L’originalité en art appliqué : quels critères et quel avenir ?
Par Sylvie Benoliel-Claux, avocate au Barreau de Paris et spécialiste en droit de la propriété intellectuelle
Le contentieux de l’originalité en matière de droit d’auteur, lorsqu’il s’agit de protéger des oeuvres d’art appliqué et non d’art pur, n’en finit pas d’alimenter les prétoires et les discussions doctrinales et jurisprudentielles. Il suscite toujours la curiosité lorsque sont en jeu, comme ici, des oeuvres emblématiques ou des maisons de grande renommée.
Ces dernières savent combien la partie n’est pas gagnée d’avance et qu’il faut souvent batailler dur pour convaincre le Juge de protéger au titre du droit d’auteur une forme qui n’a pas été, ou qui n’est plus, enregistrée à titre de dessin ou modèle et qui n’est pas ouverte à la protection à titre de marque (protection diabolique s’il en est, car si souvent impossible).
L’affaire rapportée, objet d’un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 12 janvier 2024 (CA Paris, pôle 5 ch. 2, 12 janv. 2024, n° 22/02206), porte sur trois bijoux de la collection « Panthère de Cartier », une bague et deux bracelets. Sans examiner ce contentieux en tous ses détails, on en retiendra que les sociétés CARTIER INTERNATIONAL AG et CARTIER SAS poursuivaient sur le fondement de la contrefaçon de droits d’auteur, de dessins et modèles déposés et sur celui de la concurrence déloyale et parasitaire différents opérateurs.
En première instance, elles obtiennent en partie satisfaction : le tribunal déboute la société CARTIER INTERNATIONAL de l’ensemble de ses prétentions au titre de la contrefaçon de droit d’auteur, mais les accueille sur la bague déposée à titre de dessin et modèle communautaire.
En appel, la Cour réforme le jugement et dit que la bague et les bracelets Panthère portent l’empreinte de la personnalité de l’auteur, tout en ne retenant la contrefaçon qu’à l’égard de la bague. La contrefaçon de dessin et modèle est confirmée en ce qui concerne cette bague.
L’originalité des bijoux Panthère ainsi reconnue donne à s’interroger sur les critères retenus par la Cour d’appel de Paris et sur leur pertinence au regard de la jurisprudence européenne (1), ce d’autant plus à l’aune de récentes questions préjudicielles (2).
1. L’appréciation de l’originalité
Pour mémoire, selon la jurisprudence européenne qui s’est construite depuis plusieurs années, la notion d’oeuvre suppose la réunion de deux éléments cumulatifs : elle implique d’une part l’existence d’un objet « original », d’autre part l’existence d’un objet « identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité ».
Sur le premier élément, l’arrêt Cofemel (CJ, 12 septembre 2019, C-683/17) rappelle que pour qu’un objet puisse être considéré comme original, « il est à la fois nécessaire et suffisant que celui-ci reflète la personnalité de son auteur, en manifestant les choix libres et créatifs de ce dernier » (§30).
Sur le second élément – l’exigence de précision et d’objectivité – la Cour de justice exclut une identification de l’objet qui reposerait essentiellement sur les sensations, intrinsèquement subjectives de la personne qui perçoit l’objet en cause (§34).
L’effet esthétique susceptible d’être produit n’est pas supposé entrer en ligne de compte pour caractériser l’oeuvre : toujours selon l’analyse de la Cour de justice, cet effet esthétique ne permet pas, en soi, de déterminer si ce modèle constitue une création intellectuelle originale, même s’il est vrai que des considérations d’ordre esthétique participent de l’activité créative (§54). Par ailleurs, cet effet esthétique, résultat d’une sensation intrinsèquement subjective de beauté (§53), ne permet pas, en lui-même, de caractériser l’existence d’un objet identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité.
La notion d’oeuvre ainsi définie est une notion autonome du droit de l’Union qui doit être interprétée et appliquée de façon uniforme dans l’ensemble de l’Union (§29).
