Propriété industrielle,Propriété intellectuelle

LARMADA n’est pas invincible…

LARMADA n’est pas invincible…

Par Patrice de Candé, expert en propriété intellectuelle et membre de la commission marques et dessins et modèles de l’APRAM, l’INTA et l’AIPPI

Le détournement d’une forme existant dans un certain domaine est-il susceptible de générer des droits de création par celui qui a eu l’initiative de cette nouvelle utilisation ?

C’est en synthèse l’objet du litige qui a opposé une artiste plasticienne (on l’appellera W-U.G pour respecter l’anonymat assuré par la décision) et la société ZV France, entreprise de mode plus connue sous sa marque Zadig et Voltaire. Madame W-U.G a déposé le 31 mars 2015 à l’INPI plusieurs modèles portant sur les graphismes suivants :

Dans les actes de dépôt figurait la même description : « Dessin galbe féminin “Larmada”, évidé façon Totem, pouvant être décliné sous plusieurs formes, tailles et dimensions » et précisait que le dessin pouvait être utilisé sur tout support. Les modèles ont été exploités effectivement pour proposer des bijoux et des robes :

W-U.G. a constaté que ZV France proposait à la vente divers articles vestimentaires reprenant le motif objet des modèles précités dont un exemple est ici reproduit :

Après avoir fait pratiquer des constats tant sur Internet que dans une boutique Zadig & Voltaire, Madame W-U.G a adressé, sans succès, une mise en demeure à cette société d’avoir à cesser toute commercialisation de produits revêtus du graphisme objet de son dépôt puis l’a assignée devant le TJ de Bordeaux. L’action était fondée sur la contrefaçon du modèle déposé n° 20151685 – 004 (graphisme en version noire) et sur la contrefaçon de droit d’auteur. Par jugement du 19 janvier 2021, le TJ de Bordeaux a entièrement débouté la demanderesse en annulant le modèle n° 20151685-004 mais également le modèle n° 20151685 – 005 et en refusant d’admettre une protection au titre du droit d’auteur sur les graphismes correspondants. La cour d’appel de Bordeaux, par l’arrêt commenté prononcé le 19 décembre 2023, confirme le jugement. Les produits Zadig & Voltaire reproduisant le motif litigieux étaient variés (pulls, cardigans, Tee-shirts, manteau, porte-cartes, sacs banane) ce qui explique sans doute le caractère élevé des demandes : une somme de 1 582 020 € pour chacun des droits invoqués sachant qu’il s’agissait d’une demande forfaitaire.

La cour examine successivement la protection éventuelle par le droit de dessin et modèle puis le droit d’auteur :

I. L’absence de nouveauté et de caractère propre :

La société ZV France avait invoqué à titre d’antériorité la lame de rasoir Gillette ainsi qu’une transposition déjà réalisée dans le domaine de la bijouterie par la société Dinh Van et déposé à titre de modèle en 1976 :

En cause d’appel, Madame W-U.G. faisait valoir que par contraste avec ces antériorités, les graphismes qu’elle avait déposés à titre de modèles ne reprenaient pas l’entourage rectangulaire de la lame de rasoir et ne comportaient aucun « angle acéré ». Elle considérait qu’en s’appropriant le « vide intérieur pour en extraire une nouvelle forme », elle satisferait aux critères de nouveauté et de caractère propre. L’artiste plasticienne ajoutait qu’elle avait apporté des différences significatives en relevant que les « deux extrémités (étaient) constituées de formes fines’, ‘plates’, ‘oblongues’, ‘de largeur supérieure au reste du dessin’ » et, non sans lyrisme, faisait valoir que ce graphisme évoquerait « deux corps de femmes avec des galbes francs » ou un « galbe féminin …façon Totem ». La cour reste insensible à ces explications dans lesquelles elle ne voit qu’une « interprétation ». Elle juge que le dessin objet du modèle est « au contraire une reproduction à l’identique de la partie centrale évidée de la lame de rasoir Gillette, extraite de son cadre, ce qui ne constitue pas une différence signifiante ». Pour écarter l’absence de reprise du pourtour rectangulaire de la lame, la cour, aux termes d’une explication difficilement compréhensible, (« alors qu’il peut au contraire être tout entier contenu dans un rectangle dont la hauteur est exactement égale à sa hauteur et dont la largeur est exactement égale à la largeur de sa base, ce qui lui confère une forme rectangulaire »…) fait valoir sans doute que cette forme se trouve suggérée par le cadre dans lequel le graphisme se trouve inclus dans le formulaire de dépôt. La cour fait un examen très rapide du deuxième modèle dont elle confirme ensuite la nullité pour les mêmes raisons.

