« NFT et droits d’auteur : regards sur le rapport du CSPLA »
par Pauline DEBRE et Laetitia NICOLAZZI
Depuis 2021, l’abréviation « NFT », pour non-fongible token, est sur toutes les langues, à tel point que le Petit Robert a annoncé l’introduction de ces trois lettres dans son édition 2023 (https://www.bfmtv.com/tech/nft-brouteur-les-nouveaux-mots-tech-du-petit-robert_AV-202210170328.html). Cette technologie a connu un engouement fulgurant auprès du grand public durant l’été 2021 à la suite des spectaculaires montants financiers associés à certaines ventes dans le secteur de l’art. Les NFTs présentent un intérêt particulier dans ce domaine, car la technologie permet de rapprocher les œuvres digitales des œuvres physiques en introduisant, pour la première fois, la notion d’exemplaire unique d’une œuvre digitale.
A l’été-automne 2022, les NFTs ne sont plus au temps de la flambée. Le marché a, en effet, fortement ralenti, du moins en termes de volumes d’échange. Les NFTs sont passés à l’étape de leur inscription dans la durée. Cela passe notamment par la réflexion menée par les pouvoirs publics (Par exemple : France : le gouvernement soutiendra l’écosystème des NFTs avec de l’argent public (cryptoast.fr)), par un mouvement d’institutionnalisation du crypto-art (Ouverture de la NFT Factory à Paris, Seattle NFT Museum), par l’apparition de nombreux articles visant à vulgariser la technologie et se traduit également par un nombre toujours plus important d’acquéreurs de NFTs (NFT Transaction Activity Stabilizing in 2022 After Explosive Growth in 2021 – Chainalysis).
Dans ce contexte, le 12 juillet 2022, le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) a publié un rapport sur les NFTs – désignés par leur acronyme français JNF (jetons non fongibles – Le terme NFT étant rentré dans le Petit Robert, nous utiliserons la version anglicisée dans cet article). Ce document, qui dresse un état des lieux du phénomène des NFTs dans le domaine culturel ainsi que des questions juridiques que ceux-ci soulèvent, constitue l’un des premiers rapports d’envergure officiels rendus dans le monde (A noter également, en France, le rapport « Les ventes volontaires aux enchères publiques à l’heure des NFT » de Cyril Barthois pour le Conseil des ventes volontaires).
Le rapport comporte quatre parties : la première partie s’attelle à définir les NFTs, la deuxième à présenter les opportunités offertes par les NFTs dans le secteur culturel et la troisième partie se concentre sur les questions juridiques et les problématiques de protection des consommateurs soulevées par cette technologie. Enfin, la quatrième partie formule un certain nombre de propositions.
Si l’on analyse le rapport du CSPLA uniquement en ce qui concerne ses apports en matière de droits de la propriété intellectuelle, on note, en premier lieu, que les principes établis par le Code de la propriété intellectuelle (CPI) permettent d’appréhender parfaitement les NFTs (1). La technologie de la blockchain, sur laquelle repose les NFTs, complique en revanche l’exercice de ses droits d’auteur par un titulaire en ce qui concerne les sanctions en cas de contrefaçon (2).
- Un NFT : une œuvre comme une autre pour le Code de la propriété intellectuelle
La lecture du rapport du CSPLA confirme que les NFTs peuvent tout à fait être appréhendés par le droit d’auteur que l’on connait, tant en ce qui concerne (i) l’identification de l’œuvre associée à un NFT et de son auteur, (ii) les droits d’auteur mis en œuvre dans un processus de production, d’émission ou de circulation des NFTs ou encore (iii) les règles entourant la cession d’une œuvre sous-jacente et la rémunération du créateur.
