Indications géographiques,Propriété intellectuelle

Les nouvelles indications géographiques des produits industriels et artisanaux : une pierre supplémentaire mais fragile dans l’édifice unioniste des SIQO.

Par Benjamin Fontaine, Conseil en propriété industrielle, avocat au barreau d’Alicante, ancien président du comité des indications géographiques de l’ECTA, et associé du groupe Plasseraud IP

Les IGPIA unionistes s’apprêtent à succéder aux IGPIA françaises (à l’heure où nous écrivons ces lignes, le règlement n’a pas encore été publié et numéroté. Son texte est définitif mais il n’est disponible qu’en anglais. Il est possible que les commentaires que nous effectuerons méritent d’être ajustés par suite de la traduction du texte en français).

L’acronyme est identique, mais ne nous y trompons pas : nous assistons là à une mutation très importante, qui constitue un « grand bond en avant » dans le processus de consolidation d’un système unioniste, uniforme, exclusif, et de plus en plus autonome, de protection des indications géographiques. L’objet de cet article est donc, ou était initialement, de célébrer la naissance de ce nouveau titre de propriété intellectuelle et la consécration de l’EUIPO comme un acteur clé dans ce domaine.

Hélas, on ne sort pas indemne de la lecture du règlement adopté par le législateur européen. Le système mis en place suscite des réserves portant sur des aspects essentiels. Et, pour ne rien arranger, le règlement fait l’objet d’une rédaction excessivement longue et lourde (les lourdeurs et approximations de rédaction sont nombreuses dans le règlement, nous ne les aborderons pas ici. A titre d’illustration, nous pouvons citer ici l’article 16(3) qui dispose que tout tiers ayant un intérêt légitime peut former un recours contre une décision prise dans le cadre de l’examen d’une IGPIA. Tel que rédigé, l’article laisse penser – à tort nous supposons – que les recours sont ouverts y compris à des personnes non parties à la procédure de première instance…). De toute évidence, l’idéal juridique a dû offrir des concessions au réalisme politique : les IGPIA deviennent unitaires, mais cet aspect unioniste est en partie un effet d’annonce. En pratique, ces nouvelles IG seront très largement contrôlées par les Etats membres, voire par la Commission pour préserver les intérêts commerciaux européens. C’était, finalement, le prix à payer pour consolider l’arsenal unioniste des indications géographiques dans un domaine qui reste très marqué par une approche politique.

Par ailleurs, on ne s’étonnera pas, ou plus, de ne pas voir les divers régimes unionistes des IG intégrés dans un instrument unique. L’Union européenne a choisi de morceler ses indications géographiques en autant de règlements que de domaines d’application. Ce morcellement rend le système européen largement illisible, mais il faut toutefois saluer l’effort actuel du législateur pour en harmoniser les dispositions, dans le cadre de la réforme actuellement pendante. Le nouveau règlement IGPIA sera publié courant novembre 2023, et les premiers dépôts seront effectifs auprès de l’EUIPO d’ici environ deux ans. Parallèlement, Commission et EUIPO s’attellent à la rédaction de la législation secondaire.

Cela fait déjà de nombreuses années que ce projet est à l’étude à la Commission européenne. Il s’agit, bien sûr, de répondre à une demande intérieure qui porte sur un marché de quelques centaines de dénominations a priori éligibles. Mais il s’agit tout autant de disposer d’un attrait supplémentaire dans le cadre des efforts déployés par la diplomatie unioniste pour assoir le système des indications géographiques dans le monde. Nombre de pays tiers sont intéressés par une protection des indications géographiques industrielles et artisanales, partant la création d’un système unioniste ad hoc est donc susceptible de faciliter la conclusion d’accords internationaux. Enfin, l’extension du système des IG unionistes aux produits industriels et artisanaux est cohérente avec l’adhésion de l’Union au Protocole de Genève de l’Arrangement de Lisbonne.

