Dessins et modèles,Propriété industrielle

Dessins et modèles et revendication de priorité : un brevet n’est pas un modèle d’utilité

Par Marie Faessel, Conseil en Propriété Industrielle chez Plasseraud IP

Le 27 février dernier, la Cour de Justice a rendu un arrêt très attendu en matière de revendication de priorité, autour de la question suivante : une demande de dessin ou modèle communautaire peut-elle revendiquer la priorité d’une demande PCT antérieure ? Si oui, quel est le délai de priorité applicable ?

Pour bien comprendre les enjeux de cet arrêt (affaire C-382/21 P), il convient tout d’abord de rappeler les points suivants :

  •  la convention d’Union de Paris, à l’origine du mécanisme du droit de priorité, ne fixe pas les mêmes délais selon les titres concernés. Ainsi, l’article 4, section C paragraphe 1 de ladite convention prévoit que « les délais de priorité […] seront de douze mois pour les brevets d’invention et les modèles d’utilité, et de six mois pour les dessins ou modèles industriels et pour les marques de fabrique ou de commerce ».
  •  le modèle d’utilité est un titre de propriété industrielle prévu par certains Etats, qui permet de protéger une invention technique avec une procédure d’examen allégée par rapport à celle du brevet. Un dessin ou modèle vise lui à protéger l’apparence d’un produit ou d’une partie de produit.
  •  le traité de coopération en matière de brevets (PCT) prévoit qu’une demande internationale portant sur une invention peut prendre la forme d’une demande de brevet ou d’un modèle d’utilité dans les États désignés ayant une législation spécifique en ce sens.

Les faits de l’arrêt étaient les suivants :

Le 24 octobre 2018, la société The KaiKai Company Jaeger Wichmann GbR a introduit devant l’EUIPO une demande de dépôt multiple de dessins et modèles communautaires, en revendiquant la priorité d’une demande internationale PCT datée du 26 octobre 2017, soit presque 12 mois après le dépôt de cette dernière.

L’EUIPO accepte les demandes d’enregistrement, mais rejette la revendication de priorité, en considérant que le délai de priorité applicable en l’espèce était de 6 mois et non de 12 mois.

L’EUIPO se base pour cela sur les dispositions de l’article 41§1 du règlement n° 6/2002 sur les dessins et modèles communautaires (ci-après « RDMC), qui dispose :

« Celui qui a régulièrement déposé une demande d’enregistrement d’un dessin ou modèle ou d’un modèle d’utilité dans ou pour l’un des États parties à la convention de Paris ou à l’accord instituant l’[OMC], ou son ayant cause, jouit, pour effectuer le dépôt d’une demande d’enregistrement d’un dessin ou modèle communautaire pour le même dessin ou modèle ou pour le même modèle d’utilité, d’un droit de priorité pendant un délai de six mois à compter de la date de dépôt de la première demande ».

En l’espèce, l’EUIPO considère qu’il est possible de baser une revendication de priorité d’un dessin ou modèle communautaire sur la base d’une demande internationale PCT antérieure, dans la mesure où une telle demande peut concerner un modèle d’utilité, expressément visé dans l’article 41§1 RDMC. En revanche, l’EUIPO considère que la lettre de l’article est claire et que le délai de priorité applicable dans cette hypothèse est de 6 mois, et non 12 mois. La Chambre de Recours de l’EUIPO confirme cette interprétation et un recours est formé devant le Tribunal de l’Union Européenne (TUE).

Dans un arrêt du 14 avril 2021, le TUE annule la décision de la Chambre de Recours, en appliquant le raisonnement suivant :

     – l’article 41§1 du RDMC ne prévoit pas expressément la situation dans laquelle une demande de dessin ou modèle postérieure revendique un droit de priorité fondé sur une demande de brevet antérieure et il ne régit donc pas, non plus, le délai applicable pour revendiquer la priorité dans cette situation ;

      – pour combler cette lacune législative, il convient de se référer à l’article 4 de la Convention d’Union de Paris, ainsi qu’aux travaux préparatoires de ladite convention et à la logique inhérente aux systèmes de priorité ;

    – il ressort des constatations du TUE que, dans cette hypothèse, il convient de prendre en compte la nature du droit antérieur dont la priorité est revendiquée pour déterminer le délai de priorité applicable. En l’espèce, le TUE jugea qu’une demande déposée en vertu du PCT est une demande de brevet au sens de la Convention de Paris et que le délai de priorité applicable serait donc de 12 mois.

L’EUIPO introduit un pourvoi devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) contre l’arrêt du TUE, qui va lui donner raison et annuler ce dernier pour erreur de droit.

Plusieurs points témoignent de l’importance de cet arrêt de la CJUE :

     – il s’agissait de la première fois depuis l’introduction de la procédure d’admission des pourvois en 2019 que la Cour de Justice considérait qu’un pourvoi introduit contre un arrêt du Tribunal méritait un examen de fond ;

     – l’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de la Cour de Justice ;

     – l’EUIPO était soutenu dans son pourvoi par la Commission européenne.

En substance, la CJUE estime que c’est à tort que le TUE a considéré qu’une demande de dessin ou modèle communautaire pouvait revendiquer la priorité d’une demande antérieure de brevet.

Après des clarifications sur les effets de la Convention de Paris dans l’ordre juridique de l’Union, la CJUE applique le raisonnement qui suit.

