Une transposition de l’article 18 de la directive (UE) n° 2019/790 jugée insuffisante
par le Conseil d’État par Stéphanie le Cam, maître de conférences à l’Université Rennes 2 et directrice de la Ligue des Auteurs Professionnels
CE, 10e et 9e ch. réunies, 15 nov. 2022, n°454477
Alors que l’article 18 de la directive (UE) n° 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique reconnaît pour les auteurs et artistes-interprètes un droit à une rémunération « appropriée et proportionnelle », le législateur français avait fait le choix de ne pas le transposer complètement. L’ordonnance n° 2021-580 du 12 mai 2021 ne prévoyait en effet la reconnaissance de ce droit aux seuls artistes-interprètes. Cette absence de transposition a justifié que deux organisations professionnelles et syndicales d’auteurs (le CAAP et la Ligue des Auteurs Professionnels) forment un recours devant le Conseil d’État pour obtenir l’annulation partielle de l’ordonnance (CE, 10e et 9e ch. réunies, 15 nov. 2022, n°454477).
Selon nos organisations professionnelles et syndicales, la directive consacre un véritable droit à une rémunération appropriée et proportionnelle ; la conjonction de coordination « et » implique des caractéristiques cumulatives et non alternatives. Il en résulte que la transposition devait reconnaître à la fois un droit à une rémunération « appropriée » et également « proportionnelle ». Or, l’ordonnance le reconnaissait expressément pour les seuls artistes-interprètes (article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle), mais elle n’intégrait aucune disposition légale nouvelle de nature à assurer explicitement aux auteurs ce droit à une rémunération appropriée.
D’après le législateur, l’article L. 131-4 du Code de la propriété intellectuelle vise déjà le principe d’une rémunération « proportionnelle », si bien que les dispositions nationales seraient en phase avec le droit de l’Union européenne. Il ajoutait aussi que l’ordonnance prévoyait également un mécanisme de révision, ce qui assurerait à l’ordonnance d’être parfaitement en phase avec le droit de l’Union européenne. En ce sens, il arguait que lorsque la rémunération se révèle exagérément faible par rapport à l’ensemble des revenus ultérieurement tirés de l’exploitation par le cessionnaire, l’auteur est en mesure d’obtenir une rémunération supplémentaire.
Un mécanisme de révision judiciaire hors sol
Il en résultait donc qu’à défaut de s’être vus reconnaître un véritable droit à une rémunération appropriée par une disposition d’ordre public, les auteurs devaient se contenter d’une rémunération proportionnelle et envisager, à défaut de rémunération appropriée, une révision judiciaire du contrat pour revoir à la hausse leur rémunération, et ce, seulement si celle-ci est exagérément faible…
Or, cette solution « hors sol » était inacceptable pour nos organisations professionnelles et syndicales, car la réévaluation de la rémunération par le juge impliquait alors que l’auteur agisse en justice, ce qu’il fait rarement en pratique. Nous constatons en effet que les auteurs sont souvent dissuadés d’agir parce que les frais que ces actions impliquent sont trop importants face à un résultat souvent très aléatoire. On remarque d’ailleurs en ce sens que peu d’avocats travaillant dans les domaines du droit de la propriété intellectuelle n’acceptent d’intervenir en prenant l’aide juridictionnelle, alors même que beaucoup d’auteurs y ont droit du fait de revenus souvent précaires.
Au-delà des frais que l’action implique, les auteurs craignent surtout la cristallisation de tensions avec leur cocontractant, en ce que leur demande de réévaluation judiciaire menace clairement l’avenir de leurs collaborations. Le phénomène de blacklisting dans l’écosystème de la culture ne doit pas être minimisé, car les liens structurels entre les groupes sont très nombreux. Les auteurs ont tout simplement très peur d’être ostracisés lorsqu’ils revendiquent et cherchent à rétablir l’équilibre de leurs propres contrats. Pour ces deux raisons, nos organisations professionnelles et syndicales ont donc saisi le Conseil d’État en soutenant principalement qu’une rémunération proportionnelle ne pouvait pas être l’équivalent d’une rémunération appropriée.
D’une erreur de traduction à une transposition incomplète
Bien que le législateur invoque une transposition complète du fait de l’existence en droit français d’un droit à une rémunération proportionnelle, il est important de rappeler que la directive elle-même n’impose pas une rémunération à proportion des recettes d’exploitation… En effet, elle admet qu’une rémunération forfaitaire puisse (exceptionnellement) répondre à cette exigence : même au forfait, la rémunération des auteurs et artistes-interprètes doit être déterminée selon « la valeur économique réelle ou potentielle des droits octroyés sous licence ou transférés, compte tenu de la contribution de l’auteur ou de l’artiste-interprète ou exécutant à l’ensemble de l’œuvre ou autre objet protégé et de toutes les autres circonstances de l’espèce, telles que les pratiques de marché ou l’exploitation réelle de l’œuvre ».
