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« Juventus 1 – NFT 0 : quand les titulaires de marque tirent et gagnent »

par Giulia Cortesi et Florence Houisse

Le 20 juillet 2022, le Tribunal de Rome s’est prononcé sur la question de savoir si la « production, la commercialisation et la promotion d’un jeton non-fongible (NFT) » associé à un fichier numérique reproduisant une marque enregistrée est susceptible de constituer un acte de contrefaçon de marque selon le droit italien.

Les faits

La Juventus reprochait à la société Blockeras d’avoir « produit », vendu et fait la promotion en ligne de NFTs associés à des cartes numériques à jouer et à collectionner sur lesquelles étaient reproduites plusieurs marques détenues par la Juventus Football Club, ainsi que l’image du joueur de la Juventus Christian (Bobo) Vieri, et d’avoir utilisé la représentation de ces contenus numériques sur Internet pour l’offre à la vente, la vente et la promotion desdits NFTs.

Outre l’image du joueur Vieri, les cartes numériques litigieuses reproduisaient les marques verbales JUVE et JUVENTUS, ainsi qu’une marque figurative constituée du maillot officiel de l’équipe de la Juventus.

Les NFTs litigieux ont été commercialisés pour la première fois sur la plateforme BINANCE NFT entre le 7 avril et le 4 mai 2022. La masse contrefaisante s’élevait quant à elle à 68 cartes litigieuses pour un chiffre d’affaires réalisé sur le marché primaire de 35 796,87 dollars.

Les NFTs en cause pouvaient être revendus par leurs acquéreurs sur le marché secondaire et leur permettre de générer une plus-value.

Dans ces conditions, la Juventus a introduit une procédure d’urgence devant le Tribunal de Rome et lui a demandé d’ordonner des mesures d’interdiction et de retrait sous astreinte afin de faire cesser la production et la commercialisation des NFT en cause ainsi que le retrait et la suppression des contenus numériques utilisés sur internet pour la promotion et la vente des NFT litigieux.

En défense, Blockeras soutenait, notamment, que les marques en cause n’étaient pas enregistrées en classe 9 pour les « objets virtuels téléchargeables », que l’usage de l’image du joueur avait été autorisé et que, en tout état de cause, l’usage des marques qui lui était reproché relevait de l’exception pédagogique, scientifique ou d’information de l’article 97 de la loi italienne sur le droit d’auteur.

La décision

Le Tribunal de Rome a considéré que les marques invoquées par la Juventus ont été utilisées sans autorisation et que les agissements litigieux ont porté atteinte à ces marques.

Ce faisant, le Tribunal a ainsi ordonné à Blockeras :

  • De cesser la poursuite de la production, la commercialisation, la promotion et l’offre à la vente, directement et/ou indirectement, de quelque manière et sous quelque forme que ce soit, des NFTs et contenus numériques associés aux NFTs en cause, ainsi que de tout autre NFT, contenu numérique ou produit en général reproduisant la photographie en cause, même modifiée, ou les marques en cause, ainsi que de l’utilisation des marques en cause détenues par la Juventus;
  • De retirer du marché [primaire] et de tout site web et ou page web directement et/ou indirectement contrôlé(e) par Blockeras sur lequel de tels produits sont offerts à la vente et/ou promus les NFTs et les contenus numériques associés.

Les arguments tenant à l’autorisation portant sur l’utilisation de l’image du joueur Bobo Vieri et à l’exception pédagogique, scientifique ou d’information de l’article 97 de la loi italienne sur le droit d’auteur ont été écartés par les juges.

Commentaires
  • La prise en compte de la renommée des marques invoquées, des produits enregistrés et de l’activité du titulaire

Le Tribunal de Rome affirme que les marques en cause sont des marques de renommée, mais n’en tire malheureusement aucune conséquence.

Au contraire, le Tribunal note que les marques en cause ont été enregistrées dans des classes incluant des produits virtuels téléchargeables, et notamment les « publications électroniques téléchargeables » de la classe 9.

Les juges semblent donc considérer que l’absence de désignation des « produits virtuels téléchargeables » pourrait être compensée par le fait que la marque antérieure est enregistrée en classe 9, notamment pour des « publications électroniques téléchargeables ».

Le Tribunal souligne également que la Juventus est active dans le secteur de la crypto-monnaie et des jeux blockchain.

La décision du Tribunal est ainsi susceptible d’intéresser les titulaires de marques ne bénéficiant pas du régime dérogatoire de la marque de renommée.

Cette position est néanmoins critiquable dans la mesure où il est constant que le simple fait de viser une classe de produits ou services n’octroie aucune protection globale pour l’ensemble des produits ou services inclus dans ladite classe.

De plus, la similarité des « publications électroniques téléchargeables » aux NFTs est contestable, les « publications électroniques téléchargeables » désignant des contenus produits, mis en forme et diffusés dans des environnements numériques (en ligne ou non) pour une lecture sur écran tandis que le NFT est un certificat numérique.

