Indications géographiques,Propriété industrielle

Enfin une protection européenne des produits industriels et artisanaux ! Les cordonniers sont-ils toujours les plus mal chaussés ? Par Audrey Aubard (Consultante – Aubard Consulting, Secrétaire Générale de l’Association Française des Indications Géographiques Industrielles et Artisanales – AFIGIA) et Arnaud Lellinger (Avocat – LLF Avocats)

Si les indications géographiques pour les vins, les boissons spiritueuses, les produits agricoles et les denrées alimentaires bénéficient d’une protection depuis les années 1970, avec notamment la mise en place des vins de qualité produits dans une région déterminée (VQPRD), et grâce à toute une série de règlements, dont les règlements (UE) n°2019/787, (UE) n° 251/2014 et (UE) n°1151/2012, les indications géographiques pour les produits industriels et artisanaux restaient indéniablement le talon d’Achille de l’arsenal européen, ne bénéficiant d’aucune réglementation harmonisée, contrairement aux engagements internationaux de l’UE.

Certes, on pouvait relever çà et là des législations régionales ou nationales sui generis (notamment en France depuis la loi n°2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « Loi Hamon »), qui n’offraient cependant pas de protection à la hauteur de ces trésors du patrimoine européen que sont la Porcelaine de Limoges, le Verre de Murano, la Coutellerie de Solingen, le Tweed du Donegal, la Dentelle de Halas ou encore le Figurado de Barcelos.

La proposition de règlement relatif à la protection des indications géographiques pour les produits artisanaux et industriels du 13 avril 2022 était donc particulièrement attendue, après de multiples appels des associations ou représentants de producteurs de produits industriels et artisanaux, des régions européennes (à travers les rapports du Comité des Régions), des eurodéputés (en 2015 et 2019 suite à l’adhésion de l’UE à l’Acte de Genève) et, également, après des années de discussions et de consultations diverses.

Toutefois, près d’un an après sa publication, alors que la Commission des affaires juridiques du Parlement européen vient d’adopter le mois dernier un projet de mandat de négociation avec les gouvernements de l’Union européenne, tous les doutes et les incertitudes ne sont pas encore levés.

 

  1. Les artisans aux pieds nus : l’absence d’une protection à l’échelle européenne et des protections nationales incomplètes

Les multiples enquêtes et consultations publiques lancées par la Commission européenne depuis les années 2010 auprès des professionnels, des milieux politiques, juridiques, universitaires, et des consommateurs, ont toutes laissé apparaître une volonté commune et partagée de mise en place d’un régime d’IG spécifique aux produits industriels et artisanaux, à l’instar de ce qui existait pour les produits agricoles et qui était porteur d’impacts positifs pour les économies et les territoires.

En effet, en pratique, l’absence de protection uniforme place les producteurs dans des situations complexes en termes de protection ; situations aggravées par la pandémie ou le contexte géopolitique récent, alors même que l’on constate un intérêt grandissant des consommateurs pour les produits à l’origine garantie ou certifiée (« […] s’il y a une tendance qui semble clairement sortir renforcée de la crise, c’est bien le made in France et la proximité. » FranceAgriMer, « L’impact de la crise de la COVID-19 sur la consommation alimentaire en France : parenthèse, accélérateur ou élément de rupture de tendances ?» Montreuil, 2020).

Les produits d’origine sont de plus en plus séduisants dans une période où le consommateur accorde une importance grandissante à la garantie de l’origine des produits qu’il achète. Cette image de qualité attachée aux produits d’origine peut néanmoins attirer les convoitises de tiers peu scrupuleux.

Les alternatives offertes par les droits existants, tels que le droit des marques avec les articles 74 et 83 du règlement 2017/1001 sur la marque de l’UE, qui limitent l’intérêt de ces outils pour désigner des produits tirant des qualités de leur origine géographique, ou encore la concurrence déloyale, s’avèrent être des protections coûteuses et insuffisantes pour prévenir ou contrer les atteintes, car, d’une part, elles ne permettent pas de protéger l’origine des produits stricto sensu et, d’autre part, elles ne fournissent pas les conditions pour certifier un lien entre la qualité, la réputation du produit et son origine géographique (sur l’incompatibilité de principe entre les marques et les IG voir par exemple CJUE, 20 sept. 2017, aff. C-673/15 à C-676/15, The Tea Board c/ EUIPO, « Darjeeling c/ Darjeeling », pt 56). Surtout, toutes ces alternatives ne remplaceront jamais les IG qui sont porteuses d’éléments patrimoniaux non délocalisables.