L’Etat français, de son côté, avait décidé de ne pas attendre et, porté notamment par la saga Laguiole, avait décidé d’instaurer son propre régime des IGPIA dès 2014. A l’époque nous étions réservés sur cette initiative, puisque de toute évidence ces indications géographiques méritaient une protection unioniste. Les années qui se sont écoulées depuis ont montré les limites de nos réserves : il faut du temps pour légiférer au niveau européen, et entre-temps une quinzaine d’IGPIA ont pu être homologuées en France (16 IGPIA françaises sont à ce jour homologuées : de la Porcelaine de Limoge jusqu’à la Tapisserie d’Aubusson, en passant par le Siège de Liffol, la Charentaise de Charente-Périgord, et le Granit de Bretagne). Elles bénéficieront de dispositions transitoires pour être protégées uniformément dans le Marché Commun, tout comme les IGPIA déjà enregistrées dans la quinzaine de pays membres qui disposent déjà d’un régime analogue.

Tel que configuré, le régime des nouvelles IGPIA unionistes présente de nombreuses convergences avec les procédures que nous connaissons dans les domaines déjà existants. La procédure d’enregistrement et de modification s’articule autour de phases nationales et unionistes pour les IGPIA des pays membres, et autour d’une procédure uniquement unioniste pour les IGPIA des pays tiers. De même, les IGPIA bénéficient d’une protection largement calquée sur celles de leurs « cousines » : AOP / IGP des produits agroalimentaires et des vins, et IG des boissons spiritueuses. Cela étant, le parallèle s’arrête là, puisque les IGPIA présentent des différences notables à divers égards, souvent regrettables, sur lesquelles nous reviendrons dans les développements ci-après.

De fait, au lieu d’articuler classiquement nos propos selon la dichotomie du « régime » et de la « protection », nous le ferons de façon moins orthodoxe, en distinguant d’abord ce qui rapproche les IGPIA des autres IG unionistes (I), et en caractérisant ensuite ce qui les distingue (II).

I. L’IGPIA, une nouvelle indication géographique dans l’apparence de la continuité …

Nous aborderons dans cette première partie le régime des nouvelles IGPIA unionistes (A), puis leur protection (B), en mettant en exergue ce qu’elles ont en commun avec leurs « grandes sœurs », les IG, IGP et autres AOP.

A. Régime des IGPIA unionistes

L’IGPIA est définie classiquement comme étant une dénomination identifiant un produit comme étant originaire d’un lieu déterminé, dont la qualité, la réputation ou d’autres caractéristiques sont attribuées à l’origine géographique, et dont au moins une des étapes de production a lieu dans l’aire géographique délimitée (article 6(1)). Cette approche a minima – une seule étape de production (on entend par “étape de production », au terme de l’article 4(4) toute étape de production, y compris, la fabrication, la transformation, l’obtention, l’extraction, le coupage, la préparation d’un produit, de telle sorte que ce dernier puisse être mis sur le marché) dans l’aire protégée – est le fruit d’un compromis nécessaire à l’adoption de ce nouveau régime.

Comme son nom l’indique, l’IGPIA a vocation à consacrer à la fois des produits artisanaux et industriels. Les premiers sont définis dans le règlement comme « des produits fabriqués soit entièrement à la main, soit à l’aide d’outils manuels ou digitaux, ou même de moyens mécaniques, pourvu que la contribution manuelle reste une composante importante du produit fini ». Les seconds concernent les « produits fabriqués de manière normalisée, y compris en série et à l’aide de machines» (article 4(1)).

C’est aux groupements de producteurs, et plus exceptionnellement à des producteurs seuls ou à des administrations publiques des Etats membres, qu’il appartient de promouvoir l’enregistrement d’IGPIA (article 8). Le fonctionnement et le rôle des groupes de producteurs est décrit à l’article 45(1). Ces derniers ont notamment pour mission de veiller à la défense de l’IGPIA et de tout droit de propriété intellectuelle lié au produit protégé. Ce postulat nous semble parfaitement correct, sauf que, en pratique, tant l’EUIPO que la Cour de Justice se sont efforcés de remettre en cause la coexistence de droit de propriété intellectuelle au soutien des indications géographiques. On connait le sort qui a été réservé aux marques collectives géographiques (CJUE, 05 mars 2020, C-766/18 P, Foundation for the Protection of the Traditional Cheese of Cyprus named Halloumi c/ Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), ECLI:EU:C:2020:170).