On notera qu’en exergue de ces analyses, la cour juge que « en tout état de cause, Mme [U]-[G] qui demande la protection de sa réalisation au titre des dessins et modèles, doit rapporter la preuve que son dessin présente aux yeux d’un tel public un caractère propre ». C’est un point contestable : en effet, si à l’heure actuelle il n’existe pas dans le livre 5 du code de la propriété intellectuelle une présomption de validité du dessin ou modèle contrairement à ce qui est prévu par l’article 85 du règlement n° 6/2002 pour le dessin et modèle communautaire, il nous semble que par référence au principe selon lequel « foi est due au titre », dans une action en nullité et a fortiori lorsqu’elle est présentée à titre reconventionnel, la charge de la preuve de la cause de nullité pèse sur le demandeur à l’action en nullité. Il n’appartient pas au défendeur de prouver que son modèle est valable. La question sera au demeurant réglée plus clairement lorsque le projet de paquet dessins et modèles sera adopté puisque cette présomption de validité est prévue à l’article 17 de la nouvelle directive, ce qui devrait contraindre le législateur français à adopter un texte transposant dans le code de la propriété intellectuelle cette présomption.


II. L’absence d’originalité

La question de la possibilité de protéger par le droit d’auteur un détournement d’éléments préexistants, en particulier d’objets de la vie courante a déjà été abordée par les juridictions françaises. Par exemple la cour d’appel de Paris a refusé d’admettre la protection de la transposition d’un élément de passementerie (cordon d’embrasse de rideaux) dans le manche de couverts de tables (CA de Paris, 4ème section,17 mars 2004, PIBD 2004, 790 , III, 428). En revanche et plus récemment, le TJ de Nanterre a admis la protection par le droit d’auteur de la transposition de têtes de vis et de clous dans des articles de joaillerie (TJ de Nanterre, Prop. Intell. 2020, n° 75, p. 112 note P de Candé). Mais la question, souvent délicate, est de savoir ce qui est attendu du demandeur à une action en contrefaçon invoquant un droit d’auteur sur un élément détourné du domaine public.

Depuis une dizaine d’années, la jurisprudence exige, tout particulièrement dans le domaine du droit d’auteur appliqué, que le demandeur à l’action, lorsque l’originalité de la création qu’il invoque est contestée, « explicite » les traits caractéristiques qui sont au fondement de l’originalité alléguée. La question de la portée exacte de ce qu’il convient de démontrer reste cependant incertaine : faut-il se contenter de décrire objectivement ces traits caractéristiques, à charge pour le défendeur à l’action de rapporter la preuve du caractère banal de ces éléments invoqués, ou faut-il que le demandeur à l’action fasse une explication plus subjective voire même aille jusqu’à préciser son processus créatif ? La CJUE dans l’arrêt COFEMEL (CJUE, 12 sept. 2019, aff. C-683/17 : Cofemel c/ G-Star, Propr. intell. n° 73, oct. 2019, obs. P Massot) a pu laisser penser qu’elle condamnait l’exigence par les juridictions françaises de l’adjonction d’une « explicitation » subjective à la seule description objective des caractéristiques qui sont au fondement de l’originalité (Pt 33 « la nécessité d’écarter tout élément de subjectivité, nuisible à la sécurité juridique dans le processus d’identification dudit objet suppose que ce dernier ait été exprimé d’une manière objective »). Mais tel n’a pas été le point de vue de certaines juridictions, en particulier du TJ de Nanterre dans le jugement précité du 21 novembre 2019. Le TJ de Nanterre estime que par ce point 33, la CJUE n’a en réalité fait « que rappeler, faisant implicitement écho à l’indifférence du mérite dans la définition de l’originalité, qu’un sentiment de beauté éprouvé par l’observateur d’une création, trop subjectif pour asseoir une protection quelconque et générateur d’une insécurité juridique incompatible avec la constitution d’un tel monopole, n’est pas la marque de l’empreinte de la personnalité d’un auteur ».

