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L’affaire Joan Mitchell / Louis Vuitton – un rappel des grands principes du droit d’auteur par Marc Olivier Deblanc, avocat associé au sein du cabinet Barnett Avocats

Le retentissement de l’affaire qui oppose la société Louis Vuitton Malletier à la Fondation Joan Mitchell est, si l’on peut dire, inversement proportionnel aux interrogations qu’elle soulève chez les spécialistes et praticiens du droit d’auteur, tant il n’est ici question que de l’application stricte des principes fondamentaux en la matière.

Ce cas d’espèce est en effet d’une simplicité désarmante pour quiconque a eu, de près ou de loin, à traiter des litiges dans le domaine de ce que l’on dénomme, par une forme d’abus de langage, le « Droit de l’Art ».

Rappelons d’abord le contexte de ce litige.

 

LE CONTEXTE : DES ENTITÉS JURIDIQUES DISTINCTES

Avant toute chose et pour la bonne compréhension de nos propos, il convient de rappeler que la société Louis Vuitton Malletier fondée en 1854 – si elle en est historiquement la plus ancienne – n’est que l’une des nombreuses entités du Groupe LVMH, le plus grand groupe de luxe français qui a généré un chiffre d’affaires de près de 80 milliards d’euros en 2022.

Le Groupe LVMH a créé, en 2005, la « Fondation d’Entreprise Louis Vuitton » vouée à abriter les œuvres de la collection du groupe. Comme toute fondation d’entreprise, cette structure est juridiquement, organiquement et structurellement indépendante du Groupe LVMH et a fortiori de la société Louis Vuitton Malletier.

Contrairement au groupe LVMH, la Fondation n’a pas de vocation commerciale ou lucrative. C’est ainsi qu’au sein de la Fondation, sur laquelle nous reviendrons, le groupe ne peut pas vendre les produits de ses différentes marques.

Le régime des fondations est défini par l’article 18 de la loi du 23 juillet 1987 comme suit : « Une fondation désigne l’acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif. ». L’objet d’une fondation est la réalisation d’un intérêt général à but non lucratif. Ce faisant, une fondation n’a pas pour but de servir des intérêts privés ou commerciaux, mais vise des intérêts autres, en l’occurrence s’agissant de la Fondation Louis Vuitton,  la diffusion de l’art auprès du grand public.

En 2014, La Fondation d’Entreprise Louis Vuitton s’est dotée d’un vaisseau amiral à l’ouest de Paris connu par métonymie sous le nom de « Fondation Louis Vuitton », lieu d’exposition spectaculaire dont la conception a été confiée à l’un des plus grands architectes vivants : Frank Gehry. Elle y présente des expositions d’art moderne et contemporain qui depuis presque dix ans font toujours évènement.

Des expositions plus prestigieuses les unes que les autres se sont succédées depuis 2014. On citera celles consacrées à des grands artistes contemporains : Jean-Michel Basquiat en 2018, Cindy Sherman en 2020 et Simon Hantai en 2022 ou encore la reconstitution de Collections prestigieuses (celle de Sergueï Chtchoukine en 2016 et la fameuse collection « Morozov » en 2021).

La plus récente de ses expositions mettait en perspective des œuvres de Claude Monet (1840-1926) et celles de Joan Mitchell (1925-1992) dans le cadre d’un dialogue à travers une soixantaine d’œuvres emblématiques des deux artistes. Dialogue passionnant qui interrogeait, à 100 ans d’écart, le travail de Monet, père de l’impressionnisme à l’américaine figure de proue de l’expressionnisme abstrait.

Comme tous les accrochages d’une telle ampleur, l’exposition « Monet-Mitchell » s’appuie sur des partenariats avec des musées, des institutions et des collectionneurs qui prêtent certaines de leurs œuvres pour les besoins de cette rétrospective. L’exposition a ainsi été organisée en collaboration avec le Musée Marmottan, Monet, le Baltimore Museum of Art, le SFMOMA, le tout sous le Commissariat de Suzanne Pagé, Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton.