Deux mois tout juste après l’arrêt Cofemel, si important puisqu’il refuse d’accorder la protection du droit d’auteur aux seuls modèles qui présenteraient un effet visuel propre et notable du point de vue esthétique, le Tribunal judiciaire de Nanterre (TGI Nanterre, 21 nov. 2019, n° 16/12449) s’empare aussitôt de ses enseignements pour se prononcer, dans une autre affaire Cartier que celle commentée, sur l’originalité des bracelets Love et Juste un clou revendiqués. Aux termes d’une motivation fouillée, il retient que (i) les oeuvres sont « clairement identifiables et précisément et objectivement définies en leurs différentes caractéristiques », (ii) les explications subjectives fournies « fixent avec précision les contours de l’originalité alléguée à travers la définition des choix de l’auteur et de son parti pris esthétique (…) ».
Le Tribunal, par une phrase peut-être elliptique et sujette à interprétation, relève que « dans son arrêt Cofemel (…), la CJUE n’a pas modifié le droit positif applicable (…) ».
Il est vrai que la Cour de justice maintient la possibilité du cumul des protections par le droit d’auteur et le droit des dessins et modèles pour les oeuvres relevant des arts appliqués, ainsi que le critère de l’originalité comme condition de protection d’une oeuvre de l’esprit.
Pouvons-nous pour autant dire que l’arrêt Cofemel, aussi important soit-il, ne modifie finalement rien et ne peut avoir aucun impact sur l’appréciation de l’originalité en France puisque celle-ci se fait déjà exactement comme le préconise la Cour de justice ?
Nous ne le pensons pas. En effet, si du point de vue de la description de l’oeuvre, on peut facilement se convaincre que les tribunaux français exigeaient déjà des demandeurs à l’action qu’ils se livrent à une identification précise et objective de l’objet revendiqué, du point de vue de l’originalité, ces mêmes tribunaux ont bien souvent caractérisé l’empreinte de la personnalité de l’auteur d’une oeuvre d’art appliqué par seule référence au « parti-pris esthétique » de l’auteur ou à son « effort créateur ».
Or, dans l’arrêt Cofemel, il n’est fait référence ni à l’un, ni à l’autre. En excluant tout renvoi à l’esthétique et toute appréciation du mérite de l’oeuvre, en se référant aux seuls « choix libres et créatifs » de l’auteur, il nous semble que la Cour de justice pose des critères auxquels il serait bon de se référer exclusivement. Ce d’autant plus, qu’encore une fois, la notion d’oeuvre doit être interprétée et appliquée « de façon uniforme » dans toute l’Union.
Aussi ne devrait-on pas rester confortablement installés dans la reprise de critères connus, mais entrer dans le dur pour ainsi dire et se prononcer sur l’empreinte de la personnalité de l’auteur au regard de sa seule liberté ou capacité créative, autrement dit de ses choix libres et créatifs.
Dans l’arrêt Cartier rapporté, rendu plus de quatre ans après Cofemel, la Cour d’appel rend certes une décision dont la solution nous paraît juste – la protection par le droit d’auteur est accordée aux bijoux Panthère – mais qui, comme bien d’autres, ne dit mot dans sa motivation, des choix libres et créatifs de l’auteur.
On relève (à regret) que la Cour d’appel retient que les « choix arbitraires et esthétiques (…) font que l’aspect global des oeuvres constituées par les modèles de bagues et de bracelets au style contemporain et épuré témoignant d’une volonté de présenter un félin au corps dynamique (…), portent l’empreinte de la personnalité de son auteur ».
L’ « esthétique », « l’aspect global », la « volonté » (l’intention ?) sont à notre sens autant de termes qui ne permettent pas de caractériser la liberté créative de l’auteur dans la réalisation d’une oeuvre d’art appliqué (pour d’autres exemples de motivations discutables sur l’originalité, v. not. : CA Lyon, 1re ch. civ. a, 22 févr. 2024, n° 20/06309 sur le tabouret Tam-Tam, CA Paris, pôle 5 ch. 1, 20 déc. 2023, n° 22/01602 sur les chaises et tabourets Tolix).
