Intelligence artificielle,Propriété industrielle,Propriété intellectuelle

Légiférer sur l’intelligence artificielle, œuvre humaine, trop humaine

Par Xavier Près, avocat associé, société d’avocats VARET PRÈS KILLY

Bien que source principale du droit, la loi, œuvre humaine, est par nature imparfaite.


La sentence est connue. Cette imperfection dépasse la technique législative ; elle tient à une « imperfection congénitale » de la loi : 

« Ce n’est point, explique Dabin, seulement affaire de technique législative, de rédaction plus ou moins heureuse des textes ; il s’agit d’une impuissance ou, si l’on veut, d’une limitation congénitale, qui permet bien à la loi et qui même l’oblige à prévoir, car “gouverner c’est prévoir”, et légiférer est une partie de l’art de gouverner, mais qui l’empêche, quoi qu’elle fasse, de tout prévoir, car le législateur est homme et nul homme n’a le don de prophétie » (J. Dabin, « François Gény, le savant », Le centenaire du Doyen F. Gény, Dalloz, 1963, p. 16-17).


La récente proposition de loi
visant à encadrer l’intelligence artificielle par le droit d’auteur déposée le 12 septembre 2023 à l’Assemblée nationale n’échappe pas à la règle. Mais à s’en tenir à la technique législative, force est de constater que le texte est humain, très humain. Trop humain ? En tout cas largement perfectible.


La proposition de loi a été placée sous le sceau de l’urgence, ainsi que cela ressort clairement de son exposé des motifs qui, dès l’introduction, postule qu’
« il existe un défi économique, culturel et juridique, majeur lié au développement effréné de l’intelligence artificielle (IA) qu’il convient de régler urgemment ». 


Pris en urgence, le texte décline cet objectif sous la forme de trois séries de propositions de modifications, énumérées en quatre articles et toutes placées sous le sceau de la conception personnaliste (ou humaniste) du droit d’auteur selon laquelle l’auteur d’une œuvre de l’esprit ne peut être qu’une personne physique, seule capable de concevoir une création intellectuelle qui lui est propre, reflétant sa personnalité, par la manifestation de choix libres et créatifs. 


Mais l’urgence n’est pas toujours bonne conseillère.


La première disposition énumère un principe fondamental du droit d’auteur, celui du nécessaire consentement préalable de l’auteur avant toute utilisation d’une œuvre de l’esprit. Il est ainsi proposé de modifier l’article. L. 131‑3 du code de la propriété intellectuelle portant sur les modalités de transmission des droits de l’auteur en y ajoutant que
« l’intégration par un logiciel d’intelligence artificielle d’œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur dans son système et a fortiori leur exploitation est soumise aux dispositions générales du présent code et donc à autorisation des auteurs ou ayants droit » (article 1er).

De prime abord louable, la solution proposée semble peu utile. Poser que « l’intégration par un logiciel d’intelligence artificielle d’œuvres de l’esprit dans son système » constitue un acte d’exploitation soumis « aux dispositions générales du présent code et donc à autorisation des auteurs ou ayants droit » constitue a priori une simple pétition de principe. Elle est donc au mieux inutile. Et d’autant plus inutile que le renvoi aux « dispositions générales du présent code » inclut le principe de l’autorisation, mais aussi les exceptions audit principe, dont les dernières en date de « fouille des textes et de données », issues de la loi de transposition du 24 novembre 2021 de la directive de l’union européenne 2019/790 du 17 avril 2019. Or celles-ci ont été prises précisément pour favoriser l’innovation numérique, dont au premier chef le développement de l’IA (et dont la mise en œuvre est conditionnée par un accès licite – autorisé – aux données !). 

