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“Droit d’auteur et monnaie fiduciaire” par Nicolas BRONZO

Introduction.

Vingt ans après la mise en circulation de la première série de billets en euros, la BCE a récemment annoncé que le graphisme des supports monétaires serait profondément remanié d’ici 2024, et qu’un concours serait prochainement organisé à cet effet. Cette perspective de changement est l’occasion de s’intéresser à un sujet rarement abordé : le graphisme d’une pièce de monnaie ou d’un billet de banque est-il protégé par le droit d’auteur ? Au premier abord, la question peut sembler surprenante et, disons-le, de peu d’intérêt. En effet, la protection de la monnaie contre « la contrefaçon ou la falsification » repose principalement sur une série d’infractions pénales qui sanctionnent sévèrement le faux-monnayage (Code pénal, Art. L. 442-1 et suivants). Bien que le terme de « contrefaçon » soit employé, ce dispositif répressif n’entretient aucun lien avec la propriété intellectuelle. De cette « contrefaçon » là, celle qui consiste en résumé à fabriquer, transporter ou utiliser de fausses pièces ou de faux billets, il ne sera donc pas question ici.

D’autres formes de reproductions des signes monétaires peuvent néanmoins survenir, par exemple dans la presse, l’art ou encore dans le cadre d’activités commerciales. Il n’est plus question ici de banditisme, mais de reproductions qui, soit en raison de leur ressemblance fortuite avec des signes monétaires, soit en raison du message qu’elles véhiculent, pourraient nuire au bon fonctionnement du système fiduciaire. Une régulation en marge du droit pénal s’avère donc nécessaire, et c’est dans cette perspective que le recours à la propriété intellectuelle a pu être envisagé. Encore faut-il pour cela que les pièces de monnaie et les billets de banque soient protégés par le droit d’auteur, ce qui ne relève pas de l’évidence.

Les pièces de monnaie et billets de banque sont-ils protégés par le droit d’auteur ?

Les pièces de monnaie et les billets de banque, en tant que créations graphiques, peuvent a priori être regardés comme des œuvres de l’esprit. L’originalité de ces créations pourrait éventuellement être discutée (d’autant que les contraintes techniques sont nombreuses), mais, au moins pour les billets, le choix des motifs, de la composition ou des couleurs offre aux auteurs des occasions d’exprimer leur créativité. Qu’on songe, par exemple, à la dernière série de billets libellés en francs créés par le designer Roger Pfund, comme le 50 francs « Saint-Exupéry » ou le 100 francs « Cézanne ».

Le fait que ces créations soient affectées à l’exercice d’une prérogative de puissance publique ne devrait théoriquement pas avoir d’incidence sur leur protection par le droit d’auteur, laquelle est, comme chacun le sait, indifférente au mérite ou à la destination de l’œuvre (CPI, Art. L. 112-1). Pourtant, à l’occasion d’un contentieux ayant opposé la Banque de France à une revue numismatique, les tribunaux français avaient affirmé au tournant des années 2000 que les billets de banque, bien qu’ils puissent être considérés comme des œuvres de l’esprit originales, ne pouvaient pas être protégés par le droit d’auteur, et ce précisément en raison de leur fonction monétaire. Dans un arrêt rendu en 2002, la 1re chambre civile jugeait ainsi que « la cour d’appel a relevé la fonction de mode de paiement légal dévolue aux billets de banque […] leur affectation à l’intérêt général et le caractère de service public des opérations concernées », de sorte qu’elle aurait « fait ressortir l’incompatibilité entre l’exercice de cette activité régalienne et la protection revendiquée par le demandeur » (Cass. Civ. 1ère, 5 févr. 2002, Comm. comm. élec. N°3, mars 2002, comm. 34, note Caron ; D. 2002 p. 1128, note Gridel). Un rapprochement pouvait être fait avec l’absence de protection des textes officiels, traditionnellement admise en France comme une dérogation au principe de l’indifférence de la destination des œuvres (V. A. Lucas, A. Lucas-Schloetter, C. Bernault, Traité de propriété littéraire et artistique, 5e éd., 2017, n° 96-97).

Avec l’adoption de l’euro, cette position est rapidement remise en cause. Dès l’origine en effet, les instances européennes ont clairement affirmé que le droit d’auteur devait protéger les pièces et billets de banque, en complément des législations pénales applicables à la fausse monnaie (V. par exemple, Report on legal protection of bank-notes in the European Union member states, BCE, novembre 1999). Le signe discret de cette volonté d’appropriation figure sur les billets libellés en euros sous la forme de la mention © pour copyright. S’alignant sur les recommandations de la BCE (BCE/1998/7), aux termes desquelles les États membres « veillent à ce que les dessins des billets bénéficient sur le plan juridique de la protection du copyright », le législateur français consacre finalement le principe de la protection par le droit d’auteur à l’article L. 123-1 du Code monétaire et financier (issu de l’Ordonnance n° 2005-429 du 6 mai 2005) qui dispose : « Les billets de banque et les pièces de monnaie bénéficient de la protection instituée au profit des œuvres de l’esprit par les articles L. 122-4 et L. 335-2 du code de la propriété intellectuelle. Les autorités émettrices sont investies des droits de l’auteur. »