Certains ont d’ailleurs pu souligner que le terme « proportionnelle » résultait d’un mauvais choix de traduction (A. Lucas et J.-M. Bruguière, comm. ss dir. (UE) 2019/790, 17 avr. 2019 : Propr. intell. 2019, n° 72). Le texte anglais utilise le terme « proportionate », qui se traduit par « proportionnée », lequel serait plus exact. La traduction allemande est aussi intéressante, l’article 18 est intitulé « Grundsatz der angemessenen und verhältnismäßigen Vergütung » et renvoie littéralement à une rémunération appropriée et proportionnée. La traduction française n’était donc pas conforme aux critères posés par la directive. Correctement traduite, la version française de cette directive aurait dû conduire à la reconnaissance d’un droit à une rémunération appropriée et proportionnée.
Il en résultait donc que non seulement l’ordonnance se basait sur cette mauvaise traduction, mais qu’elle était encore plus défavorable aux auteurs, puisqu’elle ne transposait qu’une seule des deux caractéristiques visées par la directive européenne. Or, une rémunération proportionnelle n’est pas toujours appropriée ou juste. Il suffit de partir d’un pourcentage faible pour se rendre compte qu’une rémunération peut-être proportionnelle, sans toutefois être juste ou appropriée. Si un contrat d’édition prévoit un taux de rémunération de 0,5 % du prix public du livre, l’auteur recevra bien une rémunération proportionnelle, mais ne recevra pas une rémunération appropriée ou juste.
Une annulation partielle de l’ordonnance
La décision du Conseil d’État était donc très attendue. Les juges ont retenu notamment que « si l’ordonnance attaquée a créé, à l’article L. 131-5 du code de la propriété intellectuelle, d’une part, une action en révision des conditions du contrat pour lésion ou prévision insuffisante des produits de l’œuvre lorsque celle-ci a été cédée moyennant une rémunération forfaitaire et, d’autre part, pour la transposition de l’article 20 de la directive, un droit à rémunération complémentaire lorsque la rémunération proportionnelle initialement prévue se révèle exagérément faible, elle n’a pas prévu, contrairement à ce qu’exige la directive, que la rémunération soit, d’emblée, appropriée » (point 14). Il en résulte que « Les requérants sont, par suite, fondés à en demander l’annulation dans cette mesure ».
L’ordonnance du 12 mai 2021 portant transposition du 6 de l’article 2 et des articles 17 à 23 de la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE est donc annulée, en tant qu’elle ne prévoit pas que les auteurs cédant leurs droits exclusifs pour l’exploitation de leurs œuvres ont le droit de percevoir une rémunération appropriée.
Un débat parlementaire fortement attendu
Nos organisations professionnelles et syndicales ont bien évidemment salué cette décision, mais elles attendent désormais que la transposition du droit à une rémunération appropriée donne l’occasion historique d’ouvrir un débat au Parlement, sur le partage de la valeur et les conditions financières des auteurs.
C’est la raison pour laquelle elles se sont trouvées soulagées de constater qu’un amendement avait récemment été déclaré irrecevable dans le cadre du projet de loi « adaptation au droit de l’Union européenne ». Plusieurs sénateurs ont tenté d’introduire le mot « approprié » dans le Code de la propriété intellectuelle, sans qu’aucune réflexion collective ne soit menée sur sa définition. Nos organisations l’ont d’ailleurs fait savoir aux sénateurs concernés, sans que ces derniers n’acceptent par ailleurs de les rencontrer pour discuter de la manière dont ils pourraient œuvrer pour porter une proposition de loi plus ambitieuse… Cette tentative d’amendement sans aucune concertation préalable des représentants des auteurs était très critiquable. Elles demandent plus qu’un rafistolage textuel dépourvu de toute ambition politique.
Pour prendre des décisions importantes et pour élaborer des lois qui régissent notre société, il est essentiel que les enjeux pertinents soient abordés de manière approfondie et que tous les points de vue soient pris en compte. Par ailleurs, de toute évidence, la simple transposition formelle du terme « approprié » n’est pas une fin en soi et le débat parlementaire reste un processus crucial ! Il était déjà discutable que la transposition de la directive ait pu être envisagée par voie d’ordonnance, ce qui privait les auteurs d’un vrai débat en 2021, bien que le contexte de crise sanitaire ait pu le justifier néanmoins.
Les rapports d’experts font le même constat depuis des années : ils pointent une précarisation sans précédent des auteurs depuis 20 ans, et pourtant rien ne bouge ! Ce débat doit permettre de reconsidérer l’importance des auteurs pour la création culturelle ; de pointer les problèmes de partage de la valeur ; et pourquoi pas d’envisager déjà l’impact des révolutions à venir sur la rémunération des auteurs.
Nos organisations appellent donc les parlementaires à organiser sans tarder une discussion sérieuse sur la rémunération appropriée des auteurs, pour que leur travail soit reconnu à sa juste valeur. Elles veulent des mesures concrètes pour garantir aux auteurs des conditions de vie décentes, afin d’assurer la pérennité et la diversité du secteur culturel.