 1 de son brevet FR 813. »
TGI Paris, 26 mai 2016, RG n° 16/03162 : « Ainsi de simples affirmations corroborées par aucune pièce ne peuvent suffire. Si les éléments apportés lors de la requête ne permettaient pas de s’assurer de l’existence d’une contrefaçon, ils constituaient des éléments de preuve raisonnablement accessibles pour étayer leurs allégations de contrefaçon et étaient suffisants pour justifier qu’il soit fait droit à leur demande de saisie probatoire ».
TGI Paris, ordonnance de référé-rétractation, 28 mai 2015, RG n° 15/03751 : « Il en résulte que le juge saisi d’une demande de saisie-contrefaçon l’autorise valablement dès lors que celui qui sollicitait la mesure rapporte un commencement de preuve au regard de ce qui lui est raisonnablement accessible, étant rappelé que la saisie est en elle-même une mesure probatoire et qu’elle a pour objet, notamment, de permettre de vérifier l’existence de la contrefaçon soupçonnée ».
Ce faisant, les juges de la troisième chambre ont déjà eu l’occasion de préciser qu’au stade de la requête le juge n’a pas à apprécier la vraisemblance de la validité du brevet, y compris en présence d’une simple demande de brevet :
- « Le juge des requêtes n’a pas, au stade de la saisie-contrefaçon, à apprécier la vraisemblance de la validité du brevet. Même si le fait que la société WORKIT se soit abstenue de produire l’opinion de l’OEB dans le cadre de la procédure de délivrance européenne est déloyal, l’absence de cette pièce est sans incidence sur l’appréciation de la saisie-contrefaçon qui repose en l’espèce sur la demande de brevet publiée » (TGI Paris, 6 avril 2012, ordonnance de référé-rétractation, RG n° 11/17153) ;
- « Il convient de rappeler que le titulaire d’une simple demande de brevet peut former une demande de saisie-contrefaçon sur ce fondement puisque la nature même de la saisie-contrefaçon est de trouver ou conserver des preuves de l’existence d’une contrefaçon. Cependant, il appartient à celui qui réclame une telle mesure d’apporter un commencement de preuve de l’existence d’une éventuelle atteinte à ses droits ou à ses futurs droits. » (TGI Paris, 7 octobre 2014, RG n° 14/12276).
Or, la décision commentée prend l’exact contrepied de cette jurisprudence en retenant que certaines circonstances justifient, selon la Cour, que le juge aille au-delà du contrôle sommaire prescrit par l’article L. 615-5 CPI et se livre au contraire à un véritable contrôle de proportionnalité entre les intérêts légitimes du requérant et ceux de la partie saisie.
Au cas d’espèce, la Cour approuve le juge des requêtes d’avoir estimé que tel est le cas lorsque la saisie-contrefaçon est sollicitée – comme cela est expressément permis par l’article L. 615-5 CPI – sur le fondement d’une demande de brevet :
« S’agissant d’une demande de brevet encore en cours, et afin d’appliquer le principe de proportionnalité entre les intérêts en présence, le juge doit apprécier tant la vraisemblance du droit invoqué, à savoir la demande de brevet non encore délivré, que la vraisemblance d’une atteinte portée à ses droits. »
Pour apprécier la balance des intérêts en présence, la Cour examine alors l’historique d’examen de la demande fondant la requête, et relève que celle-ci est en instance depuis plus de 6 ans et que plusieurs échanges avec l’examinateur ont eu lieu au sujet notamment de deux antériorités identifiées comme pertinentes. La Cour estime que ces éléments ne rendent pas vraisemblable la délivrance future du brevet, et par là-même la contrefaçon, de sorte que c’est à bon droit que la requête aux fins de saisie-contrefaçon a été rejetée.
Ce revirement ne manque pas d’interroger, voir de surprendre.
D’une part, car il semble que le principe de proportionnalité devrait être utilisé plutôt pour déterminer l’ampleur des mesures autorisées et non conditionner leur principe.
