Décision ICELAND : coup de froid sur les marques portant sur un nom de pays (EUIPO, BoA, 15 décembre 2022)
par Jérôme Tassi
Dans deux décisions du 15 décembre 2022 (R 1238/2019-G et R 1613/2019-G), la Grande chambre de recours de l’EUIPO a statué sur la validité de marques verbales et semi-figuratives ICELAND portant sur des produits et services variés. Si les décisions sur les marques géographiques sont fréquentes, il est plus rare que ces marques portent sur le nom d’un pays lui-même. L’hypothèse n’est cependant pas inédite et la demande MONACO déposée par les Marques de l’État de Monaco (MEM) en classes 9, 16, 39, 41 et 43 a ainsi été refusée (TUE, 15 janvier 2015, T-197/13, MONACO). Il en a été de même récemment pour la demande ANDORRA en classes 16, 34, 36, 39, 41 et 44 déposée par le Govern d’Andorra (TUE, 23 février 2022, T-806/19).
Ce n’est donc pas tant la nouveauté de la question juridique qui a attiré l’attention sur les décisions ICELAND que le contexte particulier de l’affaire. D’une part, il s’agissait de la première procédurale orale devant la Grande chambre de recours et celle-ci a pu être suivie en visioconférence. Cet évènement dans le monde de la propriété intellectuelle a évidemment mis en lumière ces décisions. D’autre part, le contexte différait de celui des décisions MONACO ou ANDORRA. Dans ces procédures, les demandes avaient été déposées par l’État concerné ou une entité qui lui était attachée. A l’inverse, les marques ICELAND avaient été enregistrées par une société britannique exploitant de longue date une chaîne de supermarchés sous ce nom. Les deux marques en question avaient été déposées en 2002 et 2013 et ont été enregistrées en 2014 par l’EUIPO. Le titulaire de ces marques avait engagé des oppositions contre des entités islandaises faisant allusion à l’Islande (oppositions contre Iceland Gold ou Inspired by Ic). C’est dans ce contexte, qu’en 2016 et 2018, la nullité de ces marques a été sollicitée pour défaut de distinctivité, notamment par le Ministère islandais des Affaires Etrangères en ce qui concerne la marque verbale. Les deux décisions sont similaires, mais les paragraphes cités ci-dessous sont ceux de la décision portant sur la marque verbale (R 1613/2019-G).
1. Rappel des principes d’appréciation sur les marques géographiques
Tout d’abord, il faut rappeler que l’article 7 § 1 du Règlement (UE) 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne prévoit que sont refusées à l’enregistrement « les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications pouvant servir, dans le commerce, à désigner l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l’époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d’autres caractéristiques de ceux-ci »
Il n’est donc pas interdit, par principe, d’enregistrer un nom de pays à titre de marque, même si la Grande chambre s’interroge sur le fait de savoir s’il est dans l’intérêt public d’autoriser la monopolisation des États membres de l’UE et de l’EEE qui sont des lieux géographiques très familiers du public européen (§ 97). Comme l’a rappelé le Tribunal dans la décision ANDORRA précitée, « s’agissant plus particulièrement des signes ou indications pouvant servir pour désigner la provenance géographique des catégories de produits pour lesquelles l’enregistrement de la marque est demandé, en particulier les noms géographiques, il existe un intérêt général à préserver leur disponibilité en raison notamment de leur capacité non seulement à révéler éventuellement la qualité et d’autres propriétés des catégories de produits concernées, mais également à influencer diversement les préférences des consommateurs, par exemple en rattachant les produits à un lieu qui peut susciter des sentiments positifs » (§ 19).
La Grande chambre de recours précise les éléments à prendre en considération pour apprécier la validité d’une marque géographique (§ 104) :
- Il faut évaluer si le nom géographique est connu de la catégorie des milieux intéressés en tant que désignation d’un lieu ;
- Il faut ensuite déterminer si le nom présente actuellement, aux yeux des milieux intéressés, un lien avec la catégorie de produits ou de services concernés, ou qu’il soit raisonnable d’envisager qu’un tel nom puisse, aux yeux de ce public, désigner la provenance géographique de ladite catégorie de produits ou de services ;
- Lors de l’appréciation du caractère descriptif du nom géographique, il convient plus particulièrement de prendre en compte la connaissance plus ou moins grande qu’ont les milieux intéressés du nom géographique en cause, ainsi que les caractéristiques du lieu désigné par celui-ci et de la catégorie de produits ou de services concernés.
2. La connaissance du nom ICELAND par les milieux intéressés
En l’espèce, il est établi sans grande difficulté que le public concerné identifie l’Islande comme le nom d’un pays : « Bien que la population de l’Islande soit petite, le pays est un État souverain, avec sa propre histoire, sa langue, sa littérature (en particulier ses sagas), son gouvernement, son parlement et son système administratif. L’Islande est membre de l’ONU, de l’OTAN, de l’EEE, de l’AELE, du Conseil de l’Europe et de l’OCDE. » (§ 114). La connaissance par le public concerné du nom géographique ICELAND est jugée très élevée (§ 120).
