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Les noms de domaine sous forme de NFT : un retour vers le futur ? par Stéphane MILLET et Mariam LE BARS KERAMPRAN juristes Internet et Data au sein du cabinet Plasseraud IP

Un NFT (« non fungible token » – jeton non fongible) est un jeton cryptographique stocké sur une blockchain permettant d’attacher un certificat d’authenticité à un fichier numérique. Si les NFT sont historiquement associés au domaine artistique et utilisés pour créer de la rareté et une forme de propriété dans l’univers numérique, la visite régulière des principales places de marché NFT (Par exemple Opensea, Mintable et Rarible ) révèle une recrudescence de NFT « utilitaires » (billets numériques de spectacles, titre de propriété pour des biens du « monde réel », droits d’accès à des albums musicaux ou à des clips vidéo, etc.). Parmi eux figurent des NFT ressemblant visuellement à des noms de domaine de l’Internet, à savoir un radical suivi d’un point et d’une extension.

Ces NFT sont souvent dénommés Domaines NFT ou, par facilité de langage, noms de domaine NFT ou encore noms de domaine dans la blockchain (pour notre part, nous les nommerons ci-après Domaines NFT). A titre d’exemple, le nombre de Domaines NFT appartenant à la seule extension <.eth>, laquelle est particulièrement attractive car elle est liée à la blockchain Ethereum, a été multiplié par deux entre les mois de mai et août 2022. Ce phénomène de montée en puissance conduit naturellement à s’interroger sur ces Domaines NFT, afin notamment de se poser la question de leur nature (1), utilité (2), avantages et inconvénients, notamment du point de vue des titulaires de droits de propriété industrielle (3), et de la pertinence leur acquisition (4).

 

1. Qu’est-ce qu’un Domaine NFT et à quoi sert-il ?         

Tout d’abord, il est important de noter qu’un Domaine NFT n’est pas un nom de domaine au sens classique du terme. Un nom de domaine de l’Internet, par exemple www.plass.com, est un identifiant pour un espace en ligne, permettant notamment de consulter un site Web ou de gérer une messagerie sous une forme intelligible pour un humain :

A défaut, pour utiliser les services liés à Internet, nous serions contraints de saisir leur localisation sous la forme de leur adresse IP, laquelle consiste en une suite relativement longue de chiffres difficilement mémorisable et non intelligible pour l’esprit humain. Par exemple, pour accéder au site Internet de Google, il est beaucoup plus simple de retenir et de saisir le nom de domaine <google.com> que son adresse IP qui est 172.217.20.110.

S’agissant des Domaines NFT, leur utilité première est d’identifier un portefeuille de cryptomonnaies (souvent dénommé wallet) par un signe mémorisable et facilement communicable. En effet, sans ce mécanisme, et presque comme une adresse IP, un wallet est identifié par une suite alphanumérique de près de 50 caractères :

 

Dans l’exemple ci-dessus, si l’utilisateur n’avait pas associé à son wallet le Domaine NFT <vitalik.eth>, il serait nécessaire, pour toute transaction avec ce dernier, de saisir l’adresse 0xd8dA6BF26964aF9D7eEd9e03E53415D37aA96045 dans son entièreté. Outre le fait qu’il est plus facile de communiquer en utilisant un signe doté d’une signification pour l’être humain, un tel procédé limite considérablement le risque d’erreur lors de sa saisie. Or, se tromper d’un seul caractère en saisissant l’adresse d’un wallet a pour conséquence de réaliser une transaction avec la mauvaise personne. Une telle erreur peut être désastreuse, car sur la blockchain, la règle est qu’il n’est pas possible d’annuler une opération.

Par ailleurs, la différence fondamentale entre un nom de domaine « classique » et un Domaine NFT réside dans leur environnement technique : les noms de domaine « historiques » reposent sur le protocole Domaine Name System (DNS) qui permet précisément de traduire une adresse IP en un nom mémorisable.  Ces noms de domaine sont délégués sur des serveurs DNS et ne peuvent être créés que sous réserve de respecter les règles de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) qui est l’autorité de régulation internationale des noms de domaine.

