Droit des marques,Propriété industrielle,Propriété intellectuelle

Guerre et PI au Royaume de Tolstoï : De l’état de la protection des marques en Russie

Imaginez-vous vous promenant dans un centre commercial moscovite et rencontrer sur votre chemin des produits L’Occitane dans une boutique « Л’окситан » (« L’occitane » en écriture cyrillique), des jouets Lego dans une boutique « Мир кубиков » (« Le monde des cubes »), un iPhone 14 chez un revendeur ou encore des produits Chanel dans une boutique de maroquinerie de luxe. Produits provenant d’entités qui ont pourtant, après l’avènement du conflit russo-ukrainien, cessé leurs activités commerciales sur le territoire russe.

Les titulaires de marques doivent-ils craindre pour leurs droits ? Si l’étendue de la protection de certains droits de propriétés intellectuelles appartenant à des entités « occidentales » semble en effet ébréchée, les titulaires de marques paraissent toutefois, pour l’instant, quelque peu préservés.

Les semaines suivant le début de la guerre ont pu laisser croire à l’émergence d’un chaos au sein du système de protection des marques, notamment au regard du très grand nombre de dépôts de marques similaires ou identiques à des marques étrangères jusqu’alors protégées, comme en attestent la cinquantaine de demandes de marques d’un entrepreneur russe en mars 2022, la demande de marque «ИДЕЯ» (« Idée ») , ou encore la demande de marque semi-figurative  « дядя Ваня » (« Oncle Vanya »).

Toutefois, le temps écoulé depuis le début de la guerre dissipe les doutes et révèle une procédure d’enregistrement de marque en Russie inaltérée.

Ainsi, bien que le système russe ne connaisse pas de procédure d’opposition telle que celle en vigueur au sein de l’Union Européenne, l’examinateur peut, à son initiative, prononcer le refus de la demande sur la base d’une marque antérieure similaire ou identique (art. 1483(6) du Code Civil de la Fédération de Russie). Les tiers peuvent également, lors de la procédure d’examen, soumettre une observation écrite afin de porter à la connaissance de l’examinateur un motif de refus tel que celui portant sur l’existence d’une marque antérieure (C. civ., art. 1493(3)). Procédure plus onéreuse, les tiers peuvent également agir en nullité une fois la marque enregistrée (C. civ., art. 1512(2)(2)).

En réponse aux inquiétudes généralisées suscitées par la publication des demandes de marques précitées (dont les déposants des deux dernières ont, par ailleurs, retiré les demandes quelques semaines après le dépôt), le Rospatent a publié un communiqué le 1er avril 2022 rappelant le maintien et l’application continue de ces dispositions du Code civil et des textes règlementaires. De plus, à l’occasion du 25ème Forum économique international de Saint-Pétersbourg, Yuri Zubov, Directeur Général du Rospatent, s’est également exprimé en ce sens et a tenu à rappeler le régime de protection des marques renommées au titre des articles 1508 et 1509 du Code civil. S’inscrivant toujours dans cette ligne, le Rospatent a publié, le 14 juin 2022, un article relatif au parasitisme de marques semblant principalement adressé aux citoyens russes. Par cet article, le Rospatent réaffirme sa position exprimée dans le communiqué du 1er avril 2022 mais surtout, rappelle, entre autres, que l’enregistrement de marques identiques ou similaires à des marques renommées ou notoires est considéré par les juridictions comme relevant de la concurrence déloyale et de l’utilisation illégale des moyens d’individualisation, pouvant entrainer d’éventuelles plaintes de consommateurs pour fraude ou encore le dépôt d’une plainte pour concurrence déloyale, régie par la loi antitrust (loi fédérale n°135-FZ du 26 juillet 2006), auprès du service fédéral anti-monopole.

