Le « Paquet Modèles » : aboutissement de la réforme du droit des dessins ou modèles dans l’Union Européenne
Par Frédéric Glaize, associé chez Plasseraud IP, Conseil en Propriété Industrielle et Conseil Européen en Marques, Dessins et Modèles.
Ensemble, le Règlement 2024/2822 et la Directive 2024/2823 forment le « Paquet Modèles ».
Leur publication au Journal Officiel de l’Union Européenne, le 18 novembre 2024, marque l’aboutissement de la première véritable réforme du droit européen des dessins et modèles. Les contours de cette branche du droit de la propriété industrielle ont été établis relativement récemment dans l’Union européenne, au travers de la Directive 98/71 du 13 octobre 1998 sur la protection juridique des dessins ou modèles et par l’instauration d’un titre unitaire, via les dispositions du Règlement 6/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires.
Sans bouleverser l’équilibre global du droit européen des modèles, reposant largement sur une quasi-absence d’examen de fond des demandes d’enregistrement, les nouveaux textes apportent des modernisations bienvenues et aboutissent sur le sujet épineux de la clause de réparation.
1. Aboutissement de la réforme
En 1998, la première directive sur les dessins et modèles n’avait pu être adoptée qu’en renonçant à imposer une clause de réparation. Avait alors été néanmoins incorporé à la directive un dispositif transitoire, dit « freeze-plus », instaurant un mécanisme comparable à celui d’un cliquet : il permettait aux Etats membres d’avancer dans un seul sens celui d’une libéralisation du marché des pièces détachées, sans possibilité de revenir en arrière (article 14 de la Directive 98/71). De son côté, le Règlement 6/2001 incorporait une clause de réparation, qui était également présentée comme un « dispositif transitoire » (article 110).
L’absence de consensus sur l’adoption d’une clause de réparation a persisté, bloquant le processus de révision qui était programmé par l’article 18 de la Directive : la proposition de révision soumise par la Commission européenne en 2004 est restée à dix ans à l’ordre du jour du Parlement européen sans connaitre aucune avancée.
La Commission lance alors deux études sur le système européen de protection des dessins et modèles : une étude économique est publiée en janvier 2015 et une étude de nature juridique est achevée en juin 2016. Cette dernière fait elle-même l’objet d’un commentaire conjoint de trois associations internationales : l’INTA, l’ECTA et MARQUES, qui publient un « joint paper » en juillet 2018.
Vient ensuite une phase de consultation publique, de décembre 2018 à avril 2019. 196 avis sont alors soumis à la Commission (Consultation publique sur l’évaluation de la législation de l’UE sur la protection des dessins et modèles, qui les analyse et en livre une synthèse en novembre 2020 (COMMISSION STAFF WORKING DOCUMENT EVALUATION of EU legislation on design protection {SWD(2020) 265 final}. Une nouvelle consultation est organisée d’avril 2021 à juillet 2022 et 105 parties prenantes livrent alors leur position.
Parallèlement à ces importants travaux menés par la Commission, elle est encouragée à réformer : en ce sens, le Conseil de l’Union européenne livre ses conclusions sur la politique relative à la propriété intellectuelle et la révision du système de dessins et modèles industriels dans l’Union, en novembre 2020 et le Parlement adopte une résolution un an plus tard (European Parliament resolution on an intellectual property action plan to support the EU’s recovery and resilience (2021/2007(INI))).
Le 28 novembre 2022, la Commission livre, dans un avant-projet, une première version de la nouvelle directive et du nouveau règlement. A nouveau, une période de consultation publique est ouverte ; ce sont les observations formulées à cette occasion, dont une parties est présentée dans un article en deux parties : Paquet Modèles : premiers commentaires et premières propositions d’améliorations (Première partie et Deuxième Partie).
Ces deux textes passent entre les mains de la commission des affaires juridiques du Parlement en février 2023. En septembre 2023, le Conseil annonce ses positions (“orientations générales”) sur la révision proposée et en décembre 2023, le Parlement et le Conseil confirment être parvenus à un accord provisoire sur ces deux textes, lesquels sont formellement adoptés en mars 2024 par le Parlement et en octobre 2024 par le Conseil. C’est ce dernier palier franchi qui ouvre la voie à leur publication au JO, le 18 novembre suivant.
2. Objectifs
• « moderniser, clarifier et renforcer » la protection des dessins ou modèles,
• rendre cette protection « plus accessible et abordable »
• garantir que les règles européennes et nationales régissant la protection des dessins ou modèles soient « davantage compatibles »,
• poursuivre l’alignement des règles de l’UE en matière de protection des dessins et modèles pour les pièces de rechange utilisées à des fins de réparation.
