Propriété industrielle,Propriété intellectuelle

Les nouvelles indications géographiques des produits industriels et artisanaux : une pierre supplémentaire mais fragile dans l’édifice unioniste des SIQO

Par Benjamin Fontaine, Conseil en propriété industrielle, avocat au barreau d’Alicante, ancien président du comité des indications géographiques de l’ECTA, et associé du groupe Plasseraud IP

      II. … Mais dont le régime traduit une méfiance ou un désintérêt des acteurs politiques

Certes l’EUIPO acquiert une nouvelle compétence, qui fait honneur à sa dénomination d’office unioniste chargé de la propriété intellectuelle. Mais cette délégation se fait sous une vigilance étroite, notamment de la Commission. C’est ce que nous constaterons dans la première sous-partie (A). Nous verrons ensuite que, fruit du désintérêt de certains Etats membres vis-à-vis de ce nouveau droit de propriété intellectuelle, ceux-ci pourront renoncer à toute phase nationale pour les demandes d’IGPIA qui en émaneraient (B)

        A.  L’implication contrariée de l’EUIPO

  1. Les IGPIA, nouvelle compétence de l’EUIPO …

Sous la présidence d’Antonio Campinos, à compter de 2010, l’OHMI – actuelle EUIPO – s’est positionnée pour exercer un rôle important dans le domaine des indications géographiques. Depuis, une étroite collaboration a été mise en place avec la Commission européenne, laquelle a abouti à une assistance importante pour l’examen des IG, et à la création de la base de données GIView. En dépit de ces avancées majeures, l’EUIPO s’est heurtée comme chacun sait à une forte résistance politique dans le cadre de la réforme actuelle de la législation sur les IG, et a dû revoir ses ambitions à la baisse. Résultat, seules les IGPIA rentreront dans son escarcelle, à l’exclusion des autres IG unionistes. Sur le principe, c’est regrettable car cette dichotomie EUIPO / Commission contribue à rendre moins lisible, pour les acteurs et les consommateurs, le système européen des IG.

Ainsi, l’EUIPO va créer un département ad hoc, appelé « département des indications géographiques des produits artisanaux et industriels », qui assumera toutes les tâches dévolues par le règlement : examens, oppositions, enregistrements, amendements, nullités. Et ce dans toutes les langues officielles de l’Union (article 66), ce qui n’est pas évident pour un Office qui est surtout habitué à travailler dans cinq langues.

Les demandes qui parviendront à l’EUIPO seront publiées aux fins d’opposition au « registre unioniste des indications géographiques industrielles et artisanales » (articles 23(7) et 37). Elles seront ensuite examinées dans un délai de six mois (article 23(3)) et, en cas de difficultés, des échanges interviendront avec l’Etat membre d’origine, ou avec le déposant dans l’hypothèse de demandes directes ou provenant de pays tiers (article 23(6)).

En appel, les dossiers seront traités par les chambres de recours. Il semblerait que l’on s’oriente vers la création d’une sixième chambre de recours, qui aurait une compétence exclusive pour connaître des dossiers en provenance de la Division des Indications Géographiques, et qui serait composée de membres déjà rattachés à d’autres chambres de recours. Curieusement, les Etats membres auront le droit de se joindre aux recours (article 33(1)). Les décisions rendues par cette sixième chambre pourront ensuite être contestées par les parties lésées auprès du TUE.

  1. … Mais sous étroite surveillance

L’EUIPO assume une nouvelle compétence, certes, mais elle va le faire en ayant pieds et poings liés. C’est fort regrettable.

Ainsi, le règlement réserve une surprise, de taille, sur la répartition des rôles : l’EUIPO est compétente pour examiner des IGPIA, les modifier, les annuler, mais que pour autant qu’on ne lui retire pas ses dossiers. La Commission européenne dispose en effet de la faculté, d’office ou à la demande d’un Etat membre, voire de l’EUIPO lui-même, d’assumer ses prérogatives. Et ce dans deux hypothèses : d’une part lorsque l’enregistrement de l’IGPIA risquerait de contrarier l’ordre public, et d’autre part lorsque l’enregistrement ou le rejet de l’IGPIA pourrait mettre en danger les relations commerciales extérieures de l’Union. Autrement dit, la politique et les intérêts commerciaux doivent pouvoir prendre le pas sur l’état de droit : c’est gravé dans le marbre, à l’article 30(1) du règlement, et ce n’est pas très glorieux.

Et ceci est bien entendu en contradiction directe avec les principes affichés, dans le règlement, de transparence (considérant 30, article 14(1), ou encore article 17 dans lequel il est question d’exiger aux Etats membres de mettre en place des procédures administratives efficaces, prévisibles et rapides) et de procédures simples et efficientes (article 2(b)). On le sait, un monde sépare l’EUIPO et la Commission en termes d’accès aux dossiers, d’informations sur l’état des procédures et de délais de traitement.