Ce n’est pas ici une seule question de terminologie, ni une discussion byzantine et sémantique : le « parti-pris esthétique » ou « l’effort créateur » si souvent employés par la jurisprudence ne sont pas, à notre avis, des expressions synonymes des choix libres et créatifs.
La caractérisation de l’originalité au sens de la jurisprudence européenne n’est certes pas un exercice facile, mais elle revient aux seules juridictions nationales, lesquelles doivent (i) écarter la protection si la réalisation de l’objet a été déterminée par des considérations techniques, règles ou contraintes qui ne laissent place à l’exercice d’aucune liberté créative (v. Cofemel, par. 31), ii) tenir compte de tous les éléments pertinents tels qu’ils existaient lors de la conception de l’objet, indépendamment des facteurs extérieurs et ultérieurs à la création du produit (v. CJ, 11 juin 2020, C-833/18, Brompton Bicycle).
Si le juge français semble avoir des difficultés à transposer les enseignements de l’arrêt Cofemel dans sa jurisprudence nationale, il n’est toutefois pas le seul.
À la lecture de questions préjudicielles récentes, d’autres juridictions émettent en effet des doutes importants quant à l’interprétation correcte du droit de l’Union sur la manière d’apprécier l’originalité pour des objets d’art appliqué.
2. Les perspectives
Les juridictions suédoise et allemande, apparemment plus à l’aise que les tribunaux français sur la notion des choix libres et créatifs de l’auteur, n’en demeurent pas moins hésitantes quant au contenu de ce critère qui conditionne la protection.
En l’espace de trois mois, la Cour de justice de l’Union européenne a été ainsi saisie de deux demandes de décisions préjudicielles, la première (suédoise) portant sur les tables de salle à manger de la série « Palais Royal », la seconde (allemande) sur le système de meubles USM Haller largement connus (aff. C-580/23 du 21 septembre 2023 et C-795/23 du 21 décembre 2023).
La juridiction suédoise estime que « la manière dont il convient d’interpréter et d’appliquer les déclarations de la Cour concernant l’originalité de l’oeuvre, à savoir que l’objet doit manifester les choix libres et créatifs de son auteur, n’apparaît pas de manière évidente ». Une incertitude demeure « quant à la manière dont l’appréciation concrète doit être effectuée – et quels éléments doivent ou devraient être pris en compte (…) » (aff. C-580/23, §25).
La juridiction allemande exprime ses hésitations sur des points différents. Le Bundesgerichtshof (Cour suprême allemande) relève que les questions préjudicielles sont nécessaires à la solution du litige et n’exclut pas que la juridiction d’appel qui a refusé la protection aux meubles USM Haller, ait posé des exigences trop strictes et contraires à l’arrêt Cofemel.
La protection des objets des arts appliqués par le droit d’auteur n’est donc pas un sujet épuisé et la position de la Cour de justice sur ces questions préjudicielles sera sans doute de grand intérêt.
Un autre sujet – et non des moindres – vient de poindre à la lumière des questions posées par la juridiction suédoise. La Cour de justice est interrogée (pour la première fois selon nous) sur la caractérisation de l’atteinte aux droits de l’auteur, précisément sur la manière dont la similitude entre l’oeuvre et l’objet prétendument contrefaisant doit s’apprécier. C’est là encore une question de première importance dont la réponse ne manquera pas d’alimenter les futurs litiges nationaux en contrefaçon.
Rien ne s’épuise décidément en droit d’auteur, pour le bonheur des praticiens (ou pas).
L’originalité en art appliqué : quels critères et quel avenir ?
Par Sylvie Benoliel-Claux, avocate au Barreau de Paris et spécialiste en droit de la propriété intellectuelle