Contrefaçon,Droit d'auteur

Juduku contre Toz : quelle protection des jeux de société contre l’imitation ?

Par Manuella Roblet, avocate au barreau de Paris

Huit secondes pour répondre à des questions absurdes ou provocantes et révéler les pensées les plus inavouables des joueurs : le Juduku s’est imposé comme un incontournable des apéros entre jeunes adultes.

Un tel succès ne pouvait qu’attiser les convoitises et susciter des tentatives d’imitation. C’est précisément ce qui s’est passé dans une affaire qui a donné lieu à un récent jugement du tribunal judiciaire de Paris (TJ de Paris, 20 décembre 2024, RG n° 22/08038). 

1. Les faits à l’origine du litige

L’application mobile « Toz » propose un mini-jeu intitulé « 7 secondes », dont le concept est similaire à celui du Juduku : répondre rapidement à des questions humoristiques et parfois provocantes. L’identité visuelle emprunte également à l’univers du Juduku, via des questions rédigées dans une police sobre, en blanc sur fond noir. Le mini-jeu reprend également à l’identique pas moins de 69 cartes issues du Juduku. 

Non satisfait de l’issue amiable proposée par son concurrent (à savoir le retrait des cartes strictement identiques), le créateur du Juduku a saisi le tribunal judiciaire en vue d’obtenir des dommages et intérêts et l’interdiction sous astreinte de toute reproduction de son jeu de société. 

2. Les problématiques juridiques

Pour le créateur du Juduku, demandeur, le mini-jeu « n’est qu’une reprise systématique des caractéristiques originales du Juduku » qui constitue une contrefaçon de ses droits d’auteur. À titre subsidiaire, il considère que la diffusion du mini-jeu crée un risque de confusion et est constitutive de parasitisme. 

2.1. La protection au titre des droits d’auteur

En premier lieu, le tribunal était appelé à se prononcer sur la question suivante : le Juduku bénéficie-t-il d’une protection au titre des droits d’auteur ?

Pour mémoire, une telle protection suppose l’existence d’une œuvre (article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle), laquelle implique un objet original identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité. La loi ne protège pas les idées ou concepts, mais uniquement la forme originale sous laquelle ils s’expriment. 

Alors, le Juduku est-il une œuvre ?

Réponse : en partie ! 

Pour répondre à cette question, les juges ont analysé un à un les différents éléments qui composent le jeu : 

  • L’apparence des cartes : la combinaison entre un texte clair écrit dans une certaine police sur fond noir est banale, et donc insusceptible de protection au titre des droits d’auteur ; 
  • La règle du jeu : elle correspond à un concept et non à une œuvre exprimée dans sa forme, de sorte qu’elle n’est pas non plus susceptible de faire l’objet d’une protection au titre des droits d’auteur ; 
  • Les thèmes abordés (pratiques sexuelles, invitation à des comportements irresponsables ou irrespectueux voire délictueux ou criminels) : ils ne sont pas originaux, pas plus que ne l’est le concept du jeu d’ambiance fondé sur l’humour, provocant, gênant ou à connotation sexuelle puisque de nombreux jeux reposent déjà sur ce concept (notamment les jeux « Limite-Limite » ou « Blanc Manger Coco ») ;
  • La formulation des questions : elle ne porte pas en soi l’empreinte de la personnalité de l’auteur.

Pour autant, si, pris individuellement, ces éléments ne sont pas susceptibles d’une protection particulière, leur combinaison peut quant à elle matérialiser une œuvre originale éligible à la protection par le droit d’auteur. 

En effet, les juges ont considéré que la sélection des questions parmi tous les thèmes adaptés à l’esprit du jeu, combinée à la règle du jeu, « constitue un ensemble de choix créatifs, certes limités individuellement, mais suffisamment significatifs pris ensemble pour que le jeu porte l’empreinte de la personnalité de son ou ses auteurs, et soit donc une création originale protégée par le droit d’auteur ». 

C’est donc une protection partielle au titre des droits d’auteur qui est retenue à l’égard du Juduku. 

2.2. La contrefaçon 

En deuxième lieu, la question suivante était posée au tribunal : la diffusion d’un mini-jeu reposant sur un concept, des thématiques et un univers graphique similaires à ceux du Juduku constitue-t-elle une contrefaçon ? 

Pour rappel, l’auteur de l’œuvre bénéficie d’un droit exclusif d’exploitation, qui inclut le droit de représentation et de reproduction (article L. 122-1 du Code de la propriété intellectuelle). 

Ainsi, toute reproduction d’une œuvre, intégrale ou partielle, réalisée sans l’accord de son auteur est illicite. Cette interdiction s’étend également à l’adaptation et la transformation, qui sont caractérisées lorsqu’une création postérieure reprend des caractéristiques conférant à l’œuvre initiale son originalité, même si d’autres aspects en diffèrent (article L. 122-4 du Code de la propriété intellectuelle).

