Brevets,Propriété industrielle,Propriété intellectuelle

Godot du côté des inventions mises en œuvre

par ordinateur en France par Alexandre Lebkiri – Conseil en Propriété Industrielle – Mandataire OEB – Membre associé du laboratoire de recherche du CEIPI

Il en est de certaines décisions comme du Godot de la pièce de Samuel Beckett : les jurisprudences de la Cour de cassation concernant la notion d’invention et l’exigence de technicité sont de cette espèce. On les attend, mais elles ne viennent pas. C’est donc avec un plaisir non dissimulé que les praticiens du droit des brevets ont accueilli la décision rendue le 11 janvier 2023 par la Cour de cassation rejetant le pourvoi du Directeur Général de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) contre l’Arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 22 novembre 2019 l’opposant à la société BULL. En rejetant ce pourvoi, la Cour de cassation confirme ainsi les conclusions de l’Arrêt d’appel qui devraient permettre de clarifier la notion d’exclusion du champ du brevetable, notamment pour les inventions utilisant des moyens logiciels ou mathématiques, et d’harmoniser la pratique de l’INPI sur celle de l’Office Européen des Brevets (OEB).

Rappels des faits

Le 2 juin 2016, la société BULL a déposé une demande de brevet français ayant pour objet un terminal tel que ceux utilisés sur les théâtres d’opérations militaires, ledit terminal étant muni d’un écran assurant un mode de visualisation globale d’une unité comportant, notamment, plusieurs utilisateurs tels que des combattants de l’unité. L’INPI a rejeté la demande de brevet au motif que l’objet de la demande de brevet concernait une méthode dans l’exercice d’activités intellectuelles en tant que telle et ne pouvait donc être considéré comme une invention au sens de l’article L. 611-10 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI). La société BULL a donc formé appel contre cette décision.

Dans un Arrêt rendu le 22 novembre 2019, la Cour d’appel a donné raison à la société BULL en rappelant, notamment, que l’article L. 611-10 n’exclut la brevetabilité, notamment des méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, que lorsque la demande de brevet ne concerne qu’une méthode en tant que telle. La Cour d’appel indique tout d’abord que la demande de brevet porte sur un terminal pour l’établissement de communications comprenant un microprocesseur, des moyens de stockage tels qu’un disque dur ou une carte mémoire, une interface de communication et un écran de sorte que l’objet de la demande de brevet ne concerne en aucun cas une méthode dans l’exercice d’activités intellectuelles. Elle mentionne également que l’utilisation de moyens techniques pour mettre en œuvre une méthode dans l’exercice d’activités intellectuelles, en excluant tout ou partie de l’intervention humaine, peut conférer à ladite méthode un caractère technique et permet donc de la considérer comme une invention. L’invention, quant à elle, concerne un dispositif et la présence des moyens techniques suffit à conférer à ce dispositif un caractère technique.

Enfin, la Cour rappelle que l’invention se situe dans le domaine des terminaux transportables de communication permettant de maximiser un ratio information/surface utilisés sur les théâtres d’opération militaire avec un mode de visualisation globale, en un écran, d’un aspect d’une situation, afin de pallier le problème de l’état de la technique antérieur dans lequel les combattants sont dotés de systèmes d’informations permettant d’afficher pour chaque combattant son identifiant, sa mission et ses capacités opérationnelles, mais ne donnant pas la vision pour une unité comportant plusieurs combattants, de sorte qu’en situation de stress au combat il n’est pas possible de retenir l’information correspondante pour chaque combattant. Il en résulte que le problème technique posé est celui de la visualisation globale d’une situation pour une unité comportant plusieurs combattants et non celui de la mémorisation en situation de stress, qui est en effet un problème de nature cognitive qui n’est pas celui que se propose de résoudre l’invention. Dès lors, l’invention propose bien une solution technique à un problème technique.