En apparence clair et concis, le texte appelle au moins deux observations. La première concerne le caractère apparemment inconditionnel de la protection : les billets de banque et pièces de monnaie « bénéficient de la protection ». Mais quid de leur originalité ? C’est une chose d’affirmer que les signes monétaires peuvent recevoir la protection du droit d’auteur. C’en est une autre de leur accorder cette protection de façon automatique et abstraite. S’agissant des premiers billets en euros, l’originalité du travail accompli en 1996 par Robert Kalina ne fait guère de doute même si, comme le rappelle l’auteur lui-même, les contraintes du cahier des charges — et, il faut le dire, la susceptibilité des États — limitaient considérablement les marges de manœuvre des créateurs. Mais il pourrait exister, au moins en théorie, des signes monétaires dont le graphisme serait dépourvu d’originalité. On voit mal, alors, ce qui justifierait que la loi impose en quelque sorte leur protection par le droit d’auteur.

La seconde observation porte sur la titularité des droits afférents à ces créations. L’article L. 123-1 énonce que les autorités émettrices « sont investies des droits de l’auteur ». S’agit-il d’une cession imposée par la loi, ou les autorités émettrices sont-elles investies ab initio, par dérogation aux principes fondamentaux du droit d’auteur ? Le droit moral est-il concerné par cette règle d’attribution ? Difficile de répondre sur la base du seul texte de droit interne. Sur cette question de la titularité, le droit européen se montre plus complet et, surtout, plus respectueux des règles normalement applicables à la titularité des droits d’auteur et à leur transmission. Il faut ici distinguer le cas des pièces de monnaie, dont seule une face est commune aux États membres, de celui des billets, qui sont strictement identiques pour l’ensemble de la zone euro.

Qui est titulaire des droits ?

S’agissant d’abord des pièces en euro, l’origine de propriété est détaillée dans la Communication de la Commission sur la protection par le droit d’auteur du dessin de la face commune des pièces en euros (2011/C 41/03). On y apprend qu’à la suite d’un concours lancé en 1996, l’artiste lauréat « a cédé à la Commission les droits d’auteur afférents aux dessins gagnants ». La Commission indique ensuite avoir transmis à chacun des États membres ayant adopté l’euro tous les droits qu’elle détient pour le territoire de cet État membre (sans préciser, du reste, l’instrument de cette transmission). Il revient in fine à chaque État membre cessionnaire de veiller au respect du droit d’auteur sur son territoire, la Commission continuant d’assurer cette tâche en cas d’atteinte dans les pays tiers.

S’agissant ensuite des billets libellés en euro, il convient de se référer aux décisions de la BCE concernant notamment la reproduction des billets en euros ainsi qu’aux orientations associées (Décision du 20 mars 2003 [BCE/2003/4], Décision du 19 avril 2013 [BCE/2013/10], dans sa version refondue en décembre 2020). Il en ressort que l’Institut Monétaire européen est le cessionnaire initial des droits d’auteur de Robert Kalina. En tant que successeur de l’IME, la BCE est considérée comme le titulaire actuel de ces droits (BCE/2003/4, cons. [3]). Aucune sous-cession n’a été consentie aux banques centrales nationales, mais ces dernières sont étroitement associées à la mise en œuvre des sanctions en cas de reproduction irrégulière (voir not. l’Orientation BCE/2003/5, Article 2).

Un droit d’auteur pour quoi faire ?

Cessionnaires des droits d’auteur, les institutions européennes s’appuient sur le droit exclusif pour édicter des règles de reproduction des pièces et billets en euros. Sur le fond, et sans entrer dans le détail, on peut observer que le dispositif de la Commission et celui de la BCE présentent, sans surprise, de fortes similitudes.

Les reproductions qui se conforment à une série de critères objectifs sont considérées a priori comme licites. Parmi ces critères figurent notamment le type de support utilisé, le nombre de faces reproduites ou encore la taille de la reproduction. Il est par exemple licite de reproduire une seule face d’un billet en euros à condition que la taille de la reproduction soit inférieure à 75 % ou supérieure à 125 % de la taille originale. Une reproduction des deux faces ne sera licite que si elle est supérieure à 200 % ou inférieure à 50 % de la taille des billets originaux (BCE/2013/10, Art. 2, 3°), points (b) et (c)). Est également licite une reproduction constituée « d’un matériau nettement différent du papier, qui, de par l’aspect et le toucher, ne ressemble pas du tout au matériau utilisé pour les billets » (BCE/2013/10, Art. 2, 3°), point (e)). Pour les pièces de monnaie, sont notamment autorisées les reproductions « planes », c’est-à-dire sans relief (photographies, dessins, films, etc.) (2011/C 41/03, 2.).

