Pas de quartier pour les notifications abusives !
(arrêt de la Cour d’appel de Paris du 5 juin 2024)
Cédric Manara, Affiliate Researcher, EDHEC Augmented Law Institute
Une entreprise horlogère filiale du groupe Richemont commercialise en France, par l’entremise de la société Cartier, la montre de luxe Radiomir. Elle détient sur cette montre une marque figurative et une autre semi-figurative (montre dont la fiche Wikipedia nous apprend que sa fabrication fut un temps protégée non pas par le truchement du droit de propriété intellectuelle mais par… le secret militaire !).
Cette entreprise et Cartier reprochent à la société défenderesse la commercialisation d’une montre de fantaisie et de déclinaisons de cette dernière qui reprendraient les caractéristiques des montres Radiomir et constitueraient une contrefaçon par imitation des marques de la première.
En première instance, le tribunal prononce la nullité des deux marques sur lesquelles s’appuyait la demande. Chose étonnante : ces dernières ne forment pas appel sur ce point. Au lieu de cela elles s’en vont soutenir devant la juridiction du second degré qu’elles ont droit à la protection d’une “valeur économique individualisée, qui leur est attribuable en raison de sa notoriété et de son prestige et des investissements qu’elles ont consentis chacune, en France et dans le monde, pour développer, accroître et maintenir son attractivité”. L’argument est audacieux, mais tombe à plat. Les demanderesses ont plus de succès en revanche dans leur demande de nullité de l’enregistrement d’un dessin et modèle de la défenderesse pour défaut de caractère propre.
Cela ne leur permet pas au final d’obtenir ce qui n’était rien moins que le bannissement numérique des montres de fantaisie : l’objectif de leur action en justice était en effet l’interdiction de leur commercialisation “sur quelque support et sous quelque forme que ce soit, et notamment sur le site internet [de la défenderesse], via des revendeurs, et sur les réseaux sociaux de la société”.
Avant même l’instance toutefois, elles étaient en partie parvenues à empêcher leur adversaire de vendre en ligne ses modèles légitimes. Suite à des notifications auprès de la société Meta que cette dernière avait estimées valides, les sociétés du groupe Richemont avaient réussi à faire fermer le compte Instagram de la défenderesse et supprimer des publications Facebook – neutralisant en pratique certains de ses canaux commerciaux.
Et voilà comment on obtient d’une entité privée qu’est un hébergeur, la suppression de contenu, et même ici d’un compte, pourtant parfaitement licites ! L’affaire rappelle que la police des activités en ligne par délégation à des entreprises privées se fait sans contrôle judiciaire aucun, et donne régulièrement lieu à des décisions infondées ou incorrectes. Ici, les droits de marque qui avaient servi de fondement aux notifications et seront considérés comme nuls par le tribunal, se sont avérés suffisants pour l’hébergeur des contenus destinataire de ces notifications.
Trop rares sont les utilisateurs qui forment un recours auprès des plateformes contre leurs décisions de retrait irrégulières, et bien plus rares encore ceux qui attaquent en justice les auteurs impunis de notifications abusives. L’action de la victime mérite d’être saluée, tout comme la décision des juges de sanctionner l’abus. Tant le tribunal que la cour d’appel ont jugé “qu’en ayant demandé la fermeture du compte Instagram de la [défenderesse] et la suppression de publications Facebook, anticipant une décision de justice à leurs risques et périls”, les sociétés de luxe se sont rendues coupables d’agissements fautifs et ont causé un préjudice “tenant à une moindre visibilité sur internet”. Elles sont condamnées à verser à la victime de leurs notifications abusives 25.000 euros. C’est peut-être la première fois qu’un juge français condamne un tel comportement – soit 20 ans après l’entrée en vigueur de la loi pour la confiance dans l’économie numérique qui organise en droit français le retrait de contenu sur notification.
Cette loi n’a pas été visée ici. Si cela avait été le cas, le débat aurait alors pu aussi porter sur l’éventuelle responsabilité pénale des sociétés de luxe. Aurait-elle pu être engagée ? L’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 prévoit une sanction pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement et 15.000 euros d’amende pour quiconque présenterait à un hébergeur “un contenu ou une activité comme étant illicite dans le but d’en obtenir le retrait ou d’en faire cesser la diffusion, alors qu’elle sait cette information inexacte”.
A la lecture de la décision, on ne sait pas sur quel fondement les notifications ont été faites à Meta. Il est possible qu’elles n’aient pas visé la LCEN, mais consistaient en un signalement par une procédure propre aux plateformes.
Pas de quartier pour les notifications abusives !
Cédric Manara, Affiliate Researcher, EDHEC Augmented Law Institute