A ces grandes lignes a ensuite été ajoutée une autre intention : empêcher « l’enregistrement du patrimoine culturel comme dessin ou modèle » (communiqué de presse du 5 décembre 2023.
Ces intentions ne donnent qu’un aperçu superficiel des changements opérés. Concrètement, s’il est impossible d’évoquer chacun des points sur lesquels portent les évolutions, on peut mettre en avant une série d’apports importants.
3. Principaux apports
Avant d’examiner les changements essentiels, il convient de souligner un ajustement du vocabulaire : exit les dessins ou modèles communautaires et bienvenue aux modèles de l’Union européenne. REUD, DMEU, CDFR, EUDR, DMCNE, DMUENE … : les praticiens devront s’accoutumer à de nouveaux acronymes et abandonner les anciens…
1) Modernisation des définitions et des modes de représentation
La définition des notions essentielles que sont les dessins et modèles et les produits (auxquels les dessins et modèles s’appliquent) ont été complétées et clarifiées.
Il est maintenant précisé qu’un « dessin ou modèle », qui s’entend de l’apparence d’un produit ou d’une partie d’un produit, peut notamment résulter de caractéristiques telles que « le mouvement, les transitions ou tout autre type d’animation ».
La notion de produit est envisagée comme un article qui peut aussi bien être « incorporé dans un objet physique » ou se présenter « sous une forme non physique ». Les programmes d’ordinateurs s’en trouvent toujours exclus, mais il est maintenant clarifié que peuvent néanmoins être considérées comme des produits « les interfaces utilisateur graphiques ». La liste des exemples qui viennent illustrer ce que l’on peut envisager comme constituant un produit est aussi enrichie de la mention de « la disposition dans l’espace d’éléments destinés à former un environnement intérieur ou extérieur ».
Cette évolution de ce que l’on peut couvrir via les dessins ou modèles conduit à élargir les possibilités de représentation graphiques lors des dépôts. L’article 26.1 de la Directive mentionne que la reproduction visuelle du dessin ou modèle « peut être statique, dynamique ou animée et est réalisée par tout moyen approprié, à l’aide des technologies généralement disponibles, y compris par croquis, photographie, vidéo, imagerie informatique ou modélisation informatique ». L’encouragement à ce que les Offices des Etats membres et l’EUIPO coopèrent « en vue de l’établissement de normes communes à appliquer aux exigences et aux moyens de représentation des dessins ou modèles » (types et le nombre de vues, exclusions visuelles, formats et la taille des fichiers, etc.) est clairement une validation d’initiatives formalisées en « programmes de convergences » (que la terminologie anglaise abrège en « CP »), tel le CP6 (Convergence en matière de représentation graphique des dessins ou modèles du 15 mai 2018. Pour les modèles de l’Union Européenne, l’évolution concrète des moyens de représentation est renvoyée à une décision du directeur exécutif de l’EUIPO, qui devra fixer notamment « le mode de numérotation des différentes vues en cas de représentation par vues statiques, les formats et la taille d’un fichier électronique ainsi que toute autre spécification technique pertinente » (nouvel article 35.5 du Règlement).
2) Introduction d’une action administrative en nullité
Tout comme l’avait prévu la réforme du « Paquet Marques », l’une des avancées importantes de la Directive réside en l’introduction, à l’égard des titres nationaux, d’une procédure administrative de nullité « efficace et rapide », alignée sur celle applicable aux dessins ou modèles de l’Union Européenne (Considérant 43 et article 31 de la Directive).
La transposition de ces dispositions reste toutefois optionnelle. On sait déjà que l’INPI a exprimé son souhait de voir une telle procédure administrative de nullité mise en œuvre (L. Munsch, La nouvelle apparence du droit des dessins ou modèles, PIBD 1237-II-1.
3) Nouvelles prérogatives
Effet de la modernisation voulue par le législateur, les droits conférés par un dessin ou modèle sont augmentés de la faculté explicite d’interdire « la création, le téléchargement, la copie et le partage ou la distribution à autrui de tout support ou logiciel qui enregistre le dessin ou modèle en vue de permettre la fabrication » d’un produit dans lequel le dessin ou modèle est incorporé ou auquel celui-ci est appliqué (nouvel article 19.2.d du Règlement et article 16.2.d de la Directive). L’objectif est de permettre aux titulaires de droits de faire face à « au déploiement croissant des technologies d’impression 3D dans différents secteurs industriels, y compris à l’aide de l’intelligence artificielle, ainsi qu’aux difficultés qui en découlent pour les titulaires de droits sur des dessins ou modèles, lorsqu’ils veulent empêcher efficacement la copie illicite de leurs dessins ou modèles protégés » (ce que le préambule des textes exprime au Considérant 14 pour le Règlement et au considérant 27 dans la Directive).
