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Utilisation d’une musique dans une série télévisée : analyse des atteintes au droit moral de l’auteur

 Par Boriana GUIMBERTEAU, Avocat associé et Magali COURROYE, Avocat collaborateur, cabinet Stephenson Harwood

Le 9 juin 2023, le tribunal judiciaire de Paris a considéré que la synchronisation d’une musique « légère » avec une scène de violence ne portait pas atteinte au droit moral de l’auteur, en particulier au droit au respect de l’œuvre (Tribunal Judiciaire de Paris, 9 juin 2023, RG 20/06038).

Cette décision apporte un éclairage supplémentaire et opportun dans l’appréciation de la portée du droit moral et, notamment, du droit au respect de l’œuvre.

La société Narcos Productions a obtenu l’autorisation de synchroniser l’œuvre musicale « Ballade pour Adeline » avec une scène de meurtre présente dans le dixième épisode de la saison 2 de la série « Narcos-Mexico ». L’auteur de l’œuvre musicale estime que cette synchronisation constitue une violation de son droit moral.

Selon lui, la reproduction fragmentée de l’œuvre musicale au sein de l’épisode litigieux tend à dénaturer cette dernière et constitue ainsi une atteinte au respect de son œuvre. De plus, l’auteur soutient que son œuvre « Ballade pour Adeline » possède un caractère léger, tendre et romantique, a été créée en hommage à sa fille et est souvent utilisée pour l’apprentissage du piano par les enfants. La juxtaposition d’un tel morceau avec une scène d’une extrême violence porte donc atteinte à l’esprit et à la destination de l’œuvre. Enfin, l’absence de mention du nom de l’auteur dans les crédits de l’épisode constituerait une violation de son droit de paternité.

L’auteur réclamait aux défendeurs la somme d’un million d’euros de dommages et intérêts en réparation de l’atteinte au droit au respect de son œuvre, 500 000 euros au titre de la violation de son droit à la paternité, ainsi que 500 000 euros au titre du préjudice moral.

Le tribunal considère que l’utilisation querellée ne constitue pas une atteinte à l’esprit de l’œuvre ni à son intégrité. Néanmoins, il retient la violation du droit à la paternité de l’auteur.

 

I) Synchronisation de l’œuvre avec une scène violente : absence d’atteinte à l’esprit de l’œuvre

Pour apprécier l’atteinte à l’esprit de l’œuvre lorsque celle-ci est associée à une scène de violence, le tribunal va rechercher si l’utilisation de l’œuvre est incompatible avec l’intention de l’auteur. Les juges examineront, parmi d’autres éléments, les précédentes exploitations autorisées par l’auteur.

En l’espèce ; le tribunal a procédé à une description précise de la scène litigieuse pour conclure que celle-ci était « particulièrement violente ». Toutefois, il énonce que l’usage d’une œuvre pour illustrer la représentation de la violence n’est illicite que s’il est incompatible avec l’esprit de celle-ci.

Le tribunal admet que « Ballade pour Adeline » est une œuvre empreinte de légèreté compte tenu des éléments apportés par l’auteur sur le contexte de création et d’utilisation de l’œuvre. Toutefois, cela est insuffisant à lui conférer un « esprit unique ou exclusif », compte tenu des utilisations antérieures de l’œuvre – autorisées par l’auteur – dans des contextes violents et perturbants. Ainsi, le tribunal considère que l’œuvre « Ballade pour Adeline » n’est pas exclusivement destinée à un registre romantique ou tendre.

En outre, l’œuvre étant utilisée comme un accompagnement qui se détache de la scène de meurtre, elle permet de créer un décalage entre les sensations visuelles et auditives des spectateurs, atténuant ainsi la violence de l’image. Il n’y a donc pas d’atteinte à l’esprit de l’œuvre.

En conséquence, les juges concluent que l’utilisation de cette œuvre dans un contexte violent n’est pas incompatible avec la volonté de l’auteur et ne constitue pas une atteinte au respect de l’œuvre.

Cette approche n’est pas nouvelle. En effet, dans une décision du 11 mars 2022, les auteurs de l’œuvre « Partenaire particulier » reprochaient l’utilisation de leur chanson dans un film qu’ils considéraient vulgaire et grossier, et totalement opposé au registre sentimental dans lequel l’œuvre s’inscrit. La cour d’appel de Paris a conclu à l’absence d’atteinte à l’esprit de l’œuvre, car il n’était nullement établi que les auteurs avaient autorisé la synchronisation de leur œuvre musicale « à un genre particulier d’œuvre cinématographique exclusif de toute vulgarité ou grossièreté » (CA Paris, pôle 05 ch. 02, 11 mars 2022, n°20/09922).