Il convient de préciser que si par raccourci de langage, le terme NFT est employé pour désigner non seulement le jeton inscrit sur la blockchain (le « titre de droits » selon le rapport du CSPLA), mais aussi le fichier numérique ou l’objet physique auquel celui-ci renvoie, la notion d’œuvre au sens du Code de la propriété intellectuelle ne peut que désigner le sous-jacent (En effet, comme l’exprime très justement le rapport du CSPLA à la page 24, les jetons cryptographiques « ne présentent aucun caractère original exprimant la personnalité de leur auteur, puisque leur création relève, sauf cas particulier, d’un processus de codage informatique fortement contraint et automatisé »).
(i) L’auteur d’une œuvre associée à un NFT
Aux termes de l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle, la personne physique qui a réalisé une création de forme originale en est l’auteur. Bien que le rapport du CSPLA ne le précise pas, il semble évident que seul le créateur du sous-jacent du NFT peut être qualifié d’auteur, et non pas la personne qui va inscrire le NFT sur la blockchain (minter).
L’auteur peut être unique ou, alors, on peut être en présence d’une pluralité d’auteur. Dans ce cas, les règles classiques de l’œuvre collective ou de collaboration s’appliqueront.
Une difficulté peut se poser concernant l’identification de l’auteur d’une création réalisée entièrement ou partiellement par un logiciel ou un algorithme et le caractère original de celle-ci (par exemple les Cryptopunks ou les Bored Apes). Cette problématique n’est pas propre aux NFTs et se retrouve au sujet de nombreuses créations digitales.
(ii) Les droits d’auteur mis en œuvre dans le cadre du processus de production, d’émission et de circulation des NFTs
Le rapport du CSPLA distingue trois étapes dans la création et la distribution d’un NFT : (1) la production du NFT (création d’un smart contract inscrit dans la blockchain), (2) l’émission du NFT (l’association du fichier numérique – l’œuvre – au smart contract du jeton inscrit dans la blockchain) et (3) la mise en circulation du NFT (transferts successifs).
Le CSPLA considère que l’émission d’un NFT associée à une œuvre originale au sens du CPI met nécessairement en œuvre les droits de reproduction et de représentation, de sorte que l’accord de l’auteur est indispensable. A notre sens, deux situations doivent être distinguées :
- l’œuvre sous-jacente est une œuvre numérique : dans cette hypothèse, puisque le smart contract contient un lien permettant le transfert et le téléchargement de l’œuvre numérique, la conclusion du CSPLA selon laquelle la production et l’échange du NFT mettent en œuvre le droit de reproduction et de représentation de l’auteur doit être approuvée (Rapport du CSPLA, p. 38). Si les avancées technologiques permettent à terme de stocker les œuvres numériques directement sur la blockchain, le raisonnement sera simplifié, il y aura reproduction et communication à chaque transfert.
- l’œuvre sous-jacente est une œuvre physique: dans cette hypothèse, l’œuvre n’est ni reproduite lors de la production ou émission du NFT, ni communiquée lors du transfert du NFT. Il semble donc que ces actes ne mettent en œuvre ni le droit de reproduction, ni celui de représentation de l’auteur. En revanche, la conclusion serait vraisemblablement différente si une photographie de l’œuvre physique était présentée sur la plateforme de vente ou incluse dans le smart contract – à considérer que cela soit techniquement possible.
Le CSPLA aborde un autre point intéressant : la question de savoir si la mise en circulation d’un NFT peut être considérée comme une première vente épuisant les droits de l’auteur (CPI, art. L. 122-3-1). Comme le rappelle le CSPLA (Rapport du CSPLA, p. 40), la CJUE a jugé dans l’affaire Tom Kabinet (CJUE, 19 décembre 2019, C-263/18) que la notion de droit de distribution (susceptible d’épuisement) ne s’appliquait qu’à l’égard de la commercialisation des supports tangibles d’une œuvre et ne saurait, par conséquent, concerner la mise à disposition, aux fins de téléchargement, de fichiers numériques contenant des œuvres protégées.