Second point notable parmi les prérogatives des titulaires de dessins ou modèles : la capacité de bloquer, dans l’Union Européenne, des produits qui y transiteraient, à la condition que la mise sur le marché du produit dans le pays de destination finale puisse également être interdite (nouvel article 19.3 du Règlement et article 16.3 de la Directive). On trouve, là encore, un principe que le paquet marques avait consacré.
4) Nouvelles exceptions, dont la clause de réparation
De nouvelles limites ou exceptions aux droits sont également introduites : les droits attachés au dessins ou modèles ne peuvent empêcher des actes accomplis afin « d’identifier un produit ou d’y faire référence comme étant celui du titulaire du dessin ou modèle » ou « à des fins de commentaire, de critique ou de parodie » (nouveaux articles 20.1.d et 20.1.e du Règlement et articles 18.1.d et 18.1.e de la Directive). Ceci suppose toutefois que de tels actes restent « compatibles avec les pratiques commerciales loyales et ne portent pas indûment préjudice à l’exploitation normale du dessin ou modèle », formules qui font échos à la notion de « triple test ». Le préambule des textes mentionne l’introduction de ces exceptions en évoquant une utilisation à des fins d’« expression artistique » et souligne le besoin de garantir la liberté d’expression (considérant 18 du préambule du Règlement et considérant 31 de la Directive).
La plus importante des exceptions consacrées par le paquet modèles reste la clause de réparation. L’absence de consensus avait conduit à mettre de côté ce sujet afin de permettre l’adoption de la première directive. Cette difficulté persistante avait aussi empêché l’aboutissement d’une réforme initialement programmée en 2004.
Alors que le Règlement 6/2002 comportait, sous le titre de « disposition transitoire », une clause de réparation en son article 110, et si ses principes demeurent le socle de la clause de réparation du paquet modèles, c’est toutefois avec des aménagements qui en atténuent l’efficacité (considérants 19 et 20 et nouvel article 20 bis du Règlement ; Considérants 33 à 35 et article 19 de la Directive). Aux conditions qui figuraient dans l’ancien article 110 sont ajoutées de nouvelles exigences :
• l’apparence du produit complexe doit conditionner le dessin ou modèle de la pièce de rechange en jeu (must-match)
• le bénéficiaire de cette exception doit informer les consommateurs, au moyen d’une indication claire et visible de l’origine commerciale de la pièce de rechange et de l’identité du fabricant de ce produit (héritage de l’obligation de diligence dégagée par l’arrêt Acacia du 20 décembre 2017, affaires jointes C-397/16 et C-435/16). Ceci n’implique pas une obligation de garantie de l’usage qu’en feront les consommateurs.
De plus, pour les droits nationaux, la Directive laisse un délai de 8 ans aux Etats membres pour transposer les dispositions concernées (article 19 de la Directive).
4. Autres apports
a. Taxes
Un changement auquel aucun déposant ou titulaire ne pourra échapper concerne l’évolution de la structure et du montant des taxes relatives aux dessins et modèles de l’Union européenne (annexe 1 du Règlement). Les taxes d’enregistrement et de publication sont fusionnées ; la dégressivité spécifique à partir d’un onzième modèle disparait. Des taxes d’inscription (notamment de transfert de propriété) disparaissent. En lien avec ces aspects financiers, on peut noter la disparition de l’exigence d’unité de classe pour les dépôts multiples.
Il faut cependant souligner une importante hausse des taxes de maintien en vigueur, dont la progressivité est accentuée.
On notera aussi dans l’annexe 1 du Règlement la mention d’une évolution des taxes de désignation et maintien en vigueur pour la partie européenne des modèles internationaux (exprimées en Euro dans ce document).
b. Harmonisation renforcée
En plus de ces principaux changements, le processus de réforme a été l’occasion d’apporter non seulement quelques clarifications bienvenues, mais encore de poursuivre le processus d’harmonisation des législations des Etats membres en matière de dessins ou modèles.
L’ajournement de publication bénéficie de cet effet : le principe de cette période de secret et une durée maximale de trente mois sont imposés (article 30 de la Directive). Le principe d’une publication automatique est prévu, mais les Etats membres restent libres d’y déroger en prévoyant que la publication après ajournement n’intervienne que sur demande expresse du titulaire.