Derrière ces critères, l’objectif est clairement de cantonner le domaine de l’autorisation a priori aux reproductions qui « ne risquent pas d’être confondues par le public avec un billet en euros authentique » (BCE/2013/10, art. 2, 3°). Pour les reproductions qui ne répondraient pas aux critères énumérés, le principe demeure l’interdiction, mais les textes prévoient la possibilité de solliciter au cas par cas une demande d’« autorisation expresse » (auprès de la Commission) ou d’ « exemption » (après de la BCE). Il importe cependant de noter que si le droit d’auteur tient lieu de fondement aux prérogatives invoquées par les institutions européennes, il en dessine aussi les limites. Autrement dit, les règles de reproduction édictées ne devraient pas aller au-delà de ce que le droit d’auteur permet d’interdire. On songe notamment aux exceptions de l’article L. 122-5 du CPI, parmi lesquelles figurent l’exception de copie privée ou l’exception de parodie, qui s’imposent aux autorités émettrices à l’instar de n’importe quel autre titulaire de droit.

À bien des égards, cet ensemble règlementaire donne matière à réflexion. D’abord, du point de vue des sources du Droit. On se trouve en effet face à des textes de droit dérivé (communication de la commission, décision de la BCE, etc.) dont l’autorité s’enracine non pas directement dans les traités, mais dans la propriété intellectuelle, ce qui, inévitablement, conduit à opérer un rapprochement avec les licences, et notamment avec les licences de type « libre » ou « ouvertes ».

Ensuite, du point de vue de la propriété intellectuelle, où les interrogations sont nombreuses. On en retiendra deux. La première est théorique. On comprend que le droit d’auteur, parce qu’il est déjà largement harmonisé au sein de l’Union, fournit un puissant levier aux institutions européennes désireuses d’imposer à l’ensemble de la zone euro des règles communes en matière de reproduction des signes monétaires. Mais ne nous y trompons pas ! Si le « respect des droits d’auteur » est invoqué, c’est uniquement pour assurer le bon fonctionnement des instruments monétaires européens, autrement dit dans une perspective purement régalienne. Ainsi, la Commission autorise-t-elle les reproductions à la condition « qu’elles soient fidèles à l’original et ne soient pas utilisées de manière nuisible ou préjudiciable à l’image de l’euro » (2011 /C 41/03). La BCE invoque quant à elle la nécessité de « protéger l’intégrité des billets en euros en tant que moyen de paiement » (BCE/2003/5). Est-ce bien là le rôle du droit d’auteur ? On peut en douter, et même se demander si la propriété intellectuelle n’est pas ici mobilisée dans une direction trop éloignée des finalités qui sont – ou qui devraient être – les siennes.

La deuxième interrogation revêt un caractère plus pratique. En utilisant le droit d’auteur pour réguler les reproductions de signes monétaires, les institutions financières ne s’exposent-elles pas aux mêmes risques que n’importe quel titulaire de droit d’auteur à titre dérivé ? On pourrait, par exemple, questionner la validité ou l’étendue de la cession intervenue entre l’auteur d’une part et la BCE d’autre part. Quels droits ont été cédés ? Pour quelle(s) destination(s), quelle(s) formes d’utilisations ? La réponse à ces questions commande directement l’étendue des pouvoirs dont dispose l’autorité émettrice, qui ne peut se prévaloir à l’égard des tiers de droits qui ne lui auraient pas été valablement cédés par le créateur.

Autre risque à envisager : le droit moral du créateur qui, en raison de son inaliénabilité, n’a pu être cédé aux institutions européennes en même temps que les droits patrimoniaux. L’hypothèse d’un conflit entre les règles de reproduction fixées par la BCE et le droit moral du créateur était envisagée dans la décision de la BCE du 30 aout 2001 (BCE/2001/7) aujourd’hui abrogée, mais elle n’a pas été reprise dans les textes ultérieurs. L’article 2 point 3 était pourtant lourd de conséquences, puisqu’il prévoyait que « l’autorisation générale de reproduire les billets » pouvait « être rapportée en cas de conflit avec les droits moraux inaliénables de l’auteur des dessins figurant sur les billets ». Les reproductions autorisées par l’autorité émettrice au motif qu’elles ne portent pas atteinte aux fonctions monétaires pourraient donc s’avérer illicites en raison d’une atteinte au droit moral de l’auteur. L’intérêt privé porté par le droit d’auteur repasserait ainsi au premier plan, au détriment de l’harmonisation des règles de reproduction voulue par les institutions européennes.

“Droit d’auteur et monnaie fiduciaire” par Nicolas BRONZO, Maître de conférences (en disponibilité) à Aix-Marseille Université.

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