La Cour d’appel de Paris a adopté la même position dans la très récente affaire UFC QUE CHOISIR / VALVE (CA Paris, 21 octobre 2022, n° 20/15768) au sujet des jeux vidéo. La Cour d’appel a en effet considéré que la mise à disposition de jeux vidéo dématérialisés relevait de la notion de la communication au public et non du droit de distribution. Il n’y a donc pas d’épuisement lorsqu’un jeu vidéo est mis à la disposition du public par voie de téléchargement.
Dans la lignée de ces décisions, le CSPLA estime que l’épuisement du droit de distribution ne s’exerce qu’à l’égard de la commercialisation des supports tangibles d’une œuvre et ne devrait donc pas concerner la mise à disposition, aux fins de téléchargement, de fichiers numériques contenant des œuvres protégées (Rapport du CSPLA, p. 40).
Cette conclusion peut se justifier si l’on considère, comme la Cour d’appel de Paris au sujet des jeux vidéo, qu’en matière de NFT, le programme d’ordinateur ne constitue que l’accessoire de l’œuvre protégée sous-jacente (CA Paris, 21 octobre 2022, n° 20/15768, p. 11. La question sous-jacente est de déterminer si le jeu vidéo est régi par la directive 2009/24/CE concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur ou par la directive 2021/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information). Pour autant, ce raisonnement est-il véritablement transposable aux NFTs ? En effet, le smart contract (donc le programme d’ordinateur) ne constitue-t-il pas l’élément principal d’un NFT et celui qui lui donne de la valeur ? Les nombreux artistes numériques qui ont vu leur cote et les prix de leurs œuvres s’envoler depuis l’arrivée des NFTs, Beepl en étant certainement l’exemple le plus parlant, semblent en attester.
Certains auteurs plaident également pour une application du droit de distribution en insistant sur l’intérêt premier de la technologie des NFTs qui est de permettre la création d’un exemplaire unique d’une œuvre digitale, rapprochant ainsi celle-ci d’une œuvre physique (P.ex. 3 questions à Xavier Près et Vincent Varet sur les “NTF Art” – Le Club des Juristes). Lorsqu’un vendeur transfère un NFT, il se dessaisit de celui-ci et n’en garde pas une copie de sorte que l’on se retrouve dans la logique du monde physique et que la distinction opérée par la CJUE entre œuvres tangibles et numériques dans l’arrêt Tom Kabinet ne se justifie plus.
Cette question de l’application du droit d’épuisement aux NFTs donnera sûrement lieu à d’intéressants débats jurisprudentiels dans les années à venir.
(iii) Les règles du CPI concernant la cession de droits et la rémunération de l’auteur
Comme le rappelle le CSPLA (Rapport du CSPLA, p. 42), en droit français, toute cession de droits d’auteur est soumise à la conclusion d’un contrat de cession conforme au formalisme des articles L. 131-2 et L. 131-3 du CPI.
Ces principes rigides contrastent fortement avec la réalité du marché des NFTs dans lequel de nombreux transferts ne sont régis par aucun contrat ou conditions générales de vente, laissant l’acquéreur dans le flou total au sujet des droits acquis (Par exemple, l’affaire Yuga Labs https://www.linkedin.com/posts/laetitia-nicolazzi-27271084_yuga-labs-acquires-cryptopunks-and-meebits-activity-6909045536692072449-ew0L?utm_source=share&utm_medium=member_desktop).
A ce stade, la technologie ne permet pas d’intégrer dans le smart contract, code informatique qui permet l’exécution automatisée de certaines transactions par interaction avec la blockchain choisie, des clauses susceptibles de répondre au formalisme du CPI. Un contrat de cession ou de licence reste donc indispensable, comme cela a toujours été le cas en droit français.
En ce qui concerne la rémunération de l’auteur, le CSPLA s’attache à rappeler, à contre-courant de nombreux articles ou commentaires, que les commissions ou pourcentages prévus par les plateformes de vente de NFT et revenant pour tout ou partie au créateur du NFT, ne sauraient être qualifiés de droit de suite. En effet, les critères de l’article L. 122-8 du CPI sont rarement remplis en matière de NFTs (notamment la condition de la vente réalisée par un vendeur ou un intermédiaire professionnel du marché de l’art). Le rappel semble donc pertinent.
