Droit d'auteur,Propriété intellectuelle,Propriété littéraire et artistique

Le contrat conclu pour le reste à vivre de l’auteur et 70 ans post mortem n’est (toujours) pas un engagement perpétuel… ou les petites curiosités du droit des contrats d’auteur

Par Alexis Boisson, Maître de conférences en droit privé à l’Université de Montpellier.

Les chansons écrites par Francis Cabrel ont été reprises maintes fois, sur plusieurs continents, avec des intentions et des fortunes diverses. Cette affaire (Tribunal judiciaire de Paris, 17 janvier 2025, RG n° 22/12054) concerne un litige survenu entre l’auteur-compositeur-interprète et son éditeur, la société Warner Chappell Music France, à propos de certaines de ces reprises. 

L’auteur de Petite Marie reprochait à la société Warner plusieurs manquements. Il critiquait une série d’imprécisions dans les comptes rendus et des violations de ses droits moraux ; mais surtout, il lui reprochait de faire preuve de légèreté quant à l’octroi d’autorisations et de ne pas agir suffisamment pour interdire la diffusion de certaines reprises. Il serait inutile de faire un récit plus détaillé : c’est l’histoire ordinaire des relations, parfois orageuses, entre un auteur et son éditeur. Elle puise dans le « fonds commun » du genre.

Retenons que l’auteur demandait rien de moins que la résiliation des 6 contrats le liant à cet éditeur, pour 24 chansons.

Le Tribunal judiciaire de Paris le déboutera de ses demandes avec une interprétation parfois libérale des obligations de l’éditeur. Concernant les reprises il est jugé que : « si le contrat d’édition implique une relation de confiance entre l’auteur et son éditeur et doit, comme tout contrat, être exécuté de bonne foi, il n’en résulte pas pour autant une obligation de surveillance incombant à l’éditeur ». Notons également que le litige est circonscrit à la relation contractuelle entre l’auteur et son éditeur et ne met pas en cause les organismes de gestion collective.

L’intérêt de cette affaire réside ailleurs : elle met en avant un débat qui dépasse largement le cas d’espèce, la question de la durée des contrats de droit d’auteur. Si c’est en vain que Francis Cabrel a avancé cet argument pour se défaire de ses engagements, le débat est bel et bien relancé.

I – Contexte et appréciation de la clause de cession pour la durée de la propriété littéraire et artistique 

Le contexte est celui du contrat d’édition musicale, qui n’est qu’une application du contrat d’édition légiféré aux articles L132-1 et suivants du CPI. Il est resté à l’écart de la réforme du contrat d’édition d’un livre (ordonnance n°2014-1348 du 12 novembre 2014), de sorte que son régime, hérité de la loi du 11 mars 1957, est aujourd’hui assez ténu. Il a été heureusement complété par un  « Code des usages et bonnes pratiques de l’édition musicale » formalisé par un accord interprofessionnel du 4 octobre 2017, qui se garde toutefois de statuer sur la question de la durée du contrat.

Le contrat en cause est conclu pour une durée identique à celle du droit d’auteur cédé. Traduisons : la vie de l’auteur depuis la date de conclusion du contrat, puis le reste de l’année du décès et, à compter du 1er janvier suivant, d’une période de 70 ans. Il faut se représenter la chose : ce sont les arrières-arrières-(…) petits enfants de l’auteur qui seront les contemporains de cet événement. Ce terme incertain – par sa date – est l’ultime limite puisqu’il coïncide avec la date d’entrée de l’œuvre dans le domaine public. Au-delà, le contrat deviendrait en tout état de cause caduc par disparition de la chose (les droits patrimoniaux de l’auteur), objet de l’obligation essentielle de l’auteur. Rien d’inhabituel, c’est la clause la plus couramment stipulée dans le domaine de l’édition, littéraire ou, ici, musicale. 

Pourtant, Monsieur Cabrel y a vu matière à contestation : cette durée excéderait les usages et résulterait d’un rapport de force déséquilibré. Malheureusement, le propos n’est pas davantage étayé. 

Autre argument, plus substantiel : la perpétuité de l’engagement souscrit rendrait nulle cette clause de durée, ce qui n’offrirait certes pas la nullité du contrat, mais une possibilité de résiliation unilatérale. Cette sanction est admise de longue date, elle est aujourd’hui inscrite à l’article 1210 du Code civil (V. dernièrement : Cass. Civ. 1re, 25 sept. 2024, n° 23-14.777).

La discussion qui s’ensuit peut être présentée en deux temps :

Tout d’abord, l’éditeur prétend que « l’article L. 132-17 du code de la propriété intellectuelle prévoit strictement 4 hypothèses de résolution non judiciaire du contrat d’édition, ce qui interdit une résiliation unilatérale de plein droit. ». [NDLA : il y en a davantage depuis la réforme de 2014 et l’article traite surtout de cas de résiliation].