De même, s’agissant des législations sui generis existantes à l’échelle de certains États membres, elles apparaissent souvent insuffisantes et non exemptes de critiques.

Par exemple, le régime français institué par la loi n°2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « Loi Hamon » – s’il a le mérite d’exister – a laissé apparaître, à l’usage, des lacunes importantes, que ce soit :

  • dans les procédures d’homologation elles-mêmes, où l’on peine à comprendre le véritable rôle des enquêtes publiques, la gestion laborieuse des demandes d’homologation d’IG concurrentes, l’appréciation de certains critères d’homologation comme la représentativité du demandeur, l’absence d’enquêtes de terrain pertinentes… ;
  • dans la mise en œuvre ensuite, où les droits sont cantonnés au territoire français, ce qui limite considérablement les moyens d’action (par exemple concernant les demandes d’intervention douanières qui ne s’opèrent que sur le territoire national) alors que bon nombre de produits sont exportés.

Ces lacunes dans les textes applicables, et leur interprétation, parfois contestable, ont logiquement fait naître un contentieux nourri, qui représente des investissements de temps et d’argent importants pour les organismes porteurs d’IG ou les ODG, déjà accaparés par des procédures d’homologation parfois longues.

Pour autant, cette situation ne doit pas masquer l’essentiel, qui est le grand attrait du dispositif, avec près de 14 IG PIA homologuées en 9 ans, aux termes de procédures pour certaines longues et chaotiques, mais qui n’entament pas l’intérêt des groupements de producteurs des quatre coins de France, démontrant, s’il le fallait encore, que c’est dans la France des territoires, dans ces diagonales du vide trop longtemps méprisées, que se situe l’enjeu de la relocalisation.

 

  1. Les artisans trouvent-ils vraiment chaussure à leur pied ? Les perspectives et les incertitudes de la proposition de règlement de l’UE

C’est donc peu dire que la proposition de règlement de la Commission européenne d’avril 2022 était attendue avec impatience, et qu’elle a été accueillie très positivement par les milieux intéressés.

On peut se réjouir de la compétence octroyée à l’EUIPO pour l’instruction des demandes d’homologation au niveau de l’UE, en effet, l’Office est le seul organe possédant aujourd’hui les compétences techniques et les moyens d’instruire ces demandes de manière transparente, et ceci permettra une approche harmonisée avec le domaine agricole.

Si cette proposition constitue un véritable espoir et que l’on peut saluer le travail mené par le Parlement européen et sa Commission des affaires juridiques (JURI), qui ont donné plus de consistance à la proposition initiale, on peut cependant regretter certaines lacunes qui se sont accrues avec la publication de l’approche générale du Conseil des ministres de l’Union européenne à l’automne 2022, qui propose certaines modifications discutables de la proposition de règlement.

Tout d’abord, concernant la définition des produits artisanaux à l’article 3.a) de la proposition, « produits fabriqués soit entièrement à la main soit à l’aide d’outils manuels ou même de moyens mécaniques, pourvu que la contribution manuelle directe reste la composante la plus importante du produit fini », ne paraît pas prendre en compte la réalité de tous les produits fabriqués      et les relègue à des produits très traditionnels, sans tenir compte de l’innovation. La question de la définition de l’artisanat est extrêmement sensible, étant entendu qu’elle ne fait pas l’objet d’une vision unitaire ni d’une définition à l’échelle de l’UE. Une approche ouverte est donc requise afin de ne laisser personne de côté.

En tout état de cause, on peut questionner l’intérêt et la pertinence d’une telle définition, qui n’existe pas en matière agricole, où l’article 5 de la proposition renvoie simplement à une liste de produits couverts («Les vins, les boissons spiritueuses et les produits agricoles, y compris les denrées alimentaires et les produits de la pêche et de l’aquaculture, énumérés aux chapitres 1 à 23 de la nomenclature combinée figurant à l’annexe I du règlement (CEE) no 2658/87 du Conseil » faisant référence au (Règlement (CEE) no 2658/87 du Conseil du 23 juillet 1987 relatif à la statistique et au tarif douanier commun (JO L 256 du 7.9.1987, p. 1)) et évite, ainsi, toute discussion autour d’une définition hypothétiquement consensuelle.

De même, on ne peut que regretter le manque d’ambition de l’article 5.C) de la proposition, qui impose seulement qu’« au moins une des étapes de production du produit doit avoir lieu dans l’aire géographique délimitée ».

Si une seule des étapes de production se déroule localement et que le reste peut être déplacé dans une autre région, voire dans un autre État membre ou, pire encore, dans un autre pays en dehors de l’UE, le dispositif n’aura plus aucun intérêt. Ce point a été relevé par beaucoup d’États membres qui demandent une définition plus restrictive, ne permettant aucune dérive.