La Grande chambre examine ensuite les caractéristiques attachées à ce nom géographique. Elle relève que « Si l’Islande est indubitablement connue du public pertinent de l’Union pour ses glaciers, ses volcans, ses paysages accidentés et ses sources chaudes, son image positive va au-delà de simples attraits physiques » (§ 131). En particulier, Le nom géographique « ICELAND » projette « des associations positives d’éco-qualité et de durabilité que le pays s’est efforcé de réaliser pendant de nombreuses années et qui sont susceptibles d’ajouter de la valeur aux biens et aux services que ses entreprises nationales commercialisent à l’étranger » (§ 134).
3. L’appréciation du caractère descriptif du nom ICELAND par catégories de produits et services
Au vu de ces considérations, la Grande chambre évalue enfin le lien qui pourrait être fait par les milieux intéressés entre le nom ICELAND et les différentes catégories de produits et services objets des marques contestées :
- Pour les produits alimentaires en classes 29, 30, 31 et 32, il est courant d’indiquer l’origine géographique des produits et, pour de nombreux produits, les législations nationales ou de l’Union Européenne imposent d’indiquer le pays d’origine ou le lieu de provenance de ceux-ci. Par conséquent, « il est plausible, crédible et raisonnable de considérer la marque contestée comme descriptive des produits en cause du point de vue du public pertinent » (§ 160).
- Pour les appareils ménagers en classes 7 et 11, la Grande chambre conclut également au caractère descriptif de la marque puisque, « en ce qui concerne les appareils électriques et électroniques, les consommateurs recherchent souvent des produits fabriqués dans un pays réputé pour son respect de l’environnement, sa durabilité et sa fiabilité avec des services après-vente faciles d’accès » (§ 164). Même si de tels produits ne sont actuellement pas fabriqués en Islande, cela pourrait être le cas dans un futur raisonnable.
- La marque est également jugée descriptive pour les produits de papeterie, le papier et le carton en classe 16 car l’usage du nom géographique ICELAND « projette une image écologique sur ces produits et que les consommateurs les perçoivent comme respectueux de l’environnement, faits de matériaux biodégradables et puissent supposer que leur fabrication a eu un impact négatif minimal sur l’environnement » (§ 172).
- Enfin pour les services de vente au détail de nombreux produits visés en classe 35, la marque est également jugée descriptive puisque le nom ISLANDE est susceptible de désigner leur origine géographique. La Grande chambre relève que « Chaque emplacement géographique (même un petit village et certainement un pays) a des points de vente au détail qui peuvent être désignés par le nom de cet emplacement » (§ 177).
Les marques sont donc annulées pour l’ensemble des produits et services visés. Il ne faudrait cependant pas en déduire que les marques portant sur un nom de pays seraient systématiquement rejetées en Union Européenne. Dans sa conclusion, la Grande chambre note à ce sujet : « même si un nom de pays peut parfois faire office de marque (et il existe d’ailleurs de nombreux exemples de noms de pays différents enregistrés en tant que marques), la question doit être abordée avec prudence » (§ 183). Si les noms des pays de l’UE et de l’EEE bénéficient d’une présomption de connaissance auprès des milieux intéressés et semblent difficilement protégeables à titre de marque, les pays plus lointains paraissent poser moins de difficultés (§ 183 in fine).
Par ailleurs, l’attitude du titulaire des marques qui s’était opposé à des marques déposées par des entités islandaises et intégrant le nom ISLANDE a vraisemblablement joué en sa défaveur. En effet, la Grande chambre indique expressément que « la monopolisation d’un nom de pays ne saurait conduire à la situation inéquitable dans laquelle les opérateurs ayant un lien réel et sérieux avec un certain lieu géographique sont contraints de constamment « regarder par-dessus leur épaule » lorsqu’ils se réfèrent à l’origine géographique réelle de produits et de services » (§ 195). Elle ajoute : « les autorités et institutions d’un pays ainsi que ses entreprises locales peuvent souhaiter utiliser le nom du pays dans le cadre de leurs activités de promotion et l’inclure dans toute marque associée. En effet, la nation islandaise a cherché à construire une image positive du pays à l’intérieur et à l’étranger pour favoriser et consolider des associations positives » (§ 196).
En conclusion, si la solution retenue n’est pas une première, il faut saluer le soin avec lequel la Grande chambre de recours a justifié, pour chaque catégorie de produits et services, en quoi la marque serait perçue comme descriptive de l’origine géographique. Les nombreux attendus de principe contenus dans la décision en font désormais une référence jurisprudentielle pour les marques géographiques. L’avenir dira si les autorités islandaises décident d’engager des actions judiciaires en interdiction du nom géographique ICELAND par la chaîne de supermarchés, mais l’objectif principal de ces actions en nullité est atteint en ce qu’il est désormais permis à tous les acteurs islandais de pouvoir faire référence à leur pays d’origine dans leurs dépôts de marques.
Décision ICELAND : coup de froid sur les marques portant sur un nom de pays (EUIPO, BoA, 15 décembre 2022) par Jérôme Tassi, Avocat au Barreau de Paris, Spécialiste en propriété intellectuelle