On devine une référence à la règle specialia generalibus derogant. Pour autant, l’argument ne convainc guère. En quoi le régime spécial des contrats d’auteur, orienté vers la protection de cette partie faible au contrat, devrait-il le priver des ressources du droit commun lorsqu’elles coïncident avec cette finalité ? L’article L132-17 du CPI est limpide à ce sujet : « Le contrat d’édition prend fin, sans préjudice des cas prévus par le droit commun (…) ». Aussi, rien de fondamental ne s’oppose, du moins à ce stade du raisonnement, à une telle faculté de résiliation. 

Ensuite, plus utilement, la société éditrice « conteste que les contrats d’édition en cause soient des engagements perpétuels ni des contrats à durée indéterminée, faisant valoir qu’ils stipulent simplement une durée de cession des droits patrimoniaux égale à la durée légale de leur protection, ce qui selon elle n’est ni illicite ni perpétuel (…) ».

Sur ce point le tribunal donne raison à l’éditeur. L’acte litigieux n’est ni un engagement à durée indéterminée, ni perpétuel, il ne peut être rompu unilatéralement. La logique est implacable. Voilà notre auteur et ses héritiers liés, si ce n’est à perpétuité, du moins pour toujours !

Le tribunal ne fait que rappeler une solution classique et guère discutée en doctrine comme en jurisprudence. (v. Cass. 1re ch. civ. 22 mars 1988, n° 86-17.285 et Cass. 1re ch. civ. 5 novembre 1991, n° 90-15.298. Contra : pour un contrat verbal TGI Paris, 9 juillet 2008, Légipresse 2008, n° 256, III, p. 183, note S. Choisy). Néanmoins cette solution n’est pas exempte de critiques.

II – La qualification de la durée : ce qui est définitif n’est ni perpétuel ni indéterminé. 

Si ce contrat n’est ni à durée indéterminée, ni perpétuel, qu’est-il vraiment ? 

À vrai dire, même la meilleure doctrine n’est guère à l’aise face à ce terme dont le point de départ n’est autre que la mort. Les auteurs classent tantôt cette cession parmi les contrats à durée déterminée (par ex. avec une démonstration : M. Vivant et J.-M. Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, 5e éd., Dalloz, 2024 n° 901) ; tantôt parmi les contrats à durée indéterminée (par ex., avec nuance : A. Lucas, J-Cl. Propriété littéraire et artistique Fasc. 1320 : DROIT D’AUTEUR. Exploitation des droits. Contrat d’édition, §16).

Il nous semble plus juste de considérer que la cession (non pas tout contrat d’auteur, mais bien la cession strictement comprise) consentie par l’auteur a un effet instantané et définitif, ce qui écarte la dimension de durée et de ce fait le grief de perpétuité. Un contrat de vente a un effet translatif, il en va de même des cessions de droit d’auteur. L’opération réalisée en un trait de temps se sublime sans qu’elle n’ait pu s’inscrire dans la durée. Son résultat, quant à lui, est définitif. Cette « durée » n’est alors plus tant celle du contrat que le rappel de celle de la chose : à terme, l’œuvre disparaît de la patrimonialité. Comment cette cession pourrait-elle encourir le grief de perpétuité ? Ce serait le principe même du contrat de vente que l’on mettrait en cause ! (Sur ce sujet : Alexis Boisson, La licence de droit d’auteur, Lexis Nexis, coll. Bibl. de droit de l’entreprise, 2013, spéc. n° 310 à 319… encore faut-il que la notion de cession soit comprise avec une certaine rigueur dans son sens civiliste, ce qui n’est pas toujours le cas dans notre matière).

On pourrait objecter que l’article L131-3 du CPI impose la mention d’une clause de durée dans l’acte écrit de cession à peine de nullité. N’y a-t-il pas quelque contradiction entre cette exigence et le caractère définitif du transfert ? Peut-être, mais il s’agit d’abord d’informer l’auteur contractant, et nous ne sommes pas à une contradiction près.

Plus problématique, le tribunal lance une formule énigmatique : « outre qu’une cession a par principe un effet définitif et que ce n’est que de manière dérogatoire que le code de la propriété intellectuelle prévoit, en matière de propriété littéraire et artistique, des « cessions » à durée limitée une clause prévoyant une cession de droits pour la durée de protection de l’œuvre n’est pas illicite ».

Cette présentation interroge, car elle pourrait être comprise de deux manières différentes :

– Première lecture : le tribunal oppose des cessions définitives et des « cessions » (notons l’usage opportun des guillemets) à durée limitée qui sont curieusement considérées comme dérogatoires. Dans ce cas cette référence à des « cessions » à durée limitée (que le tribunal aurait pu nommer plus simplement des « licences » exclusives) n’apporte rien à notre affaire, c’est un obiter dictum

– On penche donc pour une seconde lecture : le tribunal semble considérer toutes les cessions de droit d’auteur comme des contrats de durée, la chose étant dérogatoire dans son ensemble, au droit commun des contrats. Et cette durée peut atteindre 70 ans post mortem auctoris.

Même en retenant cette interprétation, la logique de l’ensemble reste discutable : la « cession » devient « à durée limitée ». C’est donc qu’elle ne constitue plus l’équivalent de la vente au sens civiliste pour devenir un étrange contrat de mise à disposition pourvu d’une très longue durée. Soit, mais dans ce cas ne devrait-elle pas être soumise à la prohibition des contrats perpétuels ? 