C’est pourquoi il serait nécessaire que toutes les étapes de la production, ou a minima les étapes substantielles de la production, aient lieu dans l’aire géographique délimitée au cahier des charges.

De même, concernant la notion d’évocation (définie à l’article 35.2 « Aux fins du paragraphe 1, point b), il y a évocation d’une indication géographique notamment lorsqu’une mention, un signe ou un autre dispositif d’étiquetage ou de conditionnement présente, dans l’esprit du consommateur raisonnablement avisé, un lien direct et évident avec le produit couvert par l’indication géographique enregistrée, permettant de profiter de la réputation de la dénomination enregistrée, de l’affaiblir, de l’atténuer ou de lui porter préjudice »), on peut regretter que la proposition, identique à celle proposée dans le règlement sur les AOP/IGP, cherche à l’enfermer dans une définition, étant entendu que les juges ont aujourd’hui une approche très large et salutaire de la notion, accordant ainsi une forte protection aux IG, qui n’est que le corollaire nécessaire à la protection de leur forte réputation.

D’autres sources d’inquiétudes sont apparues avec les modifications proposées par le Conseil des ministres qui tendent, sur certains points, à adopter une approche différente des IG agricoles (qui font également l’objet d’une proposition de règlement actuellement à l’étude).

En particulier, le Conseil a retiré les dispositions relatives à la protection des IG artisanales vis-à-vis des noms de domaine (l’article 41 ayant été retiré et partiellement replacé au considérant 33), car leur mise en œuvre serait trop complexe, alors qu’elles sont maintenues dans la proposition de règlement pour les IG agricoles. Ce nouveau dispositif destiné à renforcer la protection des IG va être mis en place pour les IG agricoles. Cependant, les États membres seraient opposés à l’étendre aux produits de l’artisanat, sachant que dans tous les cas la compétence serait dévolue à l’EUIPO qui devra mettre en place ce dispositif.

Par ailleurs, on peut s’inquiéter de la mise en place d’un contrôle de principe du respect du cahier des charges par un système d’« auto-déclaration » (envisagé d’abord comme une option dans la proposition initiale) des producteurs eux-mêmes, qui rompt avec une tradition de contrôles extérieurs ou de certification par un organisme externe et indépendant, qui permet la protection et la garantie du système des IG.

Ce biais apparaît très dangereux, car le contrôle ne devrait pouvoir être assuré que par les autorités compétentes, sur la base d’une analyse de risque (ce qui veut dire si risque 0 pas de contrôle !) et/ou par des organismes indépendants délégués à la certification de produits. Cette proposition s’inscrit aux antipodes des pratiques mises en place par certains pays comme la France ou le Portugal, dont les IG sont toutes certifiées (la France dispose d’ailleurs d’un programme d’accréditation spécifique). Elle renforce aussi la bureaucratie et l’intervention des États membres, pourtant décriées dans les négociations. Cette proposition de « soft control » est dangereuse car elle ouvre la porte à toutes les dérives ou ouvre la voie aux risques de tromperie du consommateur et, donc, une méfiance légitime vis-à-vis du système d’IG artisanales.

Enfin, concernant la philosophie même du dispositif, il faudra raison garder et ne pas dévoyer le système en octroyant trop largement des IG artisanales, même aux dossiers les plus fragiles, au prétexte de sauver les territoires. L’effet serait délétère et détournerait, à terme, les consommateurs du dispositif.

En ce sens, on ne peut que regretter certaines tournures maladroites de l’ « exposé des motifs » de la proposition de règlement comme l’affirmation suivante « Pour ces raisons, la proposition vise à stimuler le secteur du tourisme, en particulier dans les régions les plus pauvres, et à aider les MPME à concevoir de nouveaux produits liés à une zone géographique »…l’objectif fondamental du dispositif d’IG n’étant pas de « concevoir de nouveaux produits », mais bien de protéger des produits traditionnels appartenant au patrimoine européen et d’augmenter leur visibilité.

Gageons que les espoirs portés par cette proposition de règlement ne soient pas dévoyés ou trahis, afin de ne jamais revivre ce jour, pas si lointain, où la Bourgogne faillit devenir une province italienne

 

Enfin une protection européenne des produits industriels et artisanaux ! Les cordonniers sont-ils toujours les plus mal chaussés ? Par Audrey Aubard (Consultante – Aubard Consulting, Secrétaire Générale de l’Association Française des Indications Géographiques Industrielles et Artisanales – AFIGIA) et Arnaud Lellinger (Avocat – LLF Avocats)
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