Si la crème est libre, son nom ne l’était pas selon le Tribunal…
Par Julie Gonard, avocate chez Morgan, Lewis & Bockius LLP
Par un arrêt du 21 février 2024 (T-765/22), le Tribunal de l’UE a rejeté le recours que la société Azalee Cosmetics avait formé à l’encontre de la décision de la Chambre des Recours de l’EUIPO concernant une affaire qui l’opposait à la société L’Oréal (UK) Ltd.
En l’espèce, L’Oréal (UK) Ltd, titulaire d’un enregistrement de marque de l’UE pour le terme « LIBRE » en Classe 3, s’était opposée à la demande de marque semi-figurative « LA CRÈME LIBRE » de la société Azalee Cosmetics couvrant des produits et services en Classes 3, 21, 35 et 44.
La division d’opposition, considérant qu’il existait un risque de confusion entre les marques au titre de l’article 8(1)(b) du Règlement sur la Marque de l’Union Européenne (RMUE), a fait droit à l’opposition pour la majorité des produits et services. Les recours de la société Azalee Cosmetics devant la Chambre des Recours de l’EUIPO, puis le Tribunal de l’UE, ont tous été rejetés.
L’arrêt du Tribunal offre une analyse détaillée et méthodologique de chaque étape de l’appréciation du risque de confusion.
Les marques en conflit étaient les suivantes :
Le Tribunal a validé l’analyse de la Chambre des recours qui avait limité l’appréciation du risque de confusion au :
- grand public, consommateur des cosmétiques et soins en cause ici, qui sont des produits et services de consommation courante;
- d’attention moyenne, puisque l’analyse doit se faire du point de vue du groupe ayant le niveau d’attention le moins élevé au sein du public pertinent et que rien dans le libellé n’indiquait qu’il était question de produits de luxe pour un public plus attentif ;
- francophone, puisqu’il suffit que le risque de confusion existe dans une partie de l’UE pour rejeter une demande de marque.
La comparaison des produits et services
Les produits et services en Classes 3, 21, 35 et 44 en cause ont été considérés comme étant identiques pour certains et similaires pour d’autres (parfois à un faible degré).
La comparaison des signes
Le Tribunal valide les conclusions de la Chambre des Recours concernant le degré de similitude entre les marques, qui va de faible au plan visuel, à moyen sur les plans phonétique et conceptuel. En effet, la marque contestée reproduit intégralement l’élément verbal unique et distinctif de la marque antérieure, qui est accolé à « LA CRÈME », élément non distinctif. Même si « LIBRE » n’apparaît qu’en seconde position et avec un effet inversé, cela ne suffit pas à effacer leurs similitudes.
Caractère distinctif de la marque antérieure
La marque antérieure possède un caractère distinctif moyen. Le Tribunal rejette l’argument selon lequel la marque de L’Oréal ne serait que faiblement distinctive du fait de la coexistence de nombreuses autres marques comprenant ce terme dans les registres français et de l’EUIPO, car les extraits des registres ne représentent pas l’usage effectif des marques ni les réalités du marché.
Risque de confusion
Le Tribunal valide la conclusion de l’EUIPO selon laquelle il existe un risque de confusion entre les marques en question. Le Tribunal ne s’arrête pas là et poursuit son analyse afin d’expliquer pourquoi l’enquête d’opinion produite par la société Azalee Cosmetics ne suffit pas à renverser cette conclusion.
Commentaire
Les sondages d’opinion et études de marché sont le plus fréquemment utilisés auprès de l’EUIPO pour démontrer le degré de reconnaissance d’une marque auprès du public afin de prouver son caractère distinctif acquis ou accru, ou sa renommée. Dans le cas présent, la demanderesse avait produit une enquête cherchant à démontrer l’absence de risque de confusion entre les marques « LIBRE » et « LA CRÈME LIBRE ». Toutefois, il est difficile d’éviter les nombreux écueils auxquels se heurtent souvent les parties qui cherchent à s’appuyer sur une enquête. Ici, le Tribunal rappelle notamment que les enquêtes doivent être effectuées dans « les conditions objectives dans lesquelles les marques en conflit se présentent ou se présenteraient, sur le marché ». Il convient en outre pour l’appréciation du risque de confusion de tenir compte :
- du fait que le consommateur moyen n’a que rarement la possibilité de procéder à une comparaison directe des marques et doit se fier à l’image imparfaite qu’il en a gardée en mémoire. Or, dans le cas présent les parties et les participants n’avaient été confrontés qu’aux marques en conflit ;
- de la perception du public pertinent par rapport aux produits et aux services en cause. Il était notamment reproché à l’enquête de ne pas avoir fourni aux personnes interrogées d’information sur les produits et les services visés par les signes en conflit. On aurait pourtant pu penser que la première partie de la marque contestée fournissait tout de même un indice au public interrogé !
Même si le Tribunal remet en cause la valeur probante de l’enquête produite aux débats, il est intéressant de noter la mention du fait qu’un pourcentage de 28 % de participants ayant estimé que les signes en conflit appartenaient aux mêmes entreprises, « n’est pas négligeable pour l’appréciation de l’existence d’un risque de confusion ».
La nouvelle édition 2024 des Directives relatives aux marques de l’EUIPO et la Communication commune PC12 « sur la pratique commune relative aux éléments de preuve dans les procédures de recours en matière de marques » offrent des précisions supplémentaires sur les conditions à remplir pour qu’une enquête soit prise en compte (à lire ici et là).
Si la crème est libre, son nom ne l’était pas selon le Tribunal…
Par Julie Gonard, avocate chez Morgan, Lewis & Bockius LLP