Musiques de films : un durcissement des conditions de mise en oeuvre du droit au respect
Par Michel Donval, juriste en droit d’auteur et droit voisins.
Le 5 juin dernier, la 1re chambre civile de la Cour de cassation a dû se prononcer à nouveau sur la conciliation du caractère discrétionnaire du droit au respect et de la force obligatoire du contrat. En cause, un contrat de commande de musique d’un documentaire consacré à L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot (Serge Bromberg et Ruxandra Medrea), César du meilleur film documentaire en 2010. La société Lobster Films, productrice du documentaire, a passé un contrat de commande et un contrat de cession et d’édition d’œuvre musicale avec Bruno Alexiu.
En 2018, ce dernier transfère à son éditeur (la société Lobster Films en l’espèce) une demande d’autorisation d’utilisation d’un extrait de cette œuvre musicale (et de son interprétation) dans le cadre d’un film publicitaire pour une marque de luxe. Exploitation pour laquelle il ne semble émettre aucune réticence a priori, en transmettant son accord par courriel. L’auteur avait, par ailleurs, autorisé en 2012 l’utilisation d’extraits de cette œuvre pour une utilisation publicitaire.
Estimant la rémunération reçue insuffisante pour cette utilisation et que celle-ci constituait une altération de l’œuvre, l’auteur et interprète assigne la société Lobster Films en résiliation des contrats.
Le 16 juillet 2020, le tribunal judiciaire donne raison à l’auteur–interprète en condamnant la société Lobster Films à 13 157 euros au titre de la rémunération, 10 000 euros à titre de dommages-intérêts pour la réparation de la violation de son droit au respect d’auteur et d’artiste-interprète.
Le 14 septembre 2022, la Cour d’appel de Paris infirme le jugement, estimant, notamment, que « l’exploitation d’une musique de film, mode d’exercice du droit patrimonial contractuellement cédé́, n’est de nature à porter atteinte au droit moral de l’auteur requérant son accord préalable, qu’autant qu’elle risque d’altérer l’œuvre ou de déconsidérer l’auteur ».
Sur ce point, la 1re Chambre civile confirme cet arrêt le 5 juin dernier. Tout comme dans son arrêt du 28 février 2024 (Cass. 1re civ., 28 févr. 2024), la Cour semble ici définitivement abandonner le principe selon lequel « le respect dû à l’œuvre en interdit toute altération ou modification, quelle qu’en soit l’importance » (V. not : Cass. 1re civ., 24 févr. 1998 ; Cass, 1re civ, 5 décembre 2006 et au sujet des Artistes Interprètes Cass. Soc., 8 février 2006)
Ce qui semble ici guider la Cour, c’est, d’une part, le respect des engagements contractuels de l’auteur interprète (I) et, d’autre part, l’absence de dépréciation de l’œuvre ou de l’auteur interprète par une marque de luxe (II).
I. Inaliénabilité du droit au respect et liberté contractuelle
Pour mémoire, l’auteur (CPI, art. L. 121-1) et l’artiste-interprète (CPI, art. L. 212-1) jouissent chacun du droit au respect de leur nom, de leur qualité et de l’œuvre ou de l’interprétation.
Inaliénable et imprescriptible (et perpétuel, s’il était nécessaire de le rappeler pour l’auteur) ce droit est attaché à leur personne.
La question se pose donc de savoir comment concilier le caractère inaliénable du droit au respect et des autorisations données préalablement par l’auteur, à des modifications dans le cadre de l’exercice de son droit patrimonial.
En effet, comme le relevait justement A. LUCAS-SCHLOETTER le droit au respect ne doit pas « se transformer en une épée de Damoclès, menaçant en permanence la bonne exploitation de l’œuvre, d’où la nécessité de reconnaître force obligatoire aux engagements pris par l’auteur et l’artiste-interprète en connaissance de cause » (A. LUCAS-SCHLOETTER, Droit moral et droit de la personnalité, étude de droit comparé français et allemand, 2 tomes, PUF Aix-Marseille, 2002, p. 385). Par conséquent, il apparaît nécessaire que l’autorisation, en l’espèce l’utilisation d’extraits de courte durée à des fins publicitaires, ne puisse être contrée trop facilement au moyen d’une atteinte au droit au respect.
Traditionnellement, la jurisprudence considérait que « l’inaliénabilité du droit au respect de l’œuvre, principe d’ordre public, s’oppose à ce que l’auteur abandonne au cessionnaire, de façon préalable et générale, l’appréciation exclusive des utilisations, diffusion, adaptations, retraits, adjonctions et changement auxquels il plairait à ce dernier de procéder » (Cass.,1re civ., 28 janvier 2003.)
