Les directives de l’INPI, normes de droit souple – 1re partie
Par Francis Hagel – Consultant en stratégie de propriété intellectuelle.
Introduction
Les directives publiées par l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) pour chacun de ses domaines de compétence (marques, brevets, dessins et modèles, registres et copies officielles) sont définies par l’INPI dans les termes suivants :
« Les directives illustrent la mise en pratique par l’INPI des textes législatifs, de la jurisprudence nationale et de l’UE dans le cadre de ses procédures.
Les directives illustrent la mise en œuvre de la législation en vigueur dans les situations les plus classiques. Elles fournissent des orientations générales.
NB : elles ne se substituent ni à la législation, ni aux décisions du Directeur général de l’INPI, ni aux juridictions. » (https://www.inpi.fr/directives)
Les directives de l’INPI sont ainsi présentées clairement comme exprimant l’interprétation par l’INPI du droit applicable et les orientations générales que les agents de l’INPI sont appelés à appliquer dans sa mise en œuvre, sans qu’elles aient pour autant un caractère obligatoire, contraignant, dans tous les cas, puisqu’elles « illustrent la mise en œuvre de la législation en vigueur dans les situations dans les plus classiques », ce qui implique la possibilité de dérogations à leur application dans des cas moins classiques.
Les directives de l’INPI n’en exercent pas moins un effet direct de très large portée sur les agents de l’INPI en orientant leur action. Elles ont, en outre, un effet, indirect, mais puissant, sur les acteurs impliqués ou envisageant de s’impliquer, dans des procédures d’acquisition ou de contestation de droits devant l’INPI (déposants/titulaires de droit, opposants) et leurs représentants (conseils en propriété industrielle, avocats), de par la connaissance que leur fournissent les directives sur l’interprétation du droit par l’INPI et sur sa mise en œuvre.
Cet effet sur les utilisateurs est d’autant plus puissant que les directives de l’INPI sont opposables par un utilisateur aux décisions le concernant et lui offrent donc une garantie, s’il a agi en conformité avec les indications des directives (Article 20 de la loi n° 2018-727 pour un État au service d’une société de confiance, dite loi « ESSOC », créant l’article L. 312-3 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA)). La garantie n’est toutefois pas absolue, un agent de l’INPI peut déroger à l’application d’une directive, sous réserve de justifier la dérogation.
Les directives de l’INPI, des « lignes directrices »
Les directives de l’INPI se rattachent au vaste domaine du « droit souple », selon le terme recommandé par la Commission de terminologie et de néologie en matière juridique dans son rapport quadriennal 2003-2007 (http://www.justice.gouv.fr/art_pix/1_1_rapp_terminologie.pdf ) comme équivalent au terme anglais « soft law ». Ce rapport avait défini le droit souple comme « une notion doctrinale visant des textes ou dispositions juridiques n’ayant pas, par eux-mêmes, d’effets contraignants et susceptibles de contribuer, dans certaines conditions, à la formation de nouvelles règles contraignantes ». Ce terme a été préféré aux appellations de « droit mou », « droit doux », « droit flou ».
Le terme a été adopté par le Conseil d’État qui lui a consacré son étude annuelle 2013 intitulée « Le droit souple » (https://www.conseil-etat.fr/actualites/etude-annuelle-2013-le-droit-souple).
Le Conseil d’État a mis en relief la diversité des emplois du droit souple et ses apports au système juridique dans son ensemble, en particulier s’agissant des « lignes directrices » émises par les autorités administratives. Il a rendu par la suite une série d’arrêts sur le sujet, le dernier en date étant l’arrêt GISTI du 12 juin 2020 (https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020-06-12/418142).
Un ouvrage de doctrine fondateur en la matière, cité dans l’étude annuelle 2013 du Conseil d’État, est « la force normative, naissance d’un concept » de Thibierge, C. et alii (L.G.D.J. Lextenso éditions 2009 ), qui offre de très nombreux exemples de droit souple pris dans des domaines variés et propose une analyse théorique approfondie des attributs de la force normative. Dans son article «Au cœur de la norme, le tracé et la mesure » https://www.academia.edu/17114352/Au_coeur_de_la_norme_le_trac%C3%A9_et_la_mesure), Catherine Tibierge avait introduit auparavant une conception étendue de la notion de « norme » formant un continuum allant des normes juridiques au sens traditionnel, c’est-à-dire les règles obligatoires et sanctionnées en cas de non-application (le « droit dur ») aux normes de droit souple, non contraignantes, en insistant sur la distinction entre la fonction d’orientation des actions des sujets de droit (« le tracé) et la fonction d’évaluation de ces actions (« la mesure »), de préférence à un classement selon le degré de normativité.