Il est fort probable que la Fondation Louis Vuitton ait signé un accord cadre avec la Fondation Joan Mitchell.

Ce type d’accord avec les Fondations d’Artistes et les ayants droit couvre en général un large spectre autour d’un projet curatorial d’ampleur (pour réunir des éléments biographiques, documents, archives, photographies, lettres, etc.) permettant d’entamer le travail de commissariat artistique et scientifique qui précède ce type d’exposition et implique le plus souvent le prêt d’œuvres maitresses.

Ce type d’accord couvre évidemment les utilisations de reproduction des œuvres dans le strict cadre de l’exposition pour les besoins du catalogue d’exposition, mais aussi pour la promotion et la communication autour de l’exposition dans l’intérêt commun des deux parties. Le périmètre d’exploitation et d’utilisation de ces éléments est strictement encadré.

Toutefois, dans un tel accord-cadre, il n’est pas prévu la possibilité d’une utilisation secondaire à titre publicitaire par exemple des œuvres de l’artiste et encore moins, cela va sans dire, pour une autre structure juridique distincte, en l’occurrence, la société Louis Vuitton Malletier qui n’a, comme nous l’avons dit, aucun lien juridique avec la Fondation Louis Vuitton et/ou avec l’organisation de l’exposition.

Autrement dit : le droit d’exposer les œuvres de l’artiste n’autorisait pas la Fondation Louis Vuitton et encore moins la société Louis Vuitton Malletier à utiliser ces œuvres pour une campagne publicitaire dans un but purement commercial à des fins de promotion des sacs à main de la marque. 

Une telle autorisation aurait nécessité la signature d’un accord séparé entre, d’une part, la société Louis Vuitton Malletier (et non pas la Fondation Louis Vuitton) et, d’autre part, les titulaires des droits sur les œuvres de l’artiste pour une utilisation publicitaire

 

LA CAMPAGNE PUBLICITAIRE POUR LA MARQUE LOUIS VUITTON MALLETIER

Malgré cela, au début du mois de février (alors que l’exposition n’était pas encore terminée), une campagne mondiale est lancée par la société Louis Vuitton Malletier.

L’on y voit l’actrice Léa Seydoux, égérie de la marque, poser avec un sac à main devant plusieurs tableaux de l’artiste Mitchell : La Grande Vallée XIV (For a Little While) » (1983), l’œuvre « Quatuor II for Betsy Jolas » (1976), l’œuvre Edrita Fried (1981), ainsi qu’un grand triptyque de 1983.

La réaction de la Fondation Joan Mitchell en charge de la gestion des droits de l’artiste n’a pas tardé. Dans un article publié le 21 février 2023 par le New York Times, la Fondation Joan Mitchell a déclaré qu’elle avait mis en demeure la société lui reprochant la « reproduction » et « l’utilisation non autorisée et illégale d’œuvres de l’artiste Joan Mitchell ».

Cette démarche de la Fondation Joan Mitchell ne fait qu’activer des principes essentiels de la propriété intellectuelle :

(i) celui de distinction entre la propriété matérielle de l’œuvre et de la titularité des droits ;

(ii) celui de l’autorisation préalable des titulaires de droits préalablement à tout acte de reproduction ;

(iii) et celui de l’association d’une œuvre à une marque commerciale qui concerne plus précisément le droit moral des ayants droit qui est comme on le sait perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

 

LE PRINCIPE FONDATEUR DE LA DISTINCTION ENTRE LA PROPRIÉTÉ DE L’OBJET MATÉRIEL ET LA TITULARITÉ DES DROITS D’AUTEUR

Il s’agit là d’un principe fondamental gravé dans la Loi du 11 mars 1957 et qui est l’un des piliers du droit d’auteur.

En substance, l’acquisition d’une œuvre (« bien meuble » au sens de la loi, objet corporel, physique et tangible) n’emporte pas cession des droits incorporels attachés à cette œuvre (c’est-à-dire le droit d’auteur).