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La lecture du CSPLA conforte le praticien dans son sentiment : les principes établis du CPI sont tout autant applicables aux NFTs qu’à un tableau de maître. Ces principes n’étant pas parfaitement bien maitrisés par tous, le CSPLA formule une proposition visant à diffuser une documentation pédagogique simplifiée sur les droits d’auteur mobilisés par l’émission, l’achat et la revente des NFTs, et le fonctionnement technique de la blockchain afin d’informer les acquéreurs, plateformes, ayants-droits et auteurs du droit applicable et des possibilités technologiques réelles qu’elle permet.
2. Les sanctions de la contrefaçon en matière de NFT compliquées par la technologie blockchain
L’un des aspects intéressants du rapport du CSPLA est son analyse des sanctions disponibles en matière de contrefaçon d’une œuvre par un NFT. On peut toutefois regretter, comme certains commentateurs, que la mission du CSPLA n’ait pas interrogé de magistrats spécialisés en propriété intellectuelle sur le sujet des sanctions de la contrefaçon. Le CSPLA identifie deux difficultés majeures à cet égard : (1) l’identification des autorités juridictionnelles compétentes et du droit applicable et (2) la suppression du contenu contrefaisant.
Le premier point nous semble pouvoir être réglé par l’ajout de clauses attributives de juridiction, par exemple dans les conditions générales de vente des plateformes ou par application de la jurisprudence sur le critère d’accessibilité en matière de contrefaçon en ligne.
Le second point est lié aux caractères infalsifiable, immuable et inaltérable que l’on prête à la blockchain. En effet, du fait du fonctionnement même de la blockchain, il est impossible de supprimer ou modifier les données (y compris celle des tokens) contenues dans les blocs de la blockchain après leur émission, ce qui complique le prononcé d’une mesure habituelle d’interdiction et/ou de destruction des produits contrefaisants. Le CSPLA indique, qu’en l’état actuel de la technique, il est possible de brûler (burn) un NFT contrefaisant selon plusieurs modalités (envoi d’un NFT vers une adresse inutilisable, ce qui permet d’empêcher quiconque de le transférer ou de le modifier, ou actionnement d’une fonction du smart contract permettant d’empêcher définitivement le transfert du NFT vers une autre adresse publique – Rapport du CSPLA, p. 52). La plupart des commentateurs semblent s’accorder sur cette possibilité de burn d’un NFT et sur le caractère incomplet de la mesure qui ne fait que rendre celui-ci invisible sans pour autant le faire complètement disparaitre. La mise en œuvre en pratique de cette mesure nous semble également sujette à des difficultés, notamment si le NFT en cause ne figure pas sur une plateforme de vente, mais a été transféré dans le wallet d’un individu identifié uniquement par un pseudonyme.
En outre, ainsi que le précise le rapport du CSPLA, si le burn d’un NFT permet de neutraliser celui-ci, il faut qu’une mesure additionnelle soit prononcée à l’égard de l’œuvre sous-jacente, que celle-ci soit numérique ou physique. Si une œuvre digitale est stockée « off chain », il faudra au surplus ordonner le déférencement ou la suppression dudit fichier numérique. Si l’œuvre sous-jacente est une œuvre physique, alors les tribunaux pourront en ordonner la destruction (ou l’apposition d’une mention « reproduction » – Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 24 novembre 2021, 19-19.942, Publié au bulletin – Légifrance (legifrance.gouv.fr)).
Le CSPLA, conscient des nouvelles difficultés techniques liées à l’utilisation de la blockchain, propose de soutenir et engager une réflexion sur les modalités techniques permettant d’assurer l’effectivité des décisions judiciaires pour lutter contre la contrefaçon (proposition n° 5). On ne peut que soutenir l’idée !