En substance, l’ICANN octroie à des organismes un droit de délégation (création) de noms de domaine parmi les différentes extensions qu’elle régule. Ces organismes, appelés registres, déterminent les règles propres à leurs extensions (pour autant qu’elles soient conformes à celles édictées par l’ICANN) et habilitent ensuite les bureaux d’enregistrement à réserver des noms de domaine à la demande de leurs clients.

De fait, le système est donc centralisé et pyramidal :

Ainsi, si le titulaire d’un nom de domaine ne respecte pas l’une des règles émises par l’ICANN, par le registre correspondant à l’extension du domaine ou par le bureau d’enregistrement auprès duquel la réservation a été réalisée, ces derniers peuvent (et parfois même doivent) supprimer ou bloquer ledit nom de domaine.

En ce qui concerne les Domaines NFT, leur fonctionnement est tout-à-fait à l’opposé du système régi par l’ICANN : parce qu’ils sont associés à une blockchain, ils ne dépendent pas du protocole DNS, ne relèvent pas de l’égide de l’ICANN et sont réservés par leur titulaire non pas auprès d’un bureau d’enregistrement, mais directement auprès de l’entité qui contrôle l’extension d’intérêt. Aux antipodes des noms de domaine traditionnels, les Domaines NFT ne dépendent d’aucune autorité centrale de contrôle et de régulation.

 

2. Comment s’utilise techniquement un Domaine NFT ?

Comme expliqué ci-dessus, les Domaines NFT ont, à l’origine, été conçus pour permettre d’identifier plus simplement les wallets sur les différentes blockchains. En outre, comme ils ne reposent pas sur le protocole DNS et qu’ils étaient utilisés dans le seul environnement d’une blockchain, leur adoption était jusqu’il y a peu de temps très confidentielle et circonscrite à un usage sur les plateformes d’échange de cryptomonnaies et à celles dédiées aux NFT. On observe toutefois, depuis quelques mois, que les principaux acteurs proposant la réservation de Domaines NFT (Les plus importants sont Ethereum Name System (ENS) et Unstoppable Domains) permettent désormais d’adjoindre à ces Domaines des redirections Web afin qu’ils puissent être utilisés sur les navigateurs Web pour permettre l’accès à des sites Internet.

Cela étant, le fait que les Domaines NFT ne reposent pas sur le système DNS a longtemps rendu  impossible qu’ils soient attachés à une adresse IP et, donc, à un site web.  Pour contourner cette situation, dans le but de les rendre plus visibles et plus attractifs pour le grand public, des mécanismes permettant de créer des compatibilités ont été mis en place. Ainsi, des redirections Web par domaine NFT peuvent notamment être configurées en recourant au protocole IPFS, un protocole alternatif au protocole HTTP fonctionnant via un réseau « pair-à-pair » ainsi que des passerelles de connexion (Pour plus d’informations sur le fonctionnement du protocole IPFS – https://cryptoms.fr/technologie/2021/01/27/ipfs-l-hebergement-de-donnees-en-pair-a-pair.html) :

Cela étant, cette solution n’est pas pour autant la panacée, car l’accès à un contenu hébergé sur le réseau IPFS est actuellement impossible via les principaux navigateurs Internet (Chrome, Firefox, Edge), sauf à installer des modules complémentaires, et nécessite donc l’installation d’un navigateur compatible en natif avec ce protocole (Opera, Brave, etc.). De plus, en l’état actuel des technologies, il n’est pas encore possible d’ajouter d’autres types de redirections pour les Domaines NFT, de sorte que ces derniers ne peuvent pas être utilisés autrement, par exemple en tant qu’extension de boite courriel (nom@exemple.eth). Toutefois, en raison de la popularité grandissante des Domaines NFT, il est possible que des développements permettent progressivement de leur ajouter de nouvelles fonctionnalités, ce qui aura pour effet de les rapprocher des noms de domaine « classiques ».