L’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose en effet :

« La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel. L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition d’aucun des droits prévus par le présent code (…). Ces droits subsistent en la personne de l’auteur ou de ses ayants droit qui, pourtant, ne pourront exiger du propriétaire de l’objet matériel la mise à leur disposition de cet objet pour l’exercice desdits droits.».

En substance, même si cela peut paraître « contre-intuitif » pour le commun des mortels ou des collectionneurs, si untel fait l’acquisition – fusse pour des dizaines de millions d’euros – d’une œuvre de Pablo Picasso, cela ne l’autorise pas pour autant à reproduire sur ses cartes de visite, sur un t-shirt ou même sur son site Internet l’œuvre en question.

Dura Lex, Sed Lex !

Aussi frustrant que ce principe puisse paraître, il relève du bon sens. Les droits d’auteur sont un monopole « incorporel » comme le rappelle le premier article du Code de la propriété intellectuelle, distinct du monopole corporel lié à la détention matérielle de l’œuvre.

Fort heureusement, lorsque vous achetez un album de Tintin vous n’avez pas le droit de le publier à des milliers d’exemplaires et de recueillir les fruits de l’œuvre d’Hergé qui seul peut en recueillir les bénéfices.

Les droits d’auteur et leur rémunération reviennent logiquement à l’artiste et à ses ayants droit.

Le droit d’auteur et ses attributs d’ordre patrimonial et moral sont dissociés du support physique de l’œuvre dont le régime juridique relève du droit de propriété classique du droit civil.

La doctrine est constante en la matière : « L’œuvre incorporelle se détache de son support corporel, pas sa vocation à être communiquée au public par sa reproduction ou sa représentation » (V.L. Benabou, Pourquoi une œuvre de l’esprit est immatérielle, Lamy, Droit de l’Immatériel, Janv. 2005, p.57).

La jurisprudence est également unanime.

Ainsi, à propos d’une campagne publicitaire qui utilisait des chaises conçues par Le Corbusier, il a été jugé que « L’utilisation d’un meuble faite publiquement à des fins commerciales, excède les droits privés du simple acquéreur matériel de l’objet » (TGI Nanterre, 17 juin 1992, RIDA Oct. 1992 page 180).

Cela emporte des conséquences dans tous les domaines de la création : ainsi, le propriétaire matériel des négatifs d’un film n’est pas autorisé à l’exploiter ou le diffuser (Civ., 1ère, 11 oct. 1983, n°82-11.458). Ce qui illustre bien le « décrochage » entre le droit de propriété corporel sur le bien meuble constitué par les négatifs – ou dans notre cas le tableau – et le droit de propriété incorporelle, immatérielle lié à ces mêmes œuvres.

Dès lors, la Fondation Louis Vuitton, qu’elle fût propriétaire ou détentrice temporaire des œuvres litigieuses pendant l’exposition (par le jeu de contrats de prêt d’œuvres), ne pouvait utiliser l’image de ces œuvres, c’est-à-dire les reproduire, pour une campagne de publicité à vocation commerciale… a fortiori pour une entité juridique totalement séparée : la société Louis Vuitton Malletier !

 

LA NÉCESSITÉ D’UNE AUTORISATION PRÉALABLE DES AYANTS DROIT POUR TOUT ACTE DE REPRODUCTION

Les principes sont ici aussi très simples.

Un auteur (ou à sa mort ses héritiers) jouit de tous les attributs du droit d’auteur.

Ces attributs sont – comme le rappelle l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle – d’ordre patrimonial (le droit de reproduction et le droit de représentation) et d’ordre moral (dont les prérogatives sont le droit à la paternité, le droit de divulgation, le droit au respect de l’œuvre, le droit de retrait et de repentir).

L’article L. 122-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose que le droit d’exploitation appartenant à l’auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction.