Les directives de l’INPI appartiennent à la catégorie des directives administratives, qui font l’objet du chapitre « La force normative de la directive administrative » de Pierre Serrand dans l’ouvrage collectif précité de C. Thibierge (pages 447-457). La définition qu’en donne l’auteur est la suivante : « La directive administrative est une norme incitative destinée à orienter l’administration lorsque celle-ci dispose d’une latitude d’action. […] Une directive est, comme le précise le dictionnaire Robert, une « indication », une « ligne de conduite donnée par une autorité ». Plus précis, le Vocabulaire juridique la définit comme une « norme par laquelle une autorité disposant d’un pouvoir d’appréciation se fixe à elle-même, ou prescrit à une autre autorité une ligne de conduite dans l’exercice de son pouvoir ».
Le Guide de légistique, publié conjointement par le Secrétariat général du Gouvernement et le Conseil d’État, édition 2017 (https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/autour-de-la-loi/guide-de-legistique), a pour objet de présenter l’ensemble des règles, principes et méthodes qui doivent être observés dans la préparation des textes normatifs : lois, ordonnances, décrets, arrêtés. Sa section 1.3.7 « Circulaires et instructions » fournit les indications suivantes :
« Sous des appellations diverses – circulaire, notes de service, instructions, etc. –, les administrations communiquent avec leurs agents et les usagers pour exposer les principes d’une politique, fixer les règles de fonctionnement des services et commenter ou orienter l’application des lois et règlements ».
Il convient enfin de mentionner ce que le Conseil d’État qualifie désormais de « lignes directrices », après les avoir dénommées « directives ». Ces « lignes directrices », qui peuvent être contenues dans une circulaire ou une instruction, sont des orientations au vu desquelles les décisions individuelles seront prises par les autorités qui en sont les destinataires en application de la loi ou du règlement. Elles ne se justifient que lorsque le texte dont il doit être fait application laisse une marge d’appréciation telle à ces autorités que leur pouvoir de décision peut être orienté dans un sens déterminé. […] Elles doivent alors être rédigées de manière à faire apparaître que l’auteur de la décision pourra y déroger pour des motifs tenant soit à la situation individuelle de l’usager ou du demandeur, soit à l’intérêt général.
Complémentarité des directives INPI avec le droit dur de la propriété industrielle
Le Conseil d’État, dans son étude annuelle 2013 précitée, section 2.1.3, souligne ainsi le rapport de complémentarité du droit souple avec le droit dur :
« Le droit souple peut également trouver une utilité dans un rapport de complémentarité avec le droit dur. […] il permet aux pouvoirs publics de ne pas rentrer dans un trop grand degré de détail et de confier l’élaboration des spécifications techniques de la mise en œuvre du droit dur aux acteurs concernés, tout en gardant la maîtrise de la définition des exigences essentielles. D’autres rapports de complémentarité peuvent exister, notamment l’explicitation et la promotion de l’application du droit dur ».
« Accompagner la mise en œuvre du droit dur par les administrations »
« Le droit souple peut contribuer à faire connaître le droit dur (a), à rendre plus explicites ses implications concrètes (b) ou encore à rendre plus prévisible l’application du droit dur par l’administration (c) ».
Les directives de l’INPI illustrent concrètement de manière éloquente le rôle majeur du droit souple en tant que complément au droit dur, pour reprendre la formulation du Conseil d’État.
Elles contribuent tout d’abord à faire connaître le droit dur en en facilitant l’accès.
Le code de la propriété intellectuelle, qui inclut textes législatifs et réglementaires, n’est pas d’un maniement très commode en raison de la séparation dans le code entre textes de loi et décrets. Les directives de l’INPI remédient à cette séparation par un exposé thématique qui présente l’ensemble des dispositions législatives et réglementaires pertinentes dans un seul document traitant d’un domaine donné, par exemple la directive brevets délivrance ou la directive marques enregistrement, organisé en chapitres traitant chacun d’un sujet. Les dispositions réglementaires incluent les décisions du Directeur de l’INPI portant sur des points très spécifiques. Les directives de l’INPI mentionnent en outre des décisions pertinentes de la jurisprudence donnant des interprétations d’ordre général, incluant des critères d’appréciation, et illustrant des applications concrètes du droit dur.
Au-delà de la présentation des dispositions législatives et réglementaires et de la jurisprudence, les directives de l’INPI contribuent à la compréhension du droit dur par des explications et commentaires généraux et plus spécifiques portant sur des catégories de situations. Ainsi, la directive enregistrement marques traite de façon détaillée du caractère distinctif et du caractère descriptif pour les différentes catégories de signes, dans une section C.2.B.6 qui compte 15 pages. La directive délivrance brevets traitent des différentes catégories d’inventions exclues de la brevetabilité et des exceptions à la brevetabilité dans des sections C.VII.1 et C.VII.2 non moins développées (19 pages).