Inutile, la solution semble surtout à l’analyse un peu rapide, sinon dangereuse. Car il n’est en effet juridiquement nullement certain que « l’intégration par un logiciel d’intelligence artificielle d’œuvres de l’esprit dans son système » constitue un acte d’exploitation nécessitant l’autorisation de l’auteur de l’œuvre en ce que cette dernière n’est pas toujours utilisée par les mécanismes d’IA pour elle-même, sous une forme non modifiée et reconnaissable. Par arrêt du 29 juillet 2019, portant sur les droits voisins du producteur de phonogramme mais transposable en droit d’auteur, la Cour de justice de l’Union européenne n’a-t-elle pas par exemple posé s’agissant d’échantillonnages d’œuvres que « lorsqu’un utilisateur, dans l’exercice de la liberté des arts, prélève un échantillon sonore sur un phonogramme, afin de l’utiliser, sous une forme modifiée et non reconnaissable à l’écoute, dans une nouvelle œuvre, il y a lieu de considérer qu’une telle utilisation ne constitue pas une « reproduction » (CJUE, 29 juillet 2019, aff. C-476/17) ? De surcroît, il n’est pas certain, à admettre l’existence d’un acte de reproduction, que celui-ci intervienne par des procédés « qui permettent de la communiquer au public de manière indirecte » pour reprendre la définition posée à l’article L. 122-3 du code de la propriété intellectuelle (V. sur ces points, le stimulant commentaire article de J-M. Bruguière et J.-M Deltron, « IA générative. Y a-t-il exploitation des œuvres, au sens du droit d’auteur ? », Recueil Dalloz, 28 septembre 2023). A trop vouloir forcer la réalité (technique), le législateur ne risque-t-il pas de créer une fiction juridique plaçant certains actes sous le coup du droit d’auteur alors que ce dernier n’aurait pas nécessairement, systématiquement, vocation à s’appliquer ? A priori anodine, la première modification envisagée dans la proposition de loi emporte donc des conséquences trop systémiques pour susciter l’adhésion.

Les autres modifications contenues dans la proposition de loi sont tout aussi imparfaites. 

La deuxième modification, qui serait introduite à l’article L. 321-2 du code de la propriété intellectuelle relatif aux organismes de gestion collective, est également structurante. Elle vise à créer un droit à rémunération et institue à cet effet un mécanisme de gestion collective des œuvres générées par l’IA qui serait facultatif. L’organisme compétent pourrait ainsi être habilité « à représenter les titulaires des droits et à percevoir les rémunérations afférentes à l’exploitation de la copie des œuvres, conformément aux règles établies par les statuts de ces sociétés » (article 2). La proposition de loi va plus loin : elle prévoit également d’instaurer une « taxation destinée à la valorisation de la création au bénéfice de l’organisme chargé de la gestion collective » dans le cas où « une œuvre de l’esprit est engendrée par un dispositif d’intelligence artificielle à partir d’œuvres dont l’origine ne peut être déterminée » (article 4).

En complément, une troisième modification est envisagée. Elle conduirait à une modification de l’article L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle relatif au droit moral de l’auteur par l’ajout d’une précision selon laquelle « dans le cas où une œuvre a été générée par un système d’intelligence artificielle, il est impératif d’apposer la mention : « œuvre générée par IA » ainsi que d’insérer le nom des auteurs des œuvres ayant permis d’aboutir à une telle œuvre » (article 3). Il s’agit là d’une obligation de transparence, qui n’est pas sans lien avec celles figurant dans la proposition de règlement sur l’IA (« Artificial Intelligence Act ») adoptée le 21 avril 2021 par la Commission européenne.

Ces deux propositions de modifications paraissent, là encore, en inadéquation avec l’état de la technique. Le mécanisme de rémunération via la gestion collective instauré par la proposition de loi, tout comme celui lié à l’obligation de transparence quant à la mention du « nom des auteurs des œuvres ayant permis d’aboutir » à une œuvre générée par IA, suscitent ainsi plus de questions qu’ils n’en résolvent. Il sera en effet difficile, en pratique, d’identifier les créations utilisées par une IA pour « concevoir une œuvre artificielle », voire également celles « générées par l’intelligence artificielle ». Et une fois ces identifications réalisées, à les supposer toutefois possibles, il sera tout aussi difficile, sinon impossible, d’établir la part de chaque œuvre utilisée dans l’œuvre artificielle. Car disons-le : la difficulté confine en pratique à l’impossibilité, les IA ne se nourrissant non pas de quelques dizaines ou de centaines d’œuvres (ce qui serait déjà une gageure eu égard à la finalité du texte), mais de plusieurs milliers et même milliards de données. La difficulté à identifier les œuvres utilisées par l’IA confine donc à une impossibilité quasi ontologique en raison de la quantité massive des données traitées.