Contrairement à ce qu’avançait le TUE, la Cour considère que l’article 41§1 RDMC est clair et non équivoque. Il ressort de la lettre de cet article que seules deux catégories de demandes antérieures sont susceptibles de fonder un droit de priorité au bénéfice d’une demande d’enregistrement de dessin ou modèle :

     – un dessin ou modèle, ou

     – un modèle d’utilité.

L’article est également clair sur le délai de priorité applicable dans cette hypothèse, à savoir un délai de 6 mois.

Selon la Cour, le fait que l’article 41§1 ne fixe pas le délai applicable dans l’hypothèse d’une revendication de priorité basée sur un brevet antérieur n’est pas une « lacune législative », mais simplement la conséquence du fait qu’il n’est pas possible de « fonder un tel droit sur cette catégorie de demandes antérieures » (§77).

La Cour indique ensuite que s’il est effectivement possible de revendiquer la priorité d’une demande internationale PCT dans le cadre d’un dépôt postérieur de dessin ou modèle, c’est « uniquement pour autant que la demande internationale en question ait pour objet un modèle d’utilité ». En revanche, cela ne signifie pas qu’il est possible de revendiquer la priorité d’une demande de brevet antérieure.

La Cour se réfère notamment à l’article 4, section C, paragraphe 4 de la Convention d’Union de Paris, qui dispose que « doit être considérée comme première demande dont la date de dépôt sera le point de départ du délai de priorité, une demande ultérieure ayant le même objet qu’une première demande antérieure […] ».

Sur l’interprétation de la notion de « même objet », la Cour souligne ensuite que l’article 4, section E de la Convention d’Union de Paris dispose que :

« 1) Lorsqu’un dessin ou modèle industriel aura été déposé dans un pays en vertu d’un droit de priorité basé sur le dépôt d’un modèle d’utilité, le délai de priorité ne sera que celui fixé pour les dessins ou modèles industriels.

2) En outre, il est permis de déposer dans un pays un modèle d’utilité en vertu d’un droit de priorité basé sur le dépôt d’une demande de brevet et inversement ».

Selon la CJUE, cet article « admet qu’un même objet est parfois susceptible de bénéficier de plus d’une forme de protection, de telle sorte qu’un droit de priorité peut être invoqué pour une forme de protection différente de celle demandée antérieurement ».

Néanmoins, la CJUE précise que cet article énumère « de manière exhaustive les hypothèses dans lesquelles cela peut se produire » (§84), à savoir :

     – une demande de modèle d’utilité peut donner lieu à un droit de priorité pour une demande de dessin ou modèle ;

     – une demande de brevet peut donner lieu à un droit de priorité pour une demande de modèle d’utilité, et inversement.

En revanche, cet article ne prévoyant pas expressément qu’une demande de brevet peut donner lieu à un droit de priorité pour une demande de dessin ou modèle, cette hypothèse n’est pas admise.

On peut s’étonner que l’article 4 section E de la Convention d’Union de Paris prévoit la possibilité de revendiquer la priorité d’un modèle d’utilité pour le dépôt ultérieur d’une demande de dessin et modèle. En effet, les finalités de protection de ces titres sont différentes (protection technique d’une invention d’une part, protection de l’apparence esthétique d’un produit d’autre part) et n’ont donc pas véritablement un « même objet ».

Il semble que la Cour de Justice ait cherché par son arrêt à circonscrire au maximum cette particularité des textes, en évitant une interprétation plus large permettant d’étendre la revendication de priorité à d’autres titres que ceux expressément prévus dans la lettre de la Convention.

En résumé :

    – un droit de priorité ne peut être revendiqué que dans l’hypothèse où la demande ultérieure a « le même objet » que la première demande antérieure ;

    – il est possible de revendiquer la priorité d’une demande de modèle d’utilité dans le cadre du dépôt d’une demande de dessin ou modèle communautaire ultérieure, cette hypothèse étant expressément prévue par la Convention d’Union de Paris. Le délai applicable est alors de 6 mois, conformément aux dispositions de l’article 41§1 du RDMC ;

    – il n’est en revanche pas envisageable de revendiquer la priorité d’une demande de brevet dans le cadre du dépôt d’une demande de dessin ou modèle ultérieure, ces demandes n’ayant pas le « même objet » au sens de l’article 4 de la Convention d’Union de Paris.

     – une demande PCT peut servir de base à une revendication de priorité d’un dessin ou modèle communautaire postérieur, mais uniquement en ce qu’elle peut aboutir à la délivrance d’un modèle d’utilité. Le délai applicable pour la revendication de priorité est alors de 6 mois.

Dessins et modèles et revendication de priorité : un brevet n’est pas un modèle d’utilité, Par Marie Faessel, Conseil en Propriété Industrielle chez Plasseraud IP. 

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One thought on “Dessins et modèles et revendication de priorité : un brevet n’est pas un modèle d’utilité

  1. Il est crucial de ne pas confondre les deux, car les exigences et les procédures pour obtenir la protection sont différentes. Revendiquer la priorité de manière incorrecte peut entraîner des conséquences graves, y compris la perte de droits de propriété intellectuelle. Dans le contexte spécifique des dessins et modèles, il est important de respecter les critères d’originalité et de nouveauté. Revendiquer la priorité de manière inappropriée peut compromettre la validité de la protection accordée. En conclusion, il est impératif pour les entreprises et les inventeurs de comprendre pleinement les nuances entre les dessins et modèles et les brevets, ainsi que les exigences liées à la revendication de priorité.

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