Les explications en termes pédagogiques offertes par les directives, conformément à leur rôle de « lignes directrices », éclairent les doctrines d’application du droit que l’INPI entend mettre en œuvre. Ces explications sont très importantes pour les utilisateurs, puisqu’elles leur permettent de comprendre les points de vue de l’INPI et les aident à prévoir ce que pourront être les réponses de l’INPI à leurs demandes.
Il est notable que sur de très nombreux points, les directives vont même au-delà de ce type d’explications et se présentent très clairement sous la forme de recommandations concrètes, de conseils pour les usagers. C’est le cas par exemple pour la section IV.1 de la directive brevets livre I (délivrance), portant sur le contenu des revendications, utile comme aide à la rédaction de revendications, et pour de très nombreuses sections de la directive enregistrement marques. C’est encore plus manifeste pour les directives portant sur des questions administratives que sont les directives brevets livre II « autres procédures », les directives marques « déclaration de renouvellement », les directives « inscription au registres ».
Cette fonction pédagogique des directives à l’égard des utilisateurs est même explicitement présentée comme primordiale dans la directive enregistrement marques publiée en août 2022. La « note préliminaire » incluse dans cette directive indique en effet :
« Le présent recueil de directives relatives à la procédure d’enregistrement d’une marque s’adresse en particulier à tous les utilisateurs de cette procédure et de façon générale aux étudiants, experts ou praticiens intervenant en matière de marque ».
La même indication figure dans toutes les directives publiées par la suite, notamment dans toutes celles publiées en janvier 2025.
Les directives INPI constituent ainsi avant tout un vade-mecum pour les déposants, un manuel pratique. Ce type de contenu incluant des conseils à l’intention des déposants est de règle dans d’autres pays. Ainsi, l’Office britannique de la propriété intellectuelle UKIPO publie des documents homologues des directives de l’INPI intitulés « Manual of trade mark practice » et « Manual of patent practice ». L’Office américain des brevets et des marques USPTO publie le Manual of patent examination procedure » (MPEP) et le « Trademark manual of examining procedure » (TMEP). Le titre « manual » est très significatif.
Les directives de l’INPI jouent un rôle d’autant plus important de concrétisation des règles du droit de la propriété industrielle que celles-ci, tout particulièrement ses éléments fondamentaux que sont les conditions de la protection, sont rédigées de façon extrêmement générale. Ce mode de rédaction est une nécessité, sachant que les objets pour lesquels une protection conférant un droit exclusif est demandée sont des créations, par nature chaque fois différentes, et concernent tous les domaines d’activité humaine. La généralité de la règle permet en outre, sans avoir à la modifier, d’adapter son application en fonction des évolutions de tous ordres – techniques, commerciales, sociétales… Cela concilie la stabilité de la règle et le besoin de souplesse dans son interprétation et son application, conformément à l’objectif fixé par le Conseil d’État (Étude annuelle 2013, pages 150-151).
Le droit dur est coutumier de l’emploi de notions larges ou « notions-cadres », comme « l’ordre public et les bonnes mœurs » présents dans tous les domaines du droit, la « bonne foi » du droit des contrats, parfois également désignées par le terme de « notion à contenu variable ». De telles notions-cadres sont largement utilisées dans le droit de la propriété industrielle.
La condition d’activité inventive du droit des brevets (article L. 611-14 CPI) en est une illustration achevée. Ainsi, Nicolas Binctin observe que cette condition (« une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d’une manière évidente de l’état de la technique ») associe les quatre termes « homme du métier », « découle », « d’une manière évidente », « l’état de la technique » qui peuvent chacun être qualifiés de notion-cadre (N. Binctin, « Droit de la propriété intellectuelle », LGDJ Lextenso, éditions 2016, pages 277-281).
Le droit des marques fait tout autant usage de notions-cadres, tout particulièrement dans l’appréciation de la condition qui est sa raison d’être, le caractère distinctif du signe (article L. 711-2 2° CPI) envisagé de façon autonome, et de ses composantes (caractère descriptif, présence d’éléments usuels, caractère déceptif, référence au « public » ou au « commerce »), ou dans l’appréciation de l’atteinte à un droit antérieur qui peut être invoquée en cas d’opposition ou d’action en nullité, laquelle fait appel aux notions de similitude entre signes et de similitude entre produits et services.
Sur l’ensemble de ces questions, du fait de la formulation très générale des règles de fond établies par la législation, l’INPI dispose d’une liberté d’appréciation considérable, encadrée par la jurisprudence. Ses directives ont donc un rôle très important de concrétisation administrative du droit, en parallèle avec la concrétisation judiciaire apportée par la jurisprudence et sous le contrôle de celle-ci. Elles revêtent bien ce « rôle de médiation entre la règle de droit et les personnes auxquelles elle s’applique », cette fonction de « faire entrer les textes dans les têtes » soulignée par le Conseil d’État (Étude annuelle 2013, page 98).
Les directives de l’INPI, normes de droit souple – 1re partie
Par Francis Hagel – Consultant en stratégie de propriété intellectuelle.