C’est d’ailleurs ce que la Cour avait rappelé récemment : « La cour rappelle que le requérant à une mesure de contrefaçon se doit de porter à la connaissance du juge, l’ensemble des éléments de fait et de droit utiles, afin de permettre à celui-ci de porter une appréciation éclairée sur la demande qui lui est soumise et d’ordonner une mesure proportionnée, en tenant compte des intérêts divergents du saisissant et du saisi » (CA Paris, 6 avril 2022, RG n° 21/11620).
Rappelons que le juge peut notamment subordonner la réalisation de la saisie à la consignation d’une garantie (TJ Paris, ordonnance de référé-rétractation, 29 février 2024, RG n° 23/10347) ou qu’il peut restreindre l’accès aux pièces confidentielles en ordonnant, au besoin d’office, leur placement sous séquestre provisoire (Cass. Com., 1 février 2023, pourvoi n° 21-22.225).
D’autre part, car les éléments relatifs à la procédure d’examen du brevet – retenus par la Cour dans le cadre du test de proportionnalité afin de déclarer que l’invention ne serait pas vraisemblablement brevetable – peuvent être discutés.
En effet, l’existence d’échanges avec l’examinateur et d’antériorités pertinentes identifiées dans le rapport de recherche ne saurait être, per se, un indicateur fiable de la probabilité de délivrance ou de rejet de la demande. Rappelons que devant l’OEB, le nombre moyen d’office actions (en excluant les intentions to grant) était en 2022 de 0.9, ce qui montre que les brevets délivrés sans aucune objection de l’examinateur sont (très) rares.
Ces critères – qui semblent relever davantage d’un contrôle approfondi que de celui de la vraisemblance – ont d’ailleurs conduit la Cour à une solution opposée à celle finalement retenue par l’OEB, qui a délivré le brevet fondant la requête.
Or, entre temps, le titulaire a pu manquer l’occasion de faire constater la contrefaçon.
Un tel usage du principe de proportionnalité nous parait donc dangereux, car il n’aboutit pas à un équilibre entre les intérêts de chaque partie, mais plutôt au rejet des droits (et de la requête) du requérant.
Il serait d’autant plus inquiétant qu’il devrait aussi être appliqué aux brevets délivrés, dont il faudrait alors vérifier qu’ils ne font l’objet d’aucune procédure d’opposition ou d’annulation et, le cas échéant, étudier la vraisemblance de bien-fondé des attaques de brevetabilité effectuées dans le cadre de ces procédures.
Accepter de mener cet examen au stade de la requête aux fins de saisie-contrefaçon pourrait d’ailleurs conduire à admettre en France le dépôt de mémoires préventifs dans lesquels une partie craignant de subir une telle mesure exposerait, comme il lui est désormais loisible devant la JUB, les motifs pour lesquels elle estime que tel brevet de son concurrent n’est pas valable ou que la saisie ne devrait pas être autorisée.
La portée d’un tel revirement, si ce dernier devait être confirmé, serait donc importante.
S’il appartient au juge d’examiner le bien-fondé des requêtes aux fins de saisie qui lui sont présentées, la nature probatoire de la saisie-contrefaçon, les garde-fous existants pour protéger les éventuelles informations confidentielles et/ou secrets des affaires de la partie saisie – notamment le dépôt d’une garantie et le régime du séquestre provisoire –, ainsi que la jurisprudence existante en matière de loyauté de la présentation de la requête et de condamnation pour procédure abusive, nous semblent assurer un juste équilibre entre les intérêts respectifs des titulaires de droits et de leurs concurrents légitimes, que seul le législateur – et non le juge – devrait pouvoir modifier.
(Décision commentée : Cour d’appel de Paris, 22 février 2024, RG n° 23/01453 ; arrêt rendu en chambre du conseil et commenté avec l’aimable autorisation des conseils de la société requérante).
Requête aux fins de saisie-contrefaçon sur le fondement d’une demande de brevet : une curieuse application du principe de proportionnalité
Maître Colin Devinant, avocat chez Jones Day