Droit d'auteur,Intelligence artificielle,Propriété intellectuelle,Propriété littéraire et artistique

IA cover et droits des artistes

par Vincent Varet du cabinet VARET PRÈS KILLY

Introduction

L’intelligence artificielle (ci-après « IA ») soulève de nombreuses questions dont certaines constituent des enjeux de société majeurs, comme son impact sur l’emploi et la démocratie. Les défis qu’elle lance à la propriété intellectuelle n’ont peut-être pas ce degré d’importance, mais ne sont pas sans lien :  dès lors que les IA peuvent remplacer, pour une part au moins, les artistes, le risque de la disparition d’un certain nombre d’entre eux (et donc de leur sensibilité et de leur savoir-faire), et de la paupérisation de ceux qui survivront n’est pas une vue de l’esprit. Et la création d’œuvres « à la manière de… » ou la reconstitution de la voix d’un artiste par l’IA ne sont pas si éloignées de la problématique des « deep fake », vitale pour la démocratie.

Cette capacité des IA génératives à produire des œuvres d’art (qui existe aussi dans les autres domaines artistiques : images, texte, etc.) pose la question fondamentale de l’essence de l’art : est-il nécessairement le fruit de la sensibilité d’un être humain dans sa relation au monde, selon la conception classique qui imprègne le droit d’auteur depuis sa création au XVIIIème siècle ? Ou, dit autrement et de manière plus brutale : voulons-nous un art produit par des machines ? Écarter ces questions au motif que les IA ne sont que des outils aux mains des artistes, qui resteraient maitres de leur usage et des résultats, comme l’on faisait à propos de la création assistée par ordinateur, est sans doute devenu un peu court au vu de la puissance de ces outils, qui ne va cesser de s’accroître. Que Geoffrey Hinton, un des pères de la technique des réseaux de neurones sur laquelle repose les IA génératives, ait quitté récemment Google pour faire part librement de ses craintes et dise regretter « l’œuvre de sa vie » devrait suffire à ne pas s’en tenir à cette idée.

Ces questions sociétales essentielles se répercutent logiquement au plan juridique, et notamment en propriété intellectuelle. De fait, les principales questions que soulèvent les IA génératives en matière de propriété intellectuelle sont assez bien identifiées.

En amont, c’est celle de savoir si la reproduction et l’utilisation des millions d’œuvres préexistantes permettant d’« entraîner » l’IA et, ensuite, de générer les résultats des « prompts » (la requête que formule l’utilisateur de l’IA) sont soumises à l’autorisation des titulaires de droits sur ces œuvres, ou bien si ces actes peuvent bénéficier d’une exception au droit d’auteur et aux droits voisins en cause.

En aval, ce sont les questions de savoir si l’œuvre générée par l’IA peut être protégée par le droit d’auteur et, dans l’affirmative, à qui doit être attribué ce droit : à l’utilisateur qui a émis le prompt, à l’IA elle-même, à son concepteur ou son exploitant, ou encore à tous ces intervenants ensemble ou à certains d’entre eux seulement ?

La pratique dite des « IA cover » soulève des questions similaires, mais recèle aussi des difficultés spécifiques. Une « IA cover » est la reprise d’une chanson dont la piste vocale est « chantée » par la voix d’un artiste réel « reconstituée » par une IA. On peut ainsi écouter sur YouTube Michael Jackson chanter « I Feel It Coming » de The Weekend, alors que cette chanson a été créée après sa mort. Mais les artistes vivants sont aussi concernés, puisque Rihanna, Eminem, Jay-Z ou Lana Del Rey ont, parmi d’autres, déjà « prêté » leur voix à des reprises générées par IA.

La simplicité apparente du procédé, accessible à tous sur internet (par exemple : www.covers.ai), cache des interrogations délicates, voire vertigineuses, que l’on se propose d’esquisser, au stade de la création de la reprise (I), puis de sa protection éventuelle (II).

I – La création de l’IA cover

Comme toute reprise, l’IA cover nécessite l’autorisation du ou des auteurs de l’œuvre musicale reprise, c’est-à-dire de l’auteur des paroles et du compositeur de la musique, au titre de leurs droits patrimoniaux, mais aussi de leur droit moral s’il y a arrangement ou adaptation (ce qui est a priori rarement le cas, la partie instrumentale de la chanson étant reprise le plus souvent à l’identique). Et si l’IA cover est réalisée en utilisant, pour l’instrumental, un enregistrement préexistant (ce qui paraît être toujours le cas, sauf cas très particulier), l’autorisation du producteur de cet enregistrement sera également nécessaire, au double titre de son droit voisin et de celui des artistes-interprètes, au moins pour ce qui est des musiciens jouant cette partie instrumentale. L’usage de l’IA induit sur ce plan aucune difficulté spécifique, et nous ne nous y attarderons donc pas plus longtemps.

Beaucoup plus délicates sont les questions soulevées par la génération de la piste vocale par l’IA à partir de la voix d’un artiste qui n’est pas l’interprète initial de la chanson – sans que cet artiste, on l’a compris, ne participe à un quelconque enregistrement, puisque c’est l’IA qui « recrée » sa voix.