L’INPI s’est pourvu en cassation contre l’Arrêt susmentionné. Dans sa décision du 11 janvier 2023, la Cour de cassation a rejeté ce pourvoi considérant qu’il n’y avait pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce pourvoi qui n’était manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Commentaires

En venant confirmer ainsi l’Arrêt de la Cour d’appel de Paris, la Cour de cassation aligne la pratique française sur celle de l’OEB, définie dans la décision de la Chambre de recours T258/03 dite « Hitachi », selon laquelle une invention, quelle que soit sa nature, ne sera pas exclue du droit au brevet si elle présente un caractère technique, ce dernier devant être apprécié indépendamment de toute référence à l’état de la technique. Cette position présente l’avantage d’une appréciation beaucoup plus objective de la notion d’exclusion en s’affranchissant de considérations sur la contribution technique de l’invention à l’état de la technique. La simple présence de moyens techniques de mise en œuvre de l’invention, aussi standards soient-ils, confère un caractère technique à l’invention, ce d’autant plus que l’invention permet de résoudre un problème technique identifié dans la demande de brevet. Force est donc de constater que le champ du brevetable est désormais très largement ouvert au déposant, seules les inventions n’ayant aucun rapport avec la technique étant exclues de la brevetabilité.

Les conclusions précédentes ne signifient pas pour autant que des brevets pour des inventions dont le caractère technique relève exclusivement de moyens techniques banals seront délivrés, puisque la question de la brevetabilité sera examinée sur le terrain de l’activité inventive. C’est d’ailleurs probablement la raison qui a conduit l’INPI à ne pas immédiatement adopter cette approche objective de la notion d’invention. En effet, avant l’application des nouvelles dispositions de la loi PACTE, les prérogatives de rejet de fond de l’INPI se limitaient essentiellement à contester la notion d’invention ou à identifier une absence manifeste de nouveauté, l’activité inventive étant laissée à l’appréciation des tribunaux. Depuis la loi PACTE, l’INPI peut rejeter une demande de brevet sur la base d’un défaut d’activité inventive : ce nouveau motif de rejet permettra donc à l’office français de s’aligner pleinement sur la pratique de l’OEB. L’analyse objective de l’activité inventive, par exemple par l’approche problème-solution telle que présentée pour les inventions mises en œuvre par ordinateur dans la décision T641/00 de la Chambre de recours de l’OEB dite « Two Identies/Comvik », permettra de rejeter les inventions dont le caractère technique consiste exclusivement à utiliser des moyens techniques connus, la demande de brevet tentant subrepticement de protéger un objet se trouvant dans des domaines exclus de la brevetabilité. Des caractéristiques non techniques (algorithmiques, mathématiques, logicielles…) seront également prises en compte pour apprécier la non évidence de l’invention au regard de l’état de la technique, si elles contribuent à la résolution du problème technique.

Les choses n’étant jamais parfaitement simples, notons cependant que la Cour de cassation, le même jour que le rejet du pourvoi par l’INPI, a cassé un Arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris opposant la société THALES à l’INPI dans lequel la Cour d’appel avait suivi une approche proche de la décision « Hitachi ». Dans son arrêt, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel pour défaut de base légale en jugeant que la Cour d’appel n’a ni expliqué en quoi les moyens revendiqués avaient le caractère de moyens techniques distincts d’une simple présentation d’informations ni établi la contribution technique apportée par la demande de brevet. Une première analyse pourrait ainsi nous conduire à considérer une certaine divergence entre les deux positions de la Cour de cassation. Il nous semble cependant qu’il n’en est rien. C’est davantage un défaut d’argumentation de la Cour d’appel qui a été sanctionné dans l’affaire Thalès et on peut imaginer qu’une analyse plus approfondie des caractéristiques techniques et du problème technique résolu par l’invention revendiquée aurait conduit la plus haute juridiction à prendre une position identique à celle de l’arrêt BULL.

Conclusion

La décision rendue le 11 janvier 2023 par la Cour de cassation rejetant le pourvoi du Directeur Général de l’INPI contre l’Arrêt rendu par la Cour d’appel l’opposant à la société BULL constitue une petite révolution dans le no man’s land de la jurisprudence en matière d’inventions mises en œuvre par ordinateur. Elle devrait enfin permettre aux déposants et aux praticiens des brevets d’aborder les inventions mises en œuvre par ordinateur avec les mêmes exigences que celles relevant d’autres domaines technologiques, la question de l’appartenance au champ du brevetable étant dorénavant appréciée de façon objective, dans la droite ligne de la décision Hitachi de l’OEB, déplaçant le curseur de l’examen sur le terrain de l’analyse de l’activité inventive, beaucoup plus à même de rendre compte de la brevetabilité de ce type d’invention.

Godot du côté des inventions mises en œuvre par ordinateur en France, un article d’Alexandre Lebkiri – Conseil en Propriété Industrielle – Mandataire OEB – Membre associé du laboratoire de recherche du CEIPI

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