Tout acte de représentation ou acte de reproduction est légalement soumis à l’autorisation préalable de l’auteur et par conséquent comme le rappelle l’article L. 122-4, « toute représentation intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite », un tel acte étant qualifié d’acte de contrefaçon condamné par la loi au titre notamment des dispositions de l’article L. 335-2 du même code.

Alors que la société Louis Vuitton Malletier aurait pu obtenir par contrat l’autorisation des ayants droit de Joan Mitchell, elle a, par omission ou méprise sur la nature et la portée de ses droits, cru pouvoir utiliser les œuvres hors du contexte de l’exposition et qui plus est pour une campagne de nature publicitaire.

A cette atteinte aux droits patrimoniaux sur l’œuvre de l’artiste s’ajoute une atteinte, elle aussi majeure, au droit moral de l’artiste.

 

UNE ATTEINTE AU DROIT MORAL

L’article L. 121-1 du CPI dispose que « L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. »

Or, une campagne publicitaire n’est pas une exploitation neutre. Elle questionne le droit moral.

Il s’agit en effet d’une exploitation à des fins commerciale et lucrative dont l’objet n’est pas de promouvoir l’œuvre d’un artiste ou de servir des intérêts supérieurs d’ordre pédagogiques par exemple.

Une campagne publicitaire met en jeu le droit moral au moins à deux titres.

Les ayants droit qui veillent au respect de l’œuvre, sont libres de décider s’ils souhaitent associer leur image, leur œuvre à une marque dont ils ne partageraient pas les valeurs, l’éthique ou même simplement parce qu’ils ne veulent pas participer à un projet publicitaire ou être partie prenante à une opération « commerciale ».

D’ailleurs, la Fondation Joan Mitchell n’a pas manqué de préciser dans un de ses communiqués qu’elle n’accordait des autorisations « qu’à des fins pédagogiques et éducatives », marquant ainsi son territoire d’opposition de principe à ce type d’exploitation mercantile.

Ensuite, l’œuvre elle-même peut être transformée, adaptée pour les besoins de la campagne publicitaire portant une atteinte, si l’on peut dire formelle, à l’œuvre elle-même.

C’est le cas de la campagne publicitaire en question puisque les œuvres apparaissent partiellement, amputées si l’on peut dire.

Pour les ayants droit, il s’agit sans nul doute d’une violation à « l’intégrité » des œuvres, pour ne pas dire à leur intégralité.

Le fait même que l’œuvre soit dissimulée en partie par l’égérie de la marque peut aussi être considéré comme une atteinte au respect de l’œuvre dont sont seuls juges les ayants droit, le droit moral étant discrétionnaire (certains diront « arbitraire »), c’est-à-dire qu’ils n’ont pas à justifier des motifs de leurs réserves ou de leur refus.

Évidemment les ayants droit sont ici américains, mais ils pourraient, comme ce fut le cas par le passé, s’appuyer sur les dispositions du droit d’auteur et sur la loi française plus protectrices que le droit dit de « Copyright » (notamment sur le volet du droit moral absent du droit américain) ou plus simplement relever que l’utilisation litigieuse ne relève pas de l’exception dite de Fair Use de l’article 17 § 107 de l’US Copyright Law qui autorise certaines utilisations qui ne portent pas atteinte aux droits des auteurs.

Pour conclure, si les juges devaient trancher dans cette affaire, il fait peu de doute qu’ils réaffirmeront les principes que nous venons d’énoncer.

L’on s’étonnera toutefois du battage médiatique de la Fondation Louis Mitchell qui a mis sur la place publique ce litige alors que la Fondation Louis Vuitton venait de rendre un hommage appuyé à l’artiste. En général, ce type de dossier se règle dans le secret des échanges entre avocats, mais c’était là sans doute un moyen à peine voilé de « mettre la pression » sur la société Louis Vuitton dans le cadre de probables négociations.

 

 

L’affaire Joan Mitchell / Louis Vuitton – un rappel des grands principes du droit d’auteur par Marc Olivier Deblanc, avocat associé au sein du cabinet Barnett Avocats
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