La procédure se déroule classiquement en une phase nationale – auprès de l’INPI, en France – puis unioniste. La phase nationale débute avec le dépôt d’une demande s’appuyant sur un document unique (article 10) – synthétique – et un cahier des charges (article 9) – détaillé -. Puis intervient la phase unioniste, qui se déroule auprès de l’EUIPO à Alicante. Des taxes pourront être demandées par les Etats membres pour la phase nationale, et elles seront exigées pour la phase unioniste (article 65).

A l’issue de ces deux phases, une fois la demande instruite et approuvée, intervient une publication aux fins d’opposition. La procédure d’opposition nationale (article 15 ; le délai d’opposition est a minima de deux mois) est ouverte aux résidents du pays d’origine, alors que la procédure d’opposition unioniste est ouverte aux non-résidents du pays de l’Etat membre d’où provient la demande (article 25(3) ; le délai d’opposition est de trois mois). Les opposants n’ont donc qu’une seule opportunité de former opposition. Les fondements d’une telle intervention sont très larges : ils peuvent porter à la fois sur les conditions intrinsèques de la demande – choix du signe, délimitation du territoire, identification d’un processus de fabrication, etc. – et sur des circonstances extérieures – homonymie, conflit avec un droit de marque, etc. -. Pour les contentieux auprès de l’EUIPO, une procédure de médiation sera systématiquement proposée, ce qui correspond bien à l’air du temps. Il existe également la possibilité pour les tiers de formuler des observations sous forme « d’avis de commentaires » : celles-ci ne doivent pas être fondées sur des motifs susceptibles d’être invoqués à l’appui d’une opposition et leur auteur ne devient pas partie à la procédure (article 4(10)).

A l’issue de la procédure d’enregistrement, les producteurs auront la faculté – et non l’obligation – d’utiliser la mention « IGP », ainsi que le logo associé à ce signe (article 48) :

On se félicitera que le législateur européen ait fait le choix de l’uniformisation afin de ne pas noyer davantage le consommateur européen dans l’océan des signes de l’origine et de la qualité.

En revanche, nous sommes plus que dubitatifs sur les procédures de contrôle qui seront mises en place pour assurer le respect des cahiers des charges des IGPIA d’origine unioniste : ainsi, les organismes de gestion pourront effectuer des « auto-déclarations », dans lesquelles elles certifieront la mise en œuvre de procédures de contrôle et la conformité des produits (article 4(8)). C’est bien connu, on n’est jamais aussi bien certifié que par soi-même. Ces auto-déclarations devront être déposées tous les trois ans auprès d’organismes désignés par les Etats membres (articles 50 et 51), et sont sans préjudice de « vrais » contrôles occasionnels. Alternativement, les Etats membres qui le souhaiteront pourront mettre en place des contrôles classiques ex ante et ex post (article 52 ; pour les IGPIA des pays tiers, le système d’auto-déclaration ne sera pas autorisé, ce qui peut paraître discriminatoire). Il est fort regrettable que le règlement autorise un tel déséquilibre entre Etats membres sur un élément aussi important.

Une fois l’IGPIA enregistrée, il sera possible de la modifier et, dans cette optique, le règlement introduit une dichotomie entre « amendements unionistes », portant sur des éléments importants et qui requièrent de compléter à nouveau les phases nationale et unioniste, et les « amendements standards », portant sur des points mineurs et qui sont uniquement traités en phase nationale (article 31).

Pour celles des IGPIA déjà enregistrées dans les Etats membres qui en disposent, des dispositions transitoires sont prévues (article 70). Cette transition devra avoir lieu dans un délai d’un an suivant l’entrée en vigueur du règlement.

Enfin, pour les pays tiers, les dépôts d’IGPIA feront uniquement l’objet d’une phase unioniste. Toutefois, les déposants devront justifier de l’existence d’une protection équivalente dans leur pays d’origine.