Dans la présente affaire, manifestement, Madame W-U.G. a entendu aller au-delà d’une simple description objective de sa création : la cour relève que l’appelante insiste « sur son parcours de vie personnel, ses voyages, son activité principale de création artistique relevant des arts plastiques, qui l’a amenée à façonner diverses matières puis à s’orienter vers la création de bijoux ». ZV France lui opposait assez légitimement que « la démarche créative doit émaner de l’œuvre elle-même ». Le débat se trouvait ainsi placé d’emblée sur le plan de la démonstration de la « démarche créative » ce qui est extrêmement délicat. En la présente espèce, la demanderesse poursuivait en indiquant « qu’elle a imaginé la création de bijoux ‘s’inspirant de l’espace vide laissé par la lame de rasoir, qui renvoyait pour elle aux notions de mort, mal-être, dépression …’ ‘qu’elle a adouci, façonné jusqu’à lui donner une apparence, féminine, galbée, tribale formant un totem’, qu’ainsi, ‘en interprétant le vide laissé par la lame de rasoir, elle a donné naissance à quelque chose de positif, de dynamique ». Et elle tâchait d’en donner une illustration à partir de détails de son graphisme : une partie représenterait les pieds d’une femme, un corps, des bras et elle affirme qu’en les adoptant dans la forme retenue, elle aurait effectué des « choix hautement symboliques », « renvoyant à l’image d’une femme équilibrée et apaisée » et « portant incontestablement l’empreinte de la personnalité de son auteur ». Comme pour l’analyse des dessins et modèles, la cour se montre insensible à ces efforts désespérés pour identifier une « démarche créative ». Elle estime que toute cette explication de la part de la demanderesse à l’action « ne renvoie qu’à une idée ou inspiration personnelle à l’auteur mais ne met en évidence aucun effort, choix ou parti pris créatif particulier, emprunt (sic) de la personnalité de son auteur, conférant à l’œuvre une physionomie propre et originale, permettant de distinguer l’œuvre de la forme de la partie centrale évidée de la lame de rasoir Gillette ».

On le voit, cette exigence d’une démonstration d’une démarche ou d’un processus créatif est vaine et aboutit à rendre le travail du demandeur à l’action en contrefaçon de droit d’auteur appliqué extrêmement délicate. Il suffit d’avoir côtoyé des artistes pour savoir à quel point ils se trouvent embarrassés lorsqu’il leur est demandé de s’expliquer sur ce point. La situation est même insoluble lorsque, comme c’est fréquemment le cas en droit d’auteur appliqué, l’entreprise exploite une œuvre dont elle est cessionnaire des droits et que l’auteur a disparu ou est injoignable. Si on peut admettre qu’en l’espèce le graphisme ne relevait pas d’une originalité suffisante, c’est en réalité parce qu’il n’apportait rien de plus que ce qui avait été trouvé dans le domaine public, mais il n’était nullement utile de procéder à des circonvolutions pour tenter d’indiquer qu’elle avait été la démarche créative de l’auteur. Il est par ailleurs critiquable nous semble-t-il que la cour ait cru possible de relever que cette explication difficile de la demanderesse n’ait mis « en évidence aucun effort » puisque l’on sait qu’en vertu de l’article L. 121-2 du code de la propriété intellectuelle, l’œuvre est protégée indépendamment d’un quelconque mérite. On le voit, attendre de l’auteur qu’il explique son processus créatif au-delà de la description objective de son œuvre n’empêche nullement de tomber dans l’écueil de la recherche du mérite contrairement à ce qu’espérait le TJ de Nanterre qui, dans son jugement du 21 novembre 2019 précité justifiait par cette crainte son exigence d’une présentation subjective de l’originalité.

LARMADA n’est pas invincible…

Par Patrice de Candé, expert en propriété intellectuelle et membre de la commission marques et dessins et modèles de l’APRAM, l’INTA et l’AIPPI

Author Image
TeamBLIP!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.