 

3. Domaine NFT : beaucoup d’avantages et peu d’inconvénients pour leur titulaire… au détriment des intérêt des titulaires de marques

La réservation d’un Domaine NFT nécessite, en prérequis, la détention d’un wallet, lequel devra pour certaines extensions être approvisionné avec la cryptomonnaie correspondant à la blockchain où sera « inscrit » le Domaine NFT (par exemple, des Ethers pour les noms de domaine <.eth>, car fonctionnant sur la blockchain Ethereum)

Pour leurs utilisateurs, les Domaines NFT présentent plusieurs avantages notables en comparaison des noms de domaine « classiques » :

  • dans certaines extensions, les Domaines NFT peuvent être acquis sans limite de durée et donc sans nécessité de renouvellements périodiques ;
  • les Domaines NFT s’inscrivent dans un univers décentralisé et ne nécessitent aucune autorité de contrôle ni aucun bureau d’enregistrement (absence de « censure » selon les apôtres de cette technologie) – Le titulaire du Domaine NFT en a donc l’entière maîtrise, ce qui le met à l’abri des éventuelles difficultés qu’il peut rencontrer avec des prestataires techniques ;
  • les informations relatives au titulaire d’un Domaine NFT demeurent pseudonymes, les données contenues dans les wallets étant purement déclaratives et limitées ;
  • les Domaines NFT autorisent différents caractères, y compris non-ASCII (ASCII est l’American Standard Code for Information Interchange est une norme informatique pour le codage des caractères), permettant de faire cohabiter différents alphabets, voire même des émoticônes, au sein d’un unique Domaine NFT (par exemple 🚴🏽‍♂💨.eth).

Bien entendu, certains de ces avantages pour les détenteurs de Domaine NFT se transforment en inconvénients majeurs pour les titulaires de droits. En particulier, du fait de la pseudonymisation des données des détenteurs de wallets, il est très difficile d’agir contre ceux qui porteraient atteinte à des marques enregistrées ou à tout autre droit de propriété intellectuelle et industrielle enregistrés. Ceci étant, la prise de contact avec un titulaire de Domaine NFT n’est pas impossible, il existe actuellement plusieurs options à travers des outils dédiés ou l’utilisation inventive de mécanismes permettant d’interagir avec un wallet.

En complément, il est également envisageable de recourir à des sociétés de big data spécialisées dans les investigations sur les blockchains pour étudier les transactions réalisées par un ou plusieurs wallets afin de mettre à jour des éléments permettant de le relier « au monde physique ». Précisons néanmoins que cette voie est, en pratique, à réserver aux atteintes les plus graves, car elle génère des coûts pouvant être non négligeables (outre les services de la société de big data, elle implique souvent l’obtention d’une décision judiciaire contraignant un tiers susceptible de disposer de l’identité du contrefacteur présumé de les communiquer au demandeur à l’action).

Enfin, s’agissant des coûts relatifs aux Domaines NFT, il est important de garder à l’esprit qu’ils peuvent générer des frais de fonctionnement, aussi connus sous le nom de « frais de gaz » (« gas fees »), dépendant de la blockchain utilisée. Ces frais s’appliquent à chaque modification dans la titularité ou l’exploitation du Domaine NFT, ce qui peut les rendre en pratique plus coûteux que les noms de domaine classiques, d’autant plus que le cours des cryptomonnaies utilisées pour le paiement de ces Domaines NFT est extrêmement volatile et limite donc grandement la prévisibilité des coûts correspondants.