Pour les modèles de l’Union européenne, on se conforme à présent au principe d’une publication automatique par l’Office à l’issue de cette période (nouvel article 50.3 du Règlement). Le titulaire peut éviter cette publication s’il renonce à son dessin ou modèle au moins trois mois avant l’expiration du délai d’ajournement (nouvel article 50.5 du Règlement).
La Directive 2024/2823 amène au niveau des droits nationaux des éléments hérités de l’ancien Règlement 6/2002. Tel est par exemple le cas :
• des présomptions de validité (article 17 de la Directive et article 85 du Règlement 6/2002) et de titularité (article 12 de la Directive et article 17 du Règlement 6/2002). La formulation exacte de ces principes entre les deux textes n’est pas parfaitement identique.
• de l’absence de principe de spécialité (considérant 17 du préambule et article 25.3 de la Directive ; article 36.6 du Règlement 6/2002)
• une limitation liée à l’utilisation antérieure (article 21 de la Directive ; article 22 du Règlement 6/2002), qui s’apparente au droit de possession personnelle antérieure en matière de brevets prévue par l’article L. 613-7 du Code de la Propriété Intellectuelle.
• du principe de cumul de protection avec le droit d’auteur (article 23 de la Directive ; article 96.2 du Règlement 6/2002).
c. Divers
Parmi divers autres apports de la réforme, on peut noter :
• la mention d’un symbole Ⓓ pour signaler au public qu’un dessin ou modèle est enregistré. L’objectif mis en lumière par le préambule de la Directive et du Règlement est de « faciliter la commercialisation, en particulier par les PME et les créateurs indépendants, des produits protégés par des dessins ou modèles, et pour mieux faire connaître les régimes d’enregistrement des dessins ou modèles qui existent au niveau de l’Union et au niveau national ». Ce symbole, absent de la quasi-totalité des claviers courants, peut être affiché (sous Windows) en gardant la touche ALT enfoncée lorsqu’on tape le nombre 9401.
• les vues d’une demande ou d’un enregistrement de modèle de l’Union européenne peuvent être modifiées, à la condition que ces modifications se cantonnent à des « détails insignifiants », notion qui n’est pas explicitée, mais qui est identique à celle également utilisée en matière de nouveauté (nouveaux articles 47.2, 47 bis.2 et 50 sexies du Règlement). Une taxe de 200 Euros s’appliquera à chaque modification d’enregistrement (Annexe 1 point 13).
• la possibilité d’introduire des motifs de refus et de nullité pour atteinte à des éléments du patrimoine culturel d’intérêt national (Considérant 26 du préambule et article 13 et 14 de la Directive). La transposition de telles dispositions reste optionnelle, ce qui est un soulagement face aux incertitudes et difficultés de mise en œuvre non négligeables que ces dispositions entraîneraient (voir : M. Faessel, Paquet Modèles : vers une sanction des atteintes au patrimoine culturel d’intérêt national ?, Etude 11, Propr. Industrielle industr. n°6, juin 2024 ; F. Glaize, Droit des dessins et modèles, chronique 2, page 92, Propr. intell. n°91, avril 2024).
• l’effet reconnu à d’éventuelles lettres de consentement (article 14.7 de la Directive et nouvel article 25.7 du Règlement) en paralysant les actions en nullité que les titulaires de droits antérieurs pourraient engager. On peut s’interroger sur l’efficacité réelle de telles dispositions au regard des actions en nullité qui seraient fondées sur des motifs absolus.
5. Étapes suivantes
Le Règlement 2024/2822 modifiant le règlement 6/2002 et abrogeant le règlement 2246/2002 produit ses effets en devenant applicable au premier mai 2025, à l’exception de nombreuses dispositions dont l’effet est retardé au premier juillet 2026. Des actes d’exécution pris par le Directeur exécutif de l’EUIPO et par la Commission viendront compléter le dispositif.
La Directive 2024/2823 entraîne l’abrogation de la directive 98/71 au 9 décembre 2027, échéance du délai de transposition. Là aussi toutes les dispositions ne deviennent pas obligatoires au même moment. En particulier, dans les Etats membres où la protection des modèles de pièces de rechange demeure en cas de réparation, jusqu’au 9 décembre 2032, l’effet de la clause de réparation ne s’impose pas aux dessins ou modèles dont l’enregistrement a été demandé avant le 8 décembre 2024.
Le « Paquet Modèles » : aboutissement de la réforme du droit des dessins ou modèles dans l’Union Européenne.
Par Frédéric Glaize, associé chez Plasseraud IP, Conseil en Propriété Industrielle et Conseil Européen en Marques, Dessins et Modèles.