En matière d’exercice des droits, les prérogatives des titulaires se trouvent, sur le fondement du décret du 29 mars 2022 n° 506, pris en application de la loi du 8 mars 2022 № 46-FZ, atteintes par l’autorisation des importations parallèles de certains produits au préjudice de l’exigence de consentement du titulaire pour l’épuisement national (prévu à l’article 1359(6) du Code civil en matière de brevets, dessins ou modèles et modèles d’utilité et à l’article 1487 en matière de marque, étendu à l’épuisement régional en vertu du Protocole sur la protection et l’application des droits de  propriété intellectuelle (annexe 26) du Traité sur l’Union économique eurasienne).

Pour compléter ce décret, l’ordonnance du 19 avril 2022 n° 1532 dresse une liste des produits concernés par cette mesure selon la classification douanière de l’Union économique eurasiatique (55 catégories des 97 y sont visées), étant à préciser que certains groupes de produits incluent ou excluent expressément certaines marques. A titre d’exemple, sont compris dans la liste, les perles, les pierres précieuses, le papier, les produits textiles (soie, coton etc), les vêtements, les montres et leurs parties (uniquement des marques Apple, Acer, Samsung, Motorola, Sony et Siemens) ou encore les produits des catégories 32 à 36 et 38 (cosmétiques, parfumerie etc) (à l’exclusion des marques Cacharel, Diesel, Oral-B, ou encore les marques grand public et professionnelles du Groupe L’Oréal). Toutefois cette liste est régulièrement mise à jour, par exemple l’ordonnance du 21 juillet 2022 n° 3042 a notamment exclu de la liste les produits textiles et supprimé l’exception dont profitaient certaines marques de cosmétique et parfumerie telles que celles précitées. Dernièrement, la liste a été étendue aux boissons alcoolisées comme les marques Jack Daniel’s, Johnnie Walker ou Jägermeister (Ordonnance du 21 octobre 2022 n° 4456).

Afin d’assurer l’effectivité du décret du 29 mars 2022 et des ordonnances subséquentes, le législateur a étendu l’épuisement à tout droit de propriété intellectuelle qui accompagnerait la marchandise marquée et ce, pour éviter que ces droits ne puissent servir de fondement pour bloquer l’importation des produits en question (Loi du 28 juin 2022 n° 213-FZ).

En matière de contrefaçon, l’affaire « Peppa Pig » (Tribunal arbitral de la région de Kirov, 3 mars 2022, aff. n° A28-11930/2021) a pu inquiéter les titulaires de marques en ce que le tribunal avait débouté Entertainment One UK Limited de ses demandes en contrefaçon de marque et de droit d’auteur contre un entrepreneur russe qui avait repris le personnage de Peppa Pig et de Papa Cochon. La juridiction avait notamment fait droit à l’argument du défendeur selon lequel l’action du demandeur s’apparentait à un abus de droit en raison des mesures restrictives imposées par le Royaume-Uni à la Fédération de Russie (le Royaume-Uni faisant partie de la liste des États étrangers commettant des actes inamicaux à l’encontre de personnes morales ou physiques russes en vertu du Décret présidentiel du 5 mars 2022 n°430, subséquemment étendue par les ordonnances du gouvernement n° 2018-p du 24 juillet 2022 et n° 3216-p du 29 octobre 2022. Cette décision fut toutefois infirmée par la juridiction d’appel (Tribunal arbitral d’appel de la région de Kirov, 27 juin 2022, aff. 02AP-2571/2022), qui a, entre autres, relevé qu’au regard de la Convention de Berne et du Protocole de Madrid, la protection égale de la propriété intellectuelle des organisations étrangères est garantie sur le territoire du pays et, dès lors, l’introduction d’une telle action en justice ne saurait être considérée comme un abus de droit au sens de l’article 10 du Code civil de la Fédération de Russie. La juridiction responsable des pourvois en cassation en matière de propriété intellectuelle s’est également prononcée en ce sens, soulignant que l’appréciation de l’abus de droit se fait par rapport aux actes concrets accomplis par la partie en cause au moment des faits invoqués et non par rapport à la qualification des actes de l’État dont la partie provient (Cour de propriété intellectuelle (Cour de Cassation), 19 octobre 2022, aff. C01-1871/2022).