Alors, le mini-jeu « 7 secondes » est-il une contrefaçon ?

Réponse : oui et non ! 

Pour les juges, la diffusion d’un jeu reposant sur le même concept, des questions du même genre, en partie sur les mêmes thèmes et selon le même univers graphique que le Juduku ne constitue pas une contrefaçon, car elle ne porte pas sur des caractéristiques conférant son originalité au Juduku. 

Toutefois, l’utilisation en grand nombre de questions strictement identiques ou presque à celles du Juduku caractérise une reproduction non autorisée du jeu, en ce qu’elle traduit un même ensemble de choix de situations, thèmes et expressions dans la mise en œuvre concrète du concept. 

Du fait de cette contrefaçon marginale, les juges octroient au créateur du Juduku une indemnisation très limitée, couvrant le seul préjudice moral correspondant au « choc de voir sa création reprise sans scrupule par un tiers ». Au total, seuls 5 000 euros de dommages et intérêts sont octroyés, loin des 600 000 euros demandés… 

2.3. La concurrence déloyale et parasitaire

Enfin, puisque la protection du Juduku au titre des droits d’auteur n’a été reconnue que partiellement, le tribunal était interrogé sur la question subsidiaire suivante : la diffusion du mini-jeu est-elle constitutive d’un acte de concurrence déloyale et parasitaire ? 

L’action en concurrence déloyale est fondée sur la responsabilité civile de l’article 1240 du Code civil. Classiquement, le parasitisme est une forme de concurrence déloyale, bien que ces deux concepts se soient dissociés au fil du temps : si la concurrence déloyale suppose d’identifier un risque de confusion, le parasitisme nécessite quant à lui de caractériser une valeur économique individualisée dont un agent économique tenterait indûment de tirer profit. 

Alors, la diffusion du mini-jeu « 7 secondes » est-elle un acte de concurrence déloyale et parasitaire ?

Réponse : non ! 

Les juges ont analysé ces deux notions de façon simultanée. 

Ainsi, ils concluent à l’absence de risque de confusion, dans la mesure où les similitudes entre les deux jeux portent sur des éléments banals, non susceptibles d’appropriation et qui ne sont pas à même de rattacher le produit à l’entreprise qui en est à l’origine. L’utilisation du slogan « pimentez vos soirées » et le fait que les deux jeux soient référencés ensemble dans les magasins d’applications ne sont pas non plus de nature à caractériser des actes de concurrence déloyale. 

En définitive, les juges considèrent que la création du mini-jeu ne reprend pas le fruit des dépenses de promotion engagées par le créateur du Juduku « dès lors qu’elle ne joue pas sur la confusion avec la notoriété acquise par le jeu d’origine ou son créateur, mais se contente de mettre en œuvre de façon indépendante le même concept et les mêmes thèmes ». 

3. Une protection très limitée des jeux de société contre les imitations 

Ce jugement est un nouveau témoignage de la difficile protection des jeux de société contre les imitations. 

Rares sont aujourd’hui les jeux de société qui reposent sur un concept véritablement original : les uns inspirent les autres, et l’on retrouve facilement les mêmes concepts déclinés selon différentes thématiques, univers ou esthétiques. 

Par exemple, la protection du jeu « Limite-Limite » au titre des droits d’auteur avait déjà été rejetée au motif notamment qu’il constituait une déclinaison du jeu « Blanc Manger Coco » (TJ de Paris, 18 décembre 2020, RG n° 19/04136). 

Dans cette affaire, une protection originale des jeux de société par les droits de propriété intellectuelle semble se dessiner : celle-ci s’applique uniquement au résultat global de la combinaison entre plusieurs éléments tels que la règle du jeu, la sélection des thèmes et la formulation des questions, et non à chacun de ces éléments pris isolément. 

Du reste, la frontière entre simple inspiration légitime et contrefaçon reste souvent délicate à établir. Dans cette affaire, elle est appréciée très strictement : seule la copie pure et simple de certaines questions du jeu constitue une contrefaçon. 

En outre, le rattrapage par la concurrence déloyale et parasitaire n’est pas non plus évident… Et ce plus ou moins pour les mêmes raisons qui justifient l’absence de protection au titre des droits d’auteur : la banalité des éléments qui composent les jeux de société, qui ne constituent par conséquent pas une valeur économique individualisée et ne permettent pas de rattacher le jeu à l’entreprise qui en est à l’origine. 

Juduku contre Toz : quelle protection des jeux de société contre l’imitation ?

Par Manuella Roblet, avocate au barreau de Paris

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