Par ailleurs, la portée de l’examen effectué par l’EUIPO est expressément limitée. C’est là un point fondamental : l’EUIPO ne peut contester l’enregistrement d’une IGPIA que pour autant que la demande comporte une erreur manifeste, que la documentation requise est incomplète, ou que le document unique n’est pas suffisamment précis et technique (article 23(1)). Ce faisant, le règlement introduit un déséquilibre dans l’examen des IGPIA, en faveur des Etats membres. Quelle méfiance vis-à-vis de l’EUIPO, méfiance qui est expressément consacrée dans le texte, puisque l’article 23(2) dispose que « l’examen effectué (par l’EUIPO) doit tenir compte de l’issue de la phase nationale de la procédure d’enregistrement dans l’État membre concerné » ! Que l’on est loin de l’équilibre et des garanties juridiques résultant d’un examen parfaitement autonome des conditions d’enregistrement en phases nationale et unioniste, dont on a pu constater récemment la pertinence ! Nous faisons référence ici à l’affaire des IGP “Jambon sec de l’Île de Beauté”, “Lonzo de l’Île de Beauté” et “Coppa de l’Île de Beauté”, dont l’enregistrement a pu être remis en cause utilement par la Commission européenne du fait de l’existence des AOP antérieures “Jambon sec de Corse – Prisuttu”, “Lonzo de Corse – Lonzu” et “Coppa de Corse – Coppa di Corsica”, et ce alors même que l’Etat français, conforté par un arrêt du Conseil d’Etat, en avait validé le principe lors de la phase nationale (TUE, 12.07.2023, T-34/22, Cunsorziu di i Salamaghji Corsi – Consortium des Charcutiers Corses c/ Commission européenne, ECLI:EU:T:2023:386).

Enfin, le règlement prévoit la création d’un « comité consultatif » (article 35), qui sera constitué d’experts des Etats membres et de la Commission et qui apportera son expertise technique pour assurer un traitement adéquat des dossiers. Ce comité pourra être consulté à la demande de la Division des Indications Géographiques ou des Chambres de recours, ou à la demande de la Commission. Cette dernière pourra donc imposer la présence de ce comité dans les procédures traitées à Alicante. Heureusement toutefois, le comité rendra des avis non contraignants. Sur le principe, on peut se féliciter que des avis d’experts puissent éclairer le travail des juristes de l’EUIPO. Qui, toutefois, déterminera la composition du comité ? Ce dernier jouera-t-il bien un rôle d’assistance technique, ou aura-t-il pour volonté d’assurer la prééminence du politique sur le juridique ?

       B. Le système de dérogation pour les Etats membres non intéressés par les IGPIA

Méfiance de l’EUIPO pour les uns, et désintérêt pour les autres : un certain nombre de pays membres ne disposent pas de systèmes d’indications géographiques pour les produits industriels ou artisanaux, et n’envisagent pas que ce nouveau droit de propriété intellectuelle unioniste puisse s’avérer bénéfique à leur industrie et à leurs artisans.

Le règlement prévoit donc un système dérogatoire, au terme duquel ceux des Etats membres qui le souhaitent n’auront pas à mettre en place un système d’examen des demandes d’IGPIA (article 7(2)). Aussi, les demandes qui émaneraient de ces Etats seraient dispensées d’une phase nationale et ne seraient examinées qu’en phase unioniste : cette situation existe pour les IG venant des pays tiers, la différence étant que ces dernières doivent justifier d’une protection équivalente dans le territoire d’origine.

C’est à la Commission que revient le pouvoir d’accorder une dérogation, à la demande d’un Etat membre, et à la double condition 1/ que ce dernier ne dispose pas d’un système national équivalent, et 2/ puisse justifier d’un « faible » intérêt national pour l’enregistrement d’IG industrielles et artisanales (article 19 – la Commission préserve la faculté d’annuler la dérogation s’il s’avère que le nombre d’IGPIA en provenance du pays concerné dépasse les estimations initiales.). Par ailleurs, en cas de besoin l’EUIPO pourra solliciter l’assistance de l’État membre concerné pour l’éclairer dans l’examen des demandes (article 20(5)). Enfin, signalons que la Commission garde le pouvoir de « déroger à une dérogation », s’il s’avère qu’en pratique les circonstances qui avaient conduit à son adoption ne se sont pas concrétisées.

Les nouvelles indications géographiques des produits industriels et artisanaux : une pierre supplémentaire mais fragile dans l’édifice unioniste des SIQO. Par Benjamin Fontaine, Conseil en propriété industrielle, avocat au barreau d’Alicante, ancien président du comité des indications géographiques de l’ECTA, et associé du groupe Plasseraud IP. 

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