B. Défense des IGPIA unionistes

Les IGPIA bénéficieront d’un niveau de protection équivalent à celui dont jouissent les autres IG unionistes, telles que résultant de la réforme actuellement pendante. Cette protection est donc articulée en quatre propositions qui constituent une liste graduée d’atteintes potentielles (article 40). On retiendra brièvement ici :

– Que, dans le cadre d’une utilisation de l’IGPIA, la protection vaut pour des « produits comparables » (les « services » ne sont pas mentionnés), ou au-delà de cette spécialité dans l’hypothèse d’un profit indu, d’une dilution ou d’une atteinte à la réputation de l’IGPIA. Le règlement intègre donc un élargissement des atteintes possibles dans l’hypothèse d’une réputation accrue de l’IGPIA – étant rappelé que la jurisprudence considère que toutes les IG bénéficient d’un socle de réputation ;

– Que, pour « l’évocation », qui est devenue au fil des ans le socle fondamental de la protection des IG, le législateur a intégré une définition qui tient compte de la jurisprudence de la Cour de Justice (notamment l’arrêt de la Cour dans l’affaire « Champanillo » : CJUE, 09 sept. 2021, C-783/19, Comité Interprofessionnel du vin de Champagne c/ GB, ECLI:EU:C:2021:713). Ainsi, il y a « évocation » lorsque le consommateur effectue un lien suffisamment direct et univoque avec l’IGPIA, et ce sans limite particulière liée aux produits et services concernés. Toutefois, la proximité des produits et services concernés influent naturellement sur l’établissement du « lien » ;

– Que les deux derniers niveaux de protection, à savoir les indications fausses et les pratiques susceptibles de tromper le public, ne font l’objet d’aucun aménagement. Ce n’est pas surprenant puisque ces atteintes sont rarement constatées en jurisprudence.

Ce dispositif est complété par un article venant articuler la relation entre les IGPIA et les droits de marques. Il est important de rappeler que, à l’instar de la refonte globale des indications géographiques, la traditionnelle distinction entre motifs absolus et motifs relatifs de refus, structurée notamment autour de la limitation des motifs absolus au principe de spécialité, est désormais remise en cause : dans un cas comme dans l’autre, les motifs de refus ou d’annulation peuvent être invoqués à partir du moment où l’utilisation de la marque serait illégale, et ce quelle que soit l’atteinte retenue ou le produit ou service concerné (article 44(1)).

Le règlement pose par ailleurs le principe de l’interdiction de la reprise d’une IGPIA au sein de la désignation de vente d’un produit complexe, à moins que les ODG concernées aient donné leur accord (article 41(2)). Voilà un pouvoir bien important dévolu à ces dernières…Par ailleurs, et voilà qui est toujours dans l’air du temps, le législateur européen s’attarde sur les atteintes aux IG susceptibles d’intervenir en ligne (voir notamment l’article 60). Il le fait, d’une part, en manifestant que les usages en ligne peuvent constituer une contrefaçon au même titre que les usages hors ligne. Une telle précision n’était pas nécessaire… D’autre part, il le fait en demandant aux Etats membres qui disposeraient de mécanismes alternatifs de lutte contre le cybersquatting d’en étendre les fondements aux atteintes aux indications géographiques (article 46). Voilà qui est plus pertinent, et qui s’inscrit plus globalement dans la volonté d’inclure les indications géographiques dans les systèmes de résolution des litiges nés du cybersquatting.

Enfin, les mécanismes habituels de préservation des droits de marques antérieurs, ou de dispositions transitoires visant à accompagner la cessation d’un usage qui porterait atteinte à une IGPIA nouvellement reconnue (article 28), sont repris dans le règlement. Nous ne reviendrons pas dessus dans ces propos.

Les nouvelles indications géographiques des produits industriels et artisanaux : une pierre supplémentaire mais fragile dans l’édifice unioniste des SIQO. Par Benjamin Fontaine, Conseil en propriété industrielle, avocat au barreau d’Alicante, ancien président du comité des indications géographiques de l’ECTA, et associé du groupe Plasseraud IP. 

Author Image
TeamBLIP!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.