Ce faisant, les clauses autorisant de manière trop large les modifications de l’œuvre ou de l’interprétation pouvaient permettre, sans contrainte, l’exercice par l’auteur ou l’artiste-interprète de son droit moral à des fins défensives.
Tout comme dans l’arrêt du 28 février 2024, la Cour considère que le fait d’avoir autorisé au préalable la synchronisation ne permet plus à l’auteur-interprète d’exercer son droit moral en arguant, uniquement, l’utilisation d’extraits, celle-ci étant nécessaire à l’exercice du droit patrimonial préalablement cédé. Cet accord, ayant été réitéré par mail au moment de la transmission de la demande, légitimait, du moins au regard du droit patrimonial, l’autorisation de cette utilisation.
Par conséquent, l’auteur-interprète devra démontrer que d’autres modifications ont porté atteinte à son droit au respect de l’œuvre.
II. La question de la dépréciation
Ici, la Cour de cassation surprend à nouveau en estimant que « l’adjonction d’une reverb et d’un bruitage ne constituaient pas une dénaturation ou un détournement de l’œuvre ou de son interprétation ».
Pourtant, au regard de la jurisprudence ancienne, le constat de modification matérielle, ici l’adjonction d’une reverb et de bruitage, dont la version définitive n’avait pas été approuvée par l’auteur-interprète aurait dû être suffisant, dans la mesure où toute modification quelle que soit son importance est interdite. Or, le juge semble revenir à la lettre de la convention de Berne (article 6bis, §1), laquelle introduit un critère, absent de la loi française, qui nécessite une atteinte préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’œuvre (ou de son auteur).
La Cour avait déjà initié, dès 2012, les prémices d’une nécessité de démontrer un préjudice. Dans une affaire opposant la société Lobster Films à l’ayant droit de Max Linder relative à l’adjonction d’une « musique d’accompagnement à la copie d’un film muet sans l’approbation de l’auteur ou de ses ayants droit », la première chambre civile avait estimé que la preuve d’une dénaturation de l’œuvre par la musique était à rechercher. Toutefois, l’impact de ce changement de jurisprudence pouvait être à relativiser dans la mesure où il ne s’agissait pas de l’auteur, mais bien de l’ayant droit de celui-ci. La dénaturation devait alors être envisagée par rapport à la création de l’œuvre (ce qui n’avait, par ailleurs, pas du tout été fait en 1991 par le tribunal de grande instance de Paris dans une affaire d’utilisation publicitaire d’une œuvre de Jules Massenet, La méditation de Thaïs –TGI Paris, 15 mai 1991 : JCP G II 1992, 21918, note X. DEVRAT.
Ici, la première chambre civile est désormais limpide : il appartient à l’auteur-interprète de démontrer la dénaturation de l’œuvre et de son interprétation. La Cour d’appel avait en effet relevé que l’auteur ne pouvait arguer l’adjonction de bruitage dans la mesure où il s’agissait d’une musique de film, laquelle par nature subissait déjà des altérations dans son utilisation première. Reprenant cette solution, la Cour de cassation semble donc réserver un sort différent aux musiques de films ; ce qui serait évidemment contestable et contraire à l’article L.112-1 du CPI.
Concernant une possible atteinte à l’esprit, et bien que l’auteur-interprète soit toujours vivant, le juge estime que « les vidéos incriminées, reprenant l’univers sensuel et aquatique de l’œuvre originale et associant [D] [C], créateur réputé dans le domaine du luxe, étaient exemptes de toute circonstance dévalorisante pour l’œuvre, son auteur ou son interprète ». C’est donc désormais le juge qui détermine la caractérisation de l’atteinte à l’esprit de l’œuvre afin d’éviter tout abus d’une conception absolutiste du droit au respect.
C’est bien ce dernier point qui semble avoir guidé la Cour dans cette solution. Car il ne fait aucun doute que le droit moral était ici brandi pour compenser une rémunération, préalablement négociée, qui s’est avérée insuffisante pour l’auteur-interprète. Or, le droit moral n’a pas vocation à être cette « épée de Damoclès » permettant la remise en cause systématique, au bon vouloir de l’auteur, des conditions de l’autorisation préalable.
Cependant, aussi louable soit la lutte contre les abus de droit, il ne faudrait pas que les solutions récentes de la Cour de cassation relatives au droit au respect de l’œuvre et de son interprétation viennent limiter de manière trop importante les droits moraux des auteurs-interprètes.
Par conséquent, on ne saurait trop conseiller aux auteurs-interprètes de limiter au maximum les autorisations relatives aux utilisations secondaires ou à tout le moins d’exiger, dans la mesure du possible, une validation systématique de ce type d’utilisation avec la soumission du BAT ou PAD à l’auteur pour validation.
Musiques de films : un durcissement des conditions de mise en oeuvre du droit au respect
Par Michel Donval, juriste en droit d’auteur et droit voisins.