Cette opération nécessite, en effet, que l’IA soit entraînée au moyen d’échantillons de la voix de l’artiste qu’il s’agit précisément « reconstituer », ces échantillons étant également, en principe, utilisés pour générer la piste vocale elle-même (c’est-à-dire la partie chantée de la reprise).

Dans la mesure où il s’agit de reproduire non seulement la voix elle-même de l’artiste, mais aussi sa manière de chanter, son style de chant pourrait-on dire, on suppose que l’IA ne peut se contenter, pour un résultat optimal, d’utiliser des échantillons de voix « basiques », tels que ceux que tout un chacun fournit à l’assistant vocal de son téléphone ou de son ordinateur. Il paraît également nécessaire de la « nourrir » à l’aide d’enregistrements de l’artiste lui-même, autrement dit de ses interprétations de diverses chansons.

Se dessinent ainsi deux questions : d’une part, celle, « classique », de la reproduction et de l’utilisation de ces enregistrements pour entraîner l’IA ; d’autre part, celle, plus insolite et délicate, de l’utilisation d’échantillons la voix de l’artiste pour… la reconstituer. C’est alors son droit de la personnalité à la voix, et non plus un droit de propriété intellectuelle, qui est en cause.

La première de ces deux questions est identique à celle, évoquée en introduction, que soulève la génération d’œuvres par l’IA, si ce n’est qu’elle se pose en matière de droits voisins et non plus de droit d’auteur. Dans la mesure, néanmoins, où les prérogatives reconnues aux titulaires de droits voisins, et aux artistes-interprètes en particulier, sont définies de manière identique, dans leur essence, à celles du droit d’auteur, et où les exceptions à ces prérogatives sont également identiques à celles du droit d’auteur, la réponse que l’on doit y apporter nous paraît de même nature.

Dès lors que les interprétations utilisées pour alimenter l’IA sont encore protégées, l’autorisation sera nécessaire, si aucune exception ne peut jouer.

Or, nous ne voyons pas quelle exception existante permettrait de justifier la reproduction des interprétations nécessaires à l’entraînement de l’IA et à la génération de la piste vocale.

En effet, deux exceptions paraissent a priori de nature à exonérer d’autorisation une telle reproduction : l’exception de copie privée et celle, plus récente et conçue pour l’IA, dite de « fouille de texte et de données ».

Cependant, les conditions de ces deux exceptions ne semblent pas réunies.

S’agissant d’abord de l’exception de copie privée, les reproductions des interprétations de l’artiste nécessaires pour permettre à l’IA de générer une piste vocale reconstituant sa voix et sa manière de chanter ne sont pas, à notre sens, « strictement réservées à l’usage privé de la personne qui les réalise », comme l’exige l’article L. 211-2, 2° du code de la propriété intellectuelle. D’une part, en pratique, ces reproductions ne sont pas, en général, le fait de l’exploitant de l’IA lui-même, mais effectuées par un tiers qui les stocke à cette fin et les met à disposition. D’autre part et surtout, elles ne sont pas réservées à l’usage strictement privé de l’exploitant de l’IA, puisqu’elles sont nécessaires à la génération de la piste vocale par son ou ses utilisateurs ; autrement dit, elles sont également utilisées par ces derniers.

Ensuite, l’exception de fouilles de textes et de données (art. L. 211-2, 8°, du code, qui renvoie à l’article L. 122-5-3 du même code relatif au droit d’auteur) est en réalité double : en premier lieu, une première exception stricto sensu est limitée à la reproduction de données à des fins de recherche ; ce cas de figure n’est évidemment pas applicable à notre hypothèse. En second lieu, une autre exception permet la reproduction de données « quelle que soit la finalité de la fouille ». Mais, outre que cette exception ne joue qu’à défaut d’opposition du titulaire des droits, qui peut donc l’interdire à tout moment, au moins pour l’avenir, il nous semble que la définition que donne la loi de la notion de « fouille de données » exclut, par elle-même, l’application de cette exception au bénéfice de la création de reprises au moyen d’une IA : en effet, cette fouille s’entend de la mise en œuvre d’une analyse automatisée des données, afin d’en « dégager des informations, notamment des constantes, des tendances et des corrélations » (art. L. 122-5-3 du code). Or, la reconstitution de la voix d’un artiste pour générer une chanson chantée par cette voix nous paraît aller au-delà de cette finalité, sauf à se faire une conception très large de la formule « dégager des informations », ce qui est en principe exclu en vertu du principe d’interprétation stricte des exceptions.

Pour finir s’agissant de cette première question, ajoutons que l’on doit sans doute lui apporter la même réponse au plan du droit d’auteur et des droits voisins des producteurs et des musiciens, au titre des enregistrements des interprétations du chanteur ou de la chanteuse utilisés pour entraîner l’IA à recréer sa voix et son chant.