Dans cette même logique et dans un entretien récent, la présidente de la Cour des droits de propriété intellectuelle, Lyudmila Novoselova, se veut plus que rassurante et souligne la ligne judiciaire consistant à prendre en compte les faits et actes propres à chaque litige. Ce faisant, elle rappelle que les tribunaux russes sont guidés par une analyse du différend à l’aune des actes de la partie à l’instance sans que les actions de l’État auquel elle appartient puisse lui porter préjudice. Elle ajoute, pour terminer, qu’il serait injuste de ne pas assurer la protection des droits de propriété intellectuelle d’entreprises souhaitant poursuivre leurs activités économiques dans le pays sur le simple fondement de leur État d’origine.

Un arrêt de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie de 2018 (Cour Constitutionnelle, 13 février 2018, aff. N° 8-P, « PAG LLC ») relatif à des actes de concurrence déloyale (abus de droit) dans le cadre d’un litige portant sur l’importation parallèle de médicaments mérite d’être relevé. Au terme de cet arrêt, les juridictions peuvent refuser en partie ou totalité le recours d’un titulaire de marque agissant de mauvaise foi (abus de droit) à l’encontre d’importateurs parallèles dès lors que l’application des droits exclusifs serait susceptible de créer une menace pour la santé et sécurité des citoyens ou susceptibles de porter atteinte à des intérêts publics fondamentaux, la mauvaise foi devant s’apprécier au regard des faits et circonstances particuliers de l’espèce. Ainsi, doit être considéré de mauvaise foi le titulaire qui utilise le mécanisme d’épuisement régional pour restreindre l’importation de biens spécifiques sur le marché intérieur ou mettre en œuvre une politique tarifaire consistant à appliquer des prix excessifs sur le marché russe dans une mesure supérieure à une activité économique normale pour des biens de nécessité vitale. La Cour ajoute également qu’un titulaire commet des actes de concurrence déloyale lorsqu’il interdit l’importation parallèle de tels produits conformément à des sanctions prononcées par un État étranger contre la Fédération de Russie ou ses entités économiques et établies en dehors toute procédure juridique internationale et en violation des traités internationaux dont la Russie ferait partie.

Une question restant en suspend et méritant d’être adressée concerne l’impact de la cessation des activités commerciales eu égard à l’exigence d’usage sérieux de la marque. En Russie, un titulaire peut être déchu de ses droits sur la marque en l’absence d’usage pendant une durée ininterrompue de 3 ans (C. civ., art. 1486(1)). Afin d’éviter la déchéance de ses droits, le titulaire peut apporter la preuve de circonstances indépendantes de sa volonté ayant empêché l’exploitation de sa marque (C. civ., art. 1486(3)). Toutefois, il est peu probable que l’exception de justes motifs puisse être acceptée par les juridictions dès lors que le titulaire a volontairement suspendu ou cessé son activité dans le pays en soutien à la nation Ukrainienne. De plus, dans une telle hypothèse et dans le cadre d’une action en contrefaçon initiée par le titulaire de la marque, ce dernier pourrait également tomber sous le coup des dispositions de l’article 10(1) du Code civil relatives à l’abus de droit. Si l’incertitude subsiste dans le cas où le titulaire aurait expressément indiqué suspendre son activité en raison de contraintes logistiques ou d’approvisionnement des matières ou produits avec preuve à l’appui de ses prétentions, la logique voudrait que les juridictions appliquent l’exception de justes motifs.

La fin de cette guerre aux milliers de victimes n’étant malheureusement pas encore en vue, rien ne peut être affirmé avec certitude. Bien que le système russe des marques se trouve jusqu’alors relativement épargné par un conflit mené sur tous les fronts, il n’est pas à l’abri d’être ébranlé dans le futur.

« Guerre et PI au Royaume de Tolstoï : De l’état de la protection des marques en Russie », un article de Maëlle Sengel, Doctorante au CEIPI (UR 4375) et assistante-chercheuse au CEIPI

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