Néanmoins, cette décision est à nuancer puisque, depuis, les « fichiers numériques authentifiés par des jetons non-fongibles » ont été introduits dans la Classification de Nice pour désigner les NFT. Cette modification de la Classification de Nice permet de gagner en sécurité juridique et doit encourager les déposants à viser avec précision les produits pertinents de la classe 9.

 

  • La « création et la commercialisation » d’un NFT sont des actes de contrefaçon de marque

La création d’un NFT suppose différentes étapes : (1) sa production (i.e la création d’un smart contract inscrit dans la blockchain), (2) son émission (i.e. l’association du fichier numérique au smart contract) et (3) sa mise en circulation (i.e. vente sur le marché primaire puis reventes sur les marchés secondaires).

Le Tribunal a considéré, en des termes généraux, « qu’en créant ces cartes et en les commercialisant, […] la société défenderesse a utilisé sans autorisation les marques de la société Juventus » et que « la création et la commercialisation des cartes en question entrainent une violation des marques en cause, donnant lieu à la création d’un risque de confusion […] ».

La décision doit évidemment être saluée en ce qu’elle constitue une première prise de position en matière de contrefaçon de marque du fait d’un NFT, mais ne permet pas de lever toutes les questions en la matière.

Il est ainsi regrettable que tant la Juventus que les juges aient fait preuve d’imprécision concernant la nature exacte des actes reprochés en ne distinguant pas les différentes étapes de la création d’un NFT. En effet la production du NFT, entendue comme la création d’un smart contract, n’implique pas d’usage à titre de marque, à l’inverse de son émission, qui elle n’était pas visée par le demandeur.

 

  • Mesures d’interdiction et de retrait

La Juventus a pris soin de distinguer, dans chacune de ses demandes d’interdiction et de retrait, le NFT du contenu numérique litigieux qui lui est associé.

En pratique, le terme NFT est régulièrement utilisé pour désigner non seulement le jeton en lui-même, mais également le fichier numérique ou, plus rarement, l’objet physique, qui lui est associé, autrement appelé « sous-jacent ».

Or, le jeton non-fongible et le sous-jacent sont deux choses distinctes, ce qui entraine notamment des conséquences quant aux types de mesures d’interdiction, de retrait ou de suppression pouvant être demandées.

En effet, pour faire cesser les faits litigieux, le titulaire de marque doit obtenir des mesures visant (i) le NFT, en tant que jeton, (ii) le fichier numérique associé au NFT et (iii) toute reproduction du fichier numérique en ligne.

En effet, le NFT en tant que jeton inscrit sur la blockchain est supposé être infalsifiable, immuable et inaltérable. Il ne peut donc pas être supprimé de la blockchain. A l’heure actuelle, il est simplement possible de brûler (burn) un NFT contrefaisant, ce qui a pour conséquence d’envoyer le NFT vers une adresse inutilisable, empêchant ainsi quiconque de le transférer ou de le modifier, ou de déclencher une fonctionnalité du smart contract permettant d’empêcher pour l’avenir le transfert du NFT vers une adresse publique.

Cette action n’a cependant aucun impact sur le sous-jacent qui, dans la majorité des cas, lorsqu’il s’agit d’un contenu numérique, n’est pas stocké dans les métadonnées du NFT, mais « off chain », sur un serveur centralisé.

Par ailleurs, le fichier numérique est également utilisé sur les plateformes de revente (marché secondaire) pour représenter le NFT offert à la vente et en faire sa promotion.

En l’espèce, les demandes de la Juventus reflètent en partie ces problématiques, puisqu’elle demande au Tribunal (i) d’interdire notamment à Blockeras « de poursuivre la production, la commercialisation, la promotion et l’offre à la vente, directe et/ou indirecte, de quelque manière et sous quelque forme que ce soit, des NFT (jetons non fongibles) et du contenu numérique [litigieux] » et (ii) d’ordonner le « retrait du marché et de chaque site internet ou page internet directement et/ou indirectement contrôlé par la défenderesse, sur lesquels le NFT et le contenu numérique associé sont disponibles et d’entreprendre toute mesure à l’égard de plateformes tierces pour obtenir ces mêmes mesures de retrait ».

 

Ces demandes ont cependant été partiellement accueillies, les mesures d’interdiction et de retrait prononcées par le Tribunal étant limitées aux seuls sites web et/ou pages web directement et/ou indirectement contrôlés par Blockeras.

Pas de match retour pour cette décision devenue définitive et marquant le début de la construction jurisprudentielle de cette nouvelle industrie.

 

« Juventus 1 – NFT 0 : quand les titulaires de marque tirent et gagnent » par Giulia Cortesi et Florence Houisse, Avocates au cabinet Kern & Weyl

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