En l’absence de modification de l’œuvre, remasteriser n’est pas créer !
(Référés, tribunal judiciaire de Paris, 16 janvier 2025)
Par Clara Ratiarson et Lucie Vauban
Avocates au Barreau de Paris
Cabinet TWELVE
La remasterisation d’un vidéoclip constitue-t-elle une œuvre nouvelle portant atteinte aux droits du réalisateur du clip original ? C’est la question à laquelle a dû répondre le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris le 16 janvier 2025, sur fond de prescription et d’usages inhérents au monde musical.
I. Les faits et la procédure
En 1975, Bruce Gowers réalisait le vidéoclip de l’incontournable tube des années 70 du groupe Queen Bohemian Rhapsody. Ce vidéoclip a été mis en ligne par la société Queen Productions Ltd sur la plateforme Youtube le 1er août 2008, qui en a publié une version remasterisée en 2019.
Les ayants droit du réalisateur, décédé en 2023, ont par la suite constaté la mise en ligne et l’exploitation de cette version remasterisée, et assigné en référé en juin 2024 la société Queen Productions Ltd, ainsi que les sociétés Google Ireland limited et Google France, exploitant la plateforme, pour notamment demander au juge des référés d’ordonner à la société Queen Productions Ltd de cesser d’exploiter le clip remasterisé, et d’ordonner aux sociétés Google de retirer ce dernier de la plateforme Youtube.
Sur le fondement de l’article 835 alinéa 1er du code de procédure civile, les ayants droit invoquaient, afin d’établir l’existence d’un trouble manifestement illicite, tant une violation du droit moral de l’auteur, ce dernier n’étant pas mentionné au générique de la version remasterisée, qu’une atteinte à ses droits patrimoniaux, estimant que la remasterisation de l’œuvre constituait en réalité la création d’une nouvelle œuvre, pour laquelle il n’aurait pas donné son autorisation.
La société Queen Productions Ltd opposait, quant à elle, une exploitation paisible du vidéoclip remasterisé depuis sa mise en ligne en 2019, dans des conditions au demeurant identiques au vidéoclip d’origine, mis en ligne et exploité par cette dernière depuis 2008. Contestant toute atteinte au droit moral du réalisateur du clip, elle considère, au contraire, que la remasterisation « n’a apporté aucune dénaturation à l’œuvre » et que l’absence de crédit dénoncée par les ayants droit est conforme aux usages du secteur en matière de vidéoclips, le vidéoclip d’origine ne mentionnant pas non plus le réalisateur au sein de son générique.
Cette position est également partagée par les deux sociétés Google, ces dernières opposant aux ayants droit la prescription de leur action et soutenant également que : « la remasterisation n’est pas une œuvre nouvelle mais un changement de format technique qui ne modifie pas l’œuvre mais tend à la restaurer et ne nécessite aucune autorisation de l’auteur ». Ce faisant, aucun trouble manifestement illicite ne saurait être justifié par les ayants droit.
Dans sa décision du 16 janvier 2025, le juge des référés du tribunal judiciaire relève dans un premier temps que la remasterisation s’est limitée à une amélioration technique de l’image et du son, et que les ayants droit n’ont pas démontré de différences entre les deux versions du vidéoclip (original et remasterisé). Ce faisant, le clip remasterisé ne saurait être qualifié d’œuvre nouvelle portant atteinte aux droits de l’auteur.
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Vidéoclip d’origine (1975)
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Vidéoclip remasterisé (2019)
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Dans un second temps, ce dernier souligne que le clip d’origine avait été mis en ligne sur YouTube par Queen Productions Ltd dès le 1er août 2008, sans opposition du réalisateur de son vivant. En effet, depuis plus d’une décennie, l’exploitation du clip s’est déroulée de manière « paisible », accumulant près de deux milliards de vues sur la plateforme, et ce, sans intervention du réalisateur ou de ses ayants droit.
Enfin, la prétendue atteinte au droit moral du réalisateur par l’absence de mention de son nom au sein du générique du clip ne saurait être justifiée au regard des « usages en matière de crédit sur les vidéoclips ».
Ainsi, après avoir également relevé qu’une sérieuse question de prescription se posait (« la violation des droits patrimoniaux d’auteur (…) repose nécessairement sur la remise en cause des accords entre eux, manifestement prescrite en 2024 vu l’ancienneté de l’œuvre et de son exploitation ») l’ordonnance souligne que les demandes se heurtent à l’évidence requise en référé.