 

4. Est-il opportun de réserver dès aujourd’hui des Domaines NFT correspondant à ses droits ?

En raison des fonctionnalités limitées des Domaines NFT, lesquelles semblent aujourd’hui n’avoir d’intérêt que pour les personnes physiques et morales actives sur le Web3 et les places de marché NFT, il pourrait être tentant de choisir de ne pas acquérir immédiatement des Domaines NFT et de préférer attendre de voir s’il ne s’agit pas d’un simple « effet de mode ». Cependant, de nombreux acteurs du numérique (en tête desquels se trouve la société Meta Platforms, Inc., présidée par Marc Zuckerberg) agissent dans le sens d’une « marche forcée » vers le Web3. Partant, pour les personnes morales et physiques souhaitant suivre ce mouvement, la nécessité de posséder des Domaines NFT reflétant les noms et leurs droits de propriété intellectuelle risque de se faire de plus en plus prégnante. Or, comme la réservation des Domaines NFT répond à une règle identique à celle appliquée pour les noms de domaine « classiques », à savoir la règle du « 1er arrivé, 1er servi », le risque, pour les ayants-droits qui ne s’en préoccuperaient pas, est que des Domaines identiques à leurs marques soient détenus par des tiers non légitimes, avec les potentiels dangers de fraudes que cela implique. Ce risque est d’autant plus gênant en la matière que contrairement aux noms de domaine traditionnels, il n’existe pas de mécanisme extra judiciaire de règlement des litiges (à l’image de la procédure UDRP pour les noms de domaine « classiques ») en cas de réservation abusive. De plus, comme cela a été évoqué au point précédent, identifier les titulaires de ces noms de domaine peut constituer une réelle gageure. De ce fait, il semble opportun, pour les titulaires de signes distinctifs, de procéder, dès aujourd’hui, à la réservation de Domaines NFT reflétant leurs principaux droits, et ce dans les extensions les plus populaires (<.eth>, <.crypto>, <.nft>, etc.).

Il existe aujourd’hui une multitude d’extensions pour Domaines NFT, ce nombre ayant vocation à augmenter au cours des prochaines années. En outre, certains opérateurs proposent même aux utilisateurs de créer leur propre extension, à l’instar d’un <.marque>. La prudence invite donc à se tenir régulièrement informé de l’évolution de cet écosystème très particulier.

Autre recommandation aux titulaires de marques, effectuer, si nécessaire, une recherche de disponibilité sur les principales plateformes proposant la réservation ou l’achat de Domaines NFT, afin de s’assurer de l’absence de Domaines NFT identiques ou similaires à ses droits.

Enfin, pour les Domaines NFT réservés par des tiers, la tendance actuelle fait apparaitre que ces réservations sont souvent purement opportunistes et spéculatives. Si le rachat d’un Domaine NFT peut éventuellement être envisagé, de manière anonyme et lorsque le coût demandé par le vendeur est raisonnable, cette pratique n’en demeure pas moins peu recommandable dès lors qu’elle encouragera les cybersquatteurs à se positionner sur les Domaines NFT.

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Par certains aspects, la situation n’est pas sans rappeler le phénomène d’apparition du cybersquatting à la fin des années 1990 au moment où le grand public découvrait Internet, avant la création de la procédure UDRP : aux interrogations juridiques relatives aux moyens et aux voies de droit à la disposition des titulaires de marques, se posait la question de savoir s’il était bien pertinent de déployer tant d’efforts (y compris financiers) pour tenter de récupérer des noms de domaine reflétant ses droits et détenus par des tiers illégitimes. Si des projets de groupements d’acteurs du Web 3 se font aujourd’hui jour pour tenter de réguler la technologie (Web3 Domain Alliance Launches To Protect Users’ Digital Identities), ces initiatives n’ont encore pas débouché sur des solutions concrètes.

Partant, pour les titulaires de droits la prudence et la vigilance sont de mise face à ce « nouvel objet » que constituent les Domaines NFT.

 

 

Les noms de domaine sous forme de NFT : un retour vers le futur ? par Stéphane MILLET, juriste Internet & Data au sein du cabinet Plasseraud IP, et Mariam LE BARS KERAMPRAN, juriste Internet & Data ainsi que Déléguée à la Protection des Données Personnelles au sein du cabinet Plasseraud IP.

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