A l’inverse, la cour d’appel de Paris a jugé que l’association du morceau « Don’t let me be misunderstood – Esmeralda suite » avec une scène sanglante du film Kill Bill de Quentin Tarantino constituait une violation du droit moral de l’auteur, car l’œuvre s’est vue associée à un genre ne lui correspondant pas et la desservant auprès du public. La cour précisa à cet effet que le respect de l’œuvre est dû « à l’œuvre telle que l’auteur a voulu qu’elle fût » (CA Paris, ct0165, 6 déc. 2006).

La solution adoptée en l’espèce précise que le droit moral n’est pas absolu. C’est à l’auteur de démontrer une certaine cohérence dans ses agissements : il doit contrôler les différents usages de son œuvre et s’assurer que ces derniers soient en accord avec l’esprit qu’il souhaite donner à son œuvre.

 

II) Fragmentation de l’œuvre musicale : absence d’atteinte à l’intégrité de l’œuvre

L’auteur avait consenti contractuellement à l’exploitation de son œuvre par « fragments », exploitation pour laquelle il percevait des redevances. Le tribunal considère que cette autorisation ne lui permet pas, a posteriori, de revendiquer une atteinte à l’intégrité de l’œuvre au titre de cette exploitation partielle.

La cour d’appel de Paris avait déjà statué à plusieurs reprises sur la question relative à la fragmentation des œuvres musicales dans le cadre d’une synchronisation. La cour avait jugé que la juxtaposition d’une œuvre audiovisuelle à une œuvre musicale était nécessairement faite sous forme d’extraits et ne devait pas être regardée comme une atteinte à l’intégrité de l’œuvre ou au droit moral de l’auteur (CA Paris, 11 mars 2022, préc.). Tel est le cas également concernant la synchronisation dans le domaine publicitaire, les spots publicitaires étant « par essence de courte durée » (CA Paris, Pôle 05, ch. 01, 14 sept. 2022, n°20/13716).

L’atteinte à l’intégrité de l’œuvre est caractérisée lorsque l’œuvre est dénaturée par sa fragmentation, par exemple en raison d’une altération de la mélodie, du rythme ou encore des paroles.

Ainsi, la Cour de cassation a récemment jugé que malgré l’autorisation fournie par la SACEM d’exploiter une œuvre de façon fragmentée, l’utilisation d’un arrangement musical de cette œuvre dépourvu de paroles et représentant une simplification extrême de la mélodie originelle altère la richesse et la texture de l’œuvre. Cette transformation dénature l’œuvre, la banalise et ne se limite donc pas à une simple représentation fragmentée mais constitue une atteinte au droit moral de l’auteur (Cass. Civ. 1, 8 mars 2023, 22-13.854).

Il est utile de rappeler que l’auteur devra rapporter la preuve de l’altération (CA Paris, 11 mars 2022, préc.).

Toutefois, la seule reproduction d‘extraits d’une œuvre musicale sans altération ne peut être considérée comme une atteinte à l’intégrité de l’œuvre (TGI Créteil, 1re ch., 19 sept. 2000).

III) Absence de mention de l’auteur dans les crédits : atteinte au droit à la paternité

L’absence de mention du nom de l’auteur dans le générique de l’épisode litigieux a conduit le tribunal à reconnaître l’atteinte à la paternité. Il condamne ainsi solidairement les défendeurs à payer la somme de 1000 euros à l’auteur.

En effet, les juges estiment que, malgré la large diffusion de l’épisode en France, cette violation du droit moral de l’auteur n’a aucune conséquence sur la renommée et l’exploitation de l’œuvre et ne lui cause un préjudice que par le « simple désagrément de découvrir qu’une de ses prérogatives n’a pas été respectée par un tiers ». Cette atteinte est donc de faible gravité et justifie le faible montant de dommages et intérêts octroyé à l’auteur.

 

Utilisation d’une musique dans une série télévisée : analyse des atteintes au droit moral de l’auteur

Par Boriana GUIMBERTEAU, Avocat associé et Magali COURROYE, Avocat collaborateur, cabinet Stephenson Harwood

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