II. Entre restauration et création artistique : les enjeux juridiques de la remasterisation
Sans surprise, cette décision intervient en parallèle d’un mouvement généralisé de remasterisation des vidéoclips, facilité par les avancées technologiques récentes en matière d’image (restauration de vidéoclips tournés en basse résolution (SD) vers des formats HD, 4K, voire 8K par un nettoyage de l’image et une amélioration des couleurs) et de son (élimination des artefacts, suppression des bruits de fond et des clics causés par des supports analogiques usés).
Si cette tendance permet de redécouvrir des œuvres anciennes et emblématiques sous des versions modernisées, conservant l’essence et l’authenticité de ces dernières, la technique de la remasterisation soulève des interrogations juridiques particulières, qui doivent être envisagées sous deux prismes distincts : celui du droit d’auteur et celui des droits voisins des producteurs.
Du point de vue du droit d’auteur, le processus de remasterisation suscite des interrogations quant à l’intégrité de l’œuvre et le respect du droit moral de son auteur. L’article L.121-1 du code de la propriété intellectuelle consacre en effet un droit inaliénable au respect de l’œuvre, qui peut être invoqué dès lors qu’une modification non autorisée de celle-ci en altère la substance. Il convient donc de déterminer si une remasterisation, en tant que simple opération technique opérée sur une œuvre audiovisuelle, peut être considérée comme une altération nécessitant l’accord des ayants droit de l’auteur.
Dans le cas du clip de « Bohemian Rhapsody », les ayants droit ont échoué à démontrer une altération évidente donc substantielle de la structure, du montage ou de l’intention artistique du clip original. Dès lors, le juge des référés a, en toute logique, retenu que la version remasterisée ne constituait pas une nouvelle œuvre distincte. Ainsi, la remasterisation ne devrait pas nécessiter l’autorisation préalable de l’auteur.
L’appréhension de cette modification technique pourrait néanmoins être différente sous l’angle des droits voisins, qui bénéficient aux producteurs audiovisuels et phonographiques en reconnaissance de leur investissement financier et technique. L’article L. 213-1 du Code de la propriété intellectuelle confère ainsi aux producteurs un monopole d’exploitation sur leurs enregistrements pendant 50 ans à compter de la première publication licite. Si la remasterisation d’un vidéoclip était assimilée à la création d’une œuvre nouvelle, elle pourrait alors justifier une reconduction du délai de protection des droits voisins, permettant aux producteurs de prolonger leur exclusivité.
C’est d’ailleurs la situation qui a été présentée à la cour d’appel de Paris qui, dans une décision du 25 septembre 2018 (TGI Paris, 8 déc. 2016, n° 15/10378, confirmé par CA Paris, 25 sept. 2018, n° 17/01341, citée par les défenderesses), a confirmé la décision de première instance, qui avait défini le processus de remasterisation comme suit :
« l’opération technique destinée à améliorer la qualité d’enregistrements réalisés grâce à des technologies dépassées ou dégradées, par laquelle un nouveau master de l’enregistrement initial est produit à partir des supports sources disponibles dont les données seront conservées et réexploitées (…) ».
Confirmant la position précédemment adoptée, la cour d’appel a alors considéré que :
« chaque reproduction sur un nouveau support ou sous un nouveau format, sans autre apport que ce changement de format technique, ne peut faire naître de nouveaux droits voisins au profit de l’éditeur ayant procédé à cette reproduction, sauf à permettre d’étendre indéfiniment la protection d’un vidéogramme par un droit voisin puisqu’il suffirait de transférer celui-ci sur un nouveau support ou de le reproduire sous un nouveau format, pour prétendre bénéficier d’un nouveau droit exclusif ».
Ainsi définie, toute opération technique qui ne modifie pas l’essence de l’œuvre initiale ne saurait donner lieu à la création d’une nouvelle œuvre, et donc ici d’un nouveau phonogramme et/ou vidéogramme. Cette position, confirmée par le juge des référés dans sa décision Bohemian Rhapsody, empêche donc les producteurs d’étendre artificiellement leur monopole en invoquant chaque mise à jour technique comme un nouvel acte créatif.
Si cette décision, dont le caractère provisoire invite à la prudence, s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle constante, elle pose en creux la question des limites acceptables de la remasterisation. En effet, si dans le cas présent, les ayants droit ont échoué, avec l’évidence requise en référé, à démontrer les différences existantes entre l’œuvre initiale et l’œuvre remasterisée, la distinction entre restauration d’une œuvre, se limitant à son amélioration technique, et création artistique deviendrait alors plus fine et sujette à contentieux futurs en cas de modifications notables affectant la structure, le mixage ou l’expérience sensorielle globale de l’œuvre initiale.
En l’absence de modification de l’œuvre, remasteriser n’est pas créer !
Par Clara Ratiarson et Lucie Vauban
Avocates au Barreau de Paris
Cabinet TWELVE