Cela serait « dérogatoire » dit le tribunal. Mais en quoi le Code de la propriété intellectuelle (qui n’est d’ailleurs pas précisément cité sur ce point) pourrait-il porter efficacement une exception au principe de prohibition des engagements perpétuels ? Il est vrai que la portée exacte de ce principe n’est pas évidente à cerner : il est impératif mais son énoncé formel n’est que légal (article 1210 C. civ.). De plus, la décision du Conseil Constitutionnel souvent citée en ce sens ne concerne que le cas du contrat à durée indéterminée (Cons. const. 9 nov. 1999, n° 99-419 DC). Or nos contrats de droit d’auteur sont habilement « déguisés » en contrat à durée déterminée (ou contrats instantanés). 

Il n’est pas inutile de remarquer que ces 70 ans post mortem auctoris peuvent largement dépasser les 99 ans retenus comme une limite « objective » à la perpétuité. La notion fonctionnelle en droit d’auteur de « cession », déconnectée de son sens civiliste, permet de valider des opérations que les autres branches du droit – pourtant moins pétries d’humanisme et ne prétendant incarner aucune exception culturelle – ne toléreraient pas.

III – La qualification du contrat : contrat de cession ou contrat d’édition ? 

Le point le plus décisif de cette décision porte sur le maniement des qualifications contractuelles du droit d’auteur. Le tribunal évalue la validité d’un contrat de « cession » au regard de sa temporalité et en déduit la licéité. Problème : le litige ne porte pas sur un contrat de cession de droit d’auteur, il porte sur un contrat d’édition musicale !

La question réside au cœur d’une problématique que nous avions soulevée il y a longtemps, manifestement sans grand retentissement, et qui affecte de nombreuses analyses des contrats d’auteur (c’est l’objet de la 2e partie de notre thèse, La licence de droit d’auteur, précitée). Il s’agit de la confusion entre la cession (ou la licence) de droit d’auteur et le contrat d’exploitation qu’elle peut éventuellement fonder.

Les premiers commentateurs de la loi du 11 mars 1957 (par ex. H. Desbois, Le droit d’auteur en France, 3e éd., Dalloz, 1978, n° 392) avaient pourtant vu juste en distinguant la « cession pure et simple » qui n’est qu’une vente (ou une donation) du droit d’auteur, d’une part ; le contrat d’exploitation du droit d’auteur (édition, production, représentation, etc.) d’autre part. Ce contrat d’exploitation, ici contrat d’édition musicale, est un contrat complexe. Pour paraphraser Terré, c’est un alliage composé d’un faisceau d’obligations réciproques : de donner, de faire et de ne pas faire. Elles conduisent à un objectif sur le temps long : la fabrication et la commercialisation de l’œuvre sous certaines conditions, l’association de l’auteur au succès économique de l’œuvre et la défense de ses droits. Comme on l’a jugé, le contrat d’édition est « une convention par laquelle l’auteur confie ses droits patrimoniaux et moraux à gérer et à exploiter, et son art à protéger, à un éditeur qui ne peut en disposer arbitrairement en gérant le patrimoine qui lui est confié comme s’il en était le maître » (CA Paris, 12 févr. 2003, CCE juin 2003, comm. 57, p. 23, obs. Ch. Caron, s’inspirant de : CA Paris, 7 nov. 1951, D. 1951, p. 759 ; RTD com. 1953, 115, obs. H. Desbois ). Nous sommes là fort éloignés d’un simple contrat de cession ! 

Le contrat d’édition est un contrat complexe, nommé par le CPI. Il comporte une cession de droit d’auteur sans laquelle l’éditeur ne saurait exploiter l’œuvre, mais cette cession tout essentielle qu’elle soit ne résume pas le contenu de ce contrat. Il porte des engagements réciproques, essentiels, qui s’inscrivent dans la durée et qui vont bien au-delà de l’effet réel (ou de l’obligation de donner) d’une vente.

C’est donc ce contrat dont le juge devait évaluer la licéité. Porter cet ensemble d’obligations sur une telle durée, n’est-ce pas friser la perpétuité ? 

Il s’agit là d’une des étrangetés du droit des contrats d’auteur, qui n’en manque certes pas. Il est vrai que la position du commentateur est confortable et l’on peut concevoir qu’il soit délicat, au détour d’une affaire somme toute banale, de balayer d’un revers de main une clause présente dans la quasi-totalité des contrats d’édition conclus en France depuis près d’un siècle. Mais la survivance de cette clause dans les contrats d’édition ne se justifie guère que par un usage ancien, devenu contra legem. On suivra avec intérêt le premier jugement qui saura y mettre un terme.


Le contrat conclu pour le reste à vivre de l’auteur et 70 ans post mortem n’est (toujours) pas un engagement perpétuel…ou les petites curiosités du droit des contrats d’auteur

Par Alexis Boisson, Maître de conférences en droit privé à l’Université de Montpellier.



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