La proposition de loi a prévu ce cas de figure. Dans son dernier article, il est ainsi posé que « dans l’éventualité où une œuvre de l’esprit est engendrée par un dispositif d’intelligence artificielle à partir d’œuvres dont l’origine ne peut être déterminée, une taxation destinée à la valorisation de la création est instaurée au bénéfice de l’organisme chargé de la gestion collective ». Et d’ajouter que « cette taxation est imposée à la société qui exploite le système d’intelligence artificielle ayant permis de générer ladite “œuvre artificielle” ». La détermination du taux et l’assiette sont renvoyés à un décret. Or aucune autre précision n’est apportée alors, d’une part, que le terme de « taxe » laisse à penser qu’il ne s’agit pas d’une redevance ayant vocation à être reversée aux auteurs dont les œuvres sont utilisées par les IA, et d’autre part, qu’aucune autre rémunération ne sera applicable en pratique faute, dans la plupart des cas, de pouvoir déterminer les innombrables œuvres utilisées par les IA et la part de chacune.

Imparfaite, la proposition de loi constitue néanmoins un premier pas qui a le mérite de rappeler que la régulation de l’IA ne pourra se faire sans respecter le droit d’auteur. Ce dernier n’est toutefois pas le seul concerné. D’autres disciplines le sont également, dont notamment le droit de la responsabilité civile, le droit de la consommation, le droit de la santé, le droit des données, etc. Et pour rester sur le terrain du droit d’auteur, précisons qu’une réglementation efficiente ne pourra pas se faire sans une double réflexion portant, d’une part, sur ce que recouvre exactement l’IA et, d’autre part, sur la nature du droit d’auteur qui, rappelons-le, repose sur un équilibre entre, d’un côté, les droits de l’auteur sur son œuvre et, de l’autre, la faculté pour le public d’y avoir accès. 

Mais pour cela, il faudrait commencer par mieux nommer les choses. Ce qui supposerait en l’occurrence de définir précisément l’IA ou plutôt les IA. Car il est admis quasi unanimement non seulement que l’expression est maladroite, l’IA n’ayant d’intelligente que le nom, . mMais également qu’elle est réductrice, l’IA se déclinant au pluriel dès lors que l’on accepte de ne pas les réduire à leur plus petit dénominateur commun, à savoir un outil permettant de reproduire (ou plutôt de simuler) des « comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité », pour reprendre les termes de la proposition de définition du Parlement de l’Union européenne. Les connaissances en la matière ne sont pas encore largement répandues et les évolutions, à ce stade, sont encore largement prospectives. L’exposé des motifs le reconnaît lorsqu’il précise que « de nombreuses questions demeurent pour le moment sans réponse ». Légiférer en urgence sur une question complexe mal maîtrisée, sans une réflexion profonde des mécanismes qui sont à l’œuvre et de leurs conséquences en droit d’auteur, ne peut conduire sur le fond qu’à des solutions imparfaites.

Les prochains mois devraient néanmoins être décisifs et déboucher sur une réglementation nationale et européenne qui devrait toutefois voir le jour prochainement, mais pas avant le printemps 2024. En France, la première ministre a en effet décidé d’instaurer le 19 septembre 2023, le premier Comité de l’intelligence artificielle générative dont l’une des missions est précisément… de « définir une régulation adaptée pour protéger des dérives » de l’IA. Dans la foulée, en lien avec ce comité interministériel, la ministre de la Culture a constitué un groupe spécifique sur l’impact de l’IA dans le secteur culturel. Le comité interministériel et le groupe sectoriel doivent présenter leurs recommandations au Gouvernement d’ici six mois. Celles-ci reprendront-elles le texte de la récente proposition de loi du 12 septembre 2023 ? L’avenir le dira. Reste que la date de ces travaux devrait coïncider avec celle de ceux engagés au sein de l’Union européenne. Le 14 juin dernier le Parlement européen a en effet voté le projet de réglementation sur l’IA. Un texte définitif devrait être adopté d’ici la fin de l’année par le « trilogue » rassemblant les trois institutions de l’Union européenne en vue d’une mise en œuvre avant les élections au Parlement européen en 2024.

Œuvres humaines, ces réglementations seront par nature imparfaites. Il n’empêche, vivement le printemps ! L’impatience, comme l’imperfection, est dans la nature humaine. Humain, trop humain…

Légiférer sur l’intelligence artificielle, œuvre humaine, trop humaine Par Xavier Près, avocat associé, société d’avocats VARET PRÈS KILLY

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