La seconde question que soulève la pratique des IA cover ne relève pas du droit voisin de l’artiste-interprète dont la voix est recréée, mais de son droit à la voix.

On sait que, en droit français, ce droit, à l’instar des autres droits de la personnalité, prend fin avec le décès de la personne. La question ne se pose donc que pour la reconstitution par l’IA de la voix d’artistes vivants. Cette question est en réalité double.

D’une part, l’utilisation des échantillons de la voix de l’artiste pour entraîner l’IA et générer la piste vocale de la reprise est en principe soumise à l’autorisation de ce dernier. Sous la réserve que soient utilisés des échantillons qui ne soient pas exclusivement des interprétations d’œuvres musicales (par exemple, extraits d’interview, etc.). En effet, si sont utilisés uniquement des enregistrements musicaux de l’artiste, son droit à la voix est absorbé par son droit voisin d’artiste-interprète, et l’autorisation nécessaire au titre de ce droit, comme on l’a vu, suffira.

D’autre part, et c’est la question la plus vertigineuse, on se demande si la reproduction et la communication au public de la piste vocale créée par l’IA en reconstituant la voix de l’artiste n’est pas elle-même soumise à son autorisation.

L’idée que cette voix n’est pas sa voix « réelle », mais une voix de synthèse créée par une machine, incite à répondre par la négative.

Mais, à l’inverse, dans la mesure où le principe et l’objectif même de la reprise générée par l’IA est de se rapprocher au plus près de la voix de l’artiste, afin que l’auditeur ait l’impression d’entendre ce dernier, on peut aussi estimer que, même si c’est au moyen d’un artifice numérique, c’est bien sa voix qui est utilisée. En ce sens, on relèvera que le critère essentiel, en matière de droits de la personnalité, est que l’attribut de la personne qui est reproduit (image, silhouette, voix), permette de l’identifier. Par suite, dès lors que l’auditeur de l’IA Cover reconnaît immédiatement la voix de l’artiste recrée par l’IA, il ne paraît pas illégitime de soutenir que la reproduction et la communication au public de cette reprise nécessitent l’autorisation de cet artiste au titre de son droit sur sa voix.

La protection de l’IA cover soulève une interrogation du même ordre.

II – La protection de l’IA cover

Si l’on fait l’hypothèse, qui semble correspondre à la situation la plus fréquente en pratique, que la partie instrumentale et les paroles de la chanson sont reprises à l’identique et ne sont pas modifiée par l’IA, il n’y a pas lieu de s’interroger quant à l’éventuelle protection de la reprise sur le terrain du droit d’auteur.

En revanche, l’IA génère ce qui s’apparente à une nouvelle interprétation de la chanson, par l’artiste dont la voix est reconstituée. Cette nouvelle interprétation, réalisée par l’IA, est-elle protégeable par le droit voisin des artistes-interprètes ?

Cette problématique est très proche de celle qui est soulevée en droit d’auteur par les œuvres générées par l’IA.

De prime abord et comme en droit d’auteur, on est tenté de répondre par la négative. On sait, en effet, que la Cour de cassation subordonne la protection de ce droit au « caractère personnel » de l’interprétation. Ce critère induit nécessairement que l’interprétation ait été réalisée par une personne physique, ce qui n’est pas le cas dans notre hypothèse et devrait donc conduire à refuser la protection du droit voisin à la « prestation » vocale générée par l’IA.

Cependant, et à l’instar du raisonnement mené en amont à propos du droit à la voix, dans la mesure où l’IA reconstituerait non seulement la voix de l’artiste, mais aussi sa manière de chanter, on peut se demander si le résultat ne pourrait pas être une interprétation qui lui est attribuable et qui serait protégeable, à ce titre, par le droit voisin.

Le rôle essentiel que joue la voix dans une interprétation chantée, et la difficulté, voire l’impossibilité, à dissocier cette voix et cette interprétation, iraient en ce sens.

Cette solution implique néanmoins d’admettre que puisse être protégée par un droit de propriété intellectuelle d’essence personnaliste une interprétation entièrement générée par une machine. Pas que l’on peut hésiter à franchir.

A l’admettre pour les besoins du raisonnement, il reste à déterminer le bénéficiaire du droit voisin : sans doute l’artiste, car l’interprétation n’est admise à la protection que parce que c’est lui, si l’on peut dire : l’IA n’a fait que reconstituer sa voix et sa manière de chanter ; mais aussi l’exploitant et/ou l’utilisateur de l’IA ? A notre sens, il faudra pour cela qu’ils aient apporté leur contribution personnelle à l’interprétation, ce qui ne paraît pas être le cas dans la majorité des cas.

Mais cette question reste ouverte et doit sans doute, comme les autres, s’apprécier au cas par cas ; elle est aussi difficile qu’en droit d’auteur et il faudra vraisemblablement attendre les premiers litiges pour qu’elle soit tranchée.

L’intelligence artificielle n’a pas fini, sinon de nous faire chanter, du moins de nous faire cogiter.

«IA cover et droits des artistes», un article de Vincent Varet du cabinet VARET PRÈS KILLY

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