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“Client-mystère et provocation à commettre une infraction” par Jérôme TASSI

A propos des arrêts de la Cour de cassation du 10 novembre 2021

La loyauté est un principe fondamental de droit processuel qui s’applique, en particulier, dans les procédés d’obtention des preuves. Tout moyen de preuve obtenu par un procédé déloyal est irrecevable (Cass. Ass. Plén. 7 janvier 2011, n°09-14316 pour l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’autre partie). En matière de contrefaçon, les textes instituent des prérogatives exorbitantes qui s’analysent parfois comme un véritable « droit à la preuve » (saisie-contrefaçon, droit d’information). Cependant, l’obtention des preuves en propriété intellectuelle n’échappe pas à l’application du principe de loyauté (CA Paris, 23 novembre 2021, RG 21/02336 : « Le principe de loyauté dans le recueil des preuves, qui constitue un élément du procès équitable, doit se concilier avec le droit à la preuve »).

Deux arrêts rendus par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 10 novembre 2021 statuent sur la recevabilité d’une preuve obtenue par un client-mystère au regard du principe de loyauté (pourvois n° 20-14669 et 20-14670). La technique du client-mystère consiste à réaliser une sorte de contrôle caché en envoyant de faux-clients, généralement pour contrôler la qualité d’un service ou d’une prestation ou pour obtenir des preuves d’un comportement répréhensible. La preuve est obtenue à l’insu de la personne qui subit la visite d’un client-mystère. La recevabilité de cette preuve à l’aune de la loyauté est une question récurrente depuis quelques années.

Les arrêts ne concernent pas directement la propriété intellectuelle, mais ce procédé du client-mystère fait écho au constat d’achat, fréquemment utilisé dans les dossiers de contrefaçons.

  1. Les conditions strictes de la preuve obtenue par un client-mystère

Dans les affaires commentées, le ROF, un syndicat professionnel ayant pour mission de moraliser et défendre l’éthique de la profession des opticiens-lunetiers, a organisé des visites de clients-mystères auprès de magasins afin de vérifier l’éventuelle pratique frauduleuse consistant à falsifier les factures en augmentant le prix des verres et en diminuant corrélativement le prix des montures, pour faire prendre en charge par les mutuelles des clients une part plus importante du prix des montures.

Selon la jurisprudence, le fait de recourir à un client fictif n’est pas en tant que tel un procédé déloyal et peut être utilisé par une partie sous certaines conditions (voir en ce sens, CA Paris, 20 septembre 2012, RG 10/00413 : « cette méthode d’investigation qui consiste à envoyer des clients dits « mystère » pour tester les pratiques d’un concurrent n’est pas illégale en soi »). La loi prévoit également quelques cas spécifiques où la technique du client-mystère est autorisée (Code de commerce, art. L. 450-3-2).

Cependant, la Cour de cassation a censuré la pratique du client-mystère lorsqu’un huissier constate le déroulement des opérations en dissimulant sa qualité. A ainsi été rétractée une ordonnance de constat sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile car « les mesures ordonnées reposaient sur l’utilisation d’un stratagème consistant à recourir aux services de tiers, au statut non défini, pour une mise en scène dont l’huissier instrumentaire était chargé de rapporter le déroulement et le résultat, et que ce dernier était autorisé à demeurer dans la clandestinité lors de l’accomplissement de sa mission » (Cass. Civ. 2ème, 26 septembre 2013, n° 12-23387).

Dans les deux arrêts du 10 novembre 2021, la Cour de cassation se prononce sur la recevabilité d’attestations établies par des clients mystères, ainsi que sur les devis et factures obtenus.

La Cour d’appel de Lyon avait écarté les attestations des clients mystères en reprenant à son compte la motivation de l’arrêt de cassation du 26 septembre 2013 en y ajoutant toutefois une précision : « peu important que la visite de clients mystères ait été, ou non, annoncée au préalable par un communiqué publié dans la presse professionnelle ou par courriers adressés aux opticiens lyonnais ».

La Cour d’appel de Paris a également écarté les attestations et documents obtenus en violation du principe de loyauté dans l’administration de la preuve en retenant plusieurs éléments :

  • Il existait une relation d’affaires entre le commanditaire et la société qui rémunère les clientes mystère et aucun élément sur la rémunération des clientes mystères n’a été communiqué. Il en résulte « une certaine professionnalisation de ces deux clientes mystère, de nature à faire douter de leur parfaite neutralité dans l’établissement des témoignages produits »
  • Le contenu des attestations montre que les clientes mystère ont d’emblée abordé la question de la prise en charge des verres et montures par la mutuelle, ce qui « ne permet pas d’écarter la thèse de l’intimée selon laquelle les opticiens ont été incités à la fraude, le remboursement des produits par la mutuelle ne pouvant être perçu par les opticiens que comme un élément déterminant de la vente »

La Cour de cassation rejette les pourvois par un même attendu : « le syndicat a eu recours à un stratagème consistant à faire appel aux services de tiers rémunérés pour une mise en scène de nature à faire douter de la neutralité de leur comportement à l’égard de la société X., la cour d’appel […] a pu déduire que les attestations, ainsi que les devis et factures qui les accompagnaient, avaient été obtenus de manière déloyale et étaient donc irrecevables ».

Compte tenu de ces deux arrêts, la preuve obtenue par un client-mystère sera désormais difficilement recevable. Pour justifier la recevabilité de ce mode de preuve, il faudra au minimum:

  • Expliquer le système de rémunération des clients-mystères (idéalement, les clients-mystères ne devraient pas être rémunérés)
  • Établir leur indépendance (par exemple en établissant qu’il ne s’agit que d’une activité occasionnelle et qu’ils n’ont pas reçu d’instructions spécifiques sur le but de leur visite).
  • Établir qu’ils ont agi comme un client « normal », sans forcer le vendeur à commettre une faute. Dans le cas d’espèce, la preuve aurait pu être recevable si le vendeur avait spontanément abordé la question du remboursement par les mutuelles.
  1. Les conséquences sur l’incitation à la preuve en contrefaçon et en concurrence déloyale

La solution des arrêts du 10 novembre 2021 peut être transposée aux preuves d’actes de contrefaçon ou de concurrence déloyale. Dans ces domaines, la jurisprudence opère une distinction subtile entre une simple incitation à la contrefaçon – licite – et la véritable provocation – illicite – (TGI Paris, 13 mars 2014, RG 13/04856 : « si la constatation matérielle de faits à l’insu d’autrui ne constitue pas en soi un mode de preuve illicite, il en va autrement lorsque les faits commis par autrui ont été provoqués par la partie qui veut en faire état »). Les critères principaux permettant de mettre en œuvre cette distinction sont la préexistence ou non de l’activité arguée de contrefaçon, d’une part, et la marge de manœuvre du contrefacteur présumé, d’autre part.

La distinction entre incitation et provocation à la contrefaçon ne devrait pas être remise en cause, dans son principe, par les arrêts du 10 novembre 2021 sur les clients-mystères. En premier lieu, les critères utilisés en jurisprudence permettent déjà de définir les procédés loyaux et ceux qui ne le sont pas. En second lieu, les conditions d’indépendance et de neutralité de la personne qui procède à un achat font déjà l’objet d’une jurisprudence fournie (par exemple, CA Paris, 28 février 2020, RG 18/03683, pour les constats d’achat réalisés par un stagiaire d’un cabinet d’avocats) et sont généralement respectées par les praticiens.

” Client-mystère et provocation à commettre une infraction” – A propos des arrêts de la Cour de cassation du 10 novembre 2021 par Jérôme Tassi, Avocat, Cabinet AGIL’IT

 

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