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Révolution dans le droit de priorité : Décision G1/22 et G2/22 de la Grande chambre de recours de l’OEB

Islem BELAID Conseil en Propriété Industrielle – Mandataire près l’Office Européen des Brevets – Cabinet PACT-IP et membre de la commission jeunes de l’AIPPI

I. Introduction

Le 10 octobre 2023, la Grande chambre de recours (GCR) de l’Office européen des brevets (OEB) a rendu sa décision dans les affaires G1/22 et G2/22, apportant des éclaircissements fondamentaux sur des aspects du droit de revendiquer la priorité d’une demande de brevet antérieure. En plus de confirmer la compétence de l’OEB pour évaluer ce droit, la décision introduit une présomption réfutable : tout demandeur revendiquant la priorité conformément aux exigences formelles de la Convention sur le brevet européen (CBE) est présumé avoir le droit de le faire (Communiqué du 10 octobre 2023 concernant les décisions G 1/22 et G 2/22 de la Grande chambre de recours). Cette décision marque un tournant notable avec des répercussions potentiellement favorables pour les titulaires de brevets. 

II. La situation liée au droit de priorité avant la décision G1/22 et G2/22

Pour les brevets européens, le droit de priorité est régi par l’article 87(1) de la CBE. Conformément à cet article, le déposant d’une demande de brevet européen revendiquant la priorité d’une demande antérieure doit être le déposant de ladite demande antérieure ou son ayant cause. 

Jusqu’à récemment, ce critère de “même déposant” dans la revendication de priorité était appliqué de manière stricte. Lorsque le déposant de la demande ultérieure différait de celui de la demande antérieure, l’OEB exigeait à titre de preuve un contrat écrit de transfert du droit de priorité, signé avant le dépôt de la demande ultérieure.

En cas de pluralité de déposants, il suffit que l’un d’entre eux soit le déposant de la demande antérieure (ou son ayant cause). Aucun transfert particulier du droit de priorité vers les autres co-déposants n’est nécessaire, puisque cela découle déjà du dépôt conjoint de la demande de brevet européen ultérieure. En revanche, lorsque la demande antérieure est déposée par plusieurs déposants (par exemple A et B), et que la demande ultérieure est déposée uniquement par l’un d’entre eux (par exemple A), il a été jugé que la priorité n’était pas valable si le déposant B n’avait pas cédé son droit de priorité à A (T844/18). 

III. Contexte de la décision G1/22 et G2/22

III. 1. Le brevet EP1755674 et la demande de brevet EP16160321 

La décision G1/22 concerne la procédure de recours en opposition T 1513/17 relative au brevet européen EP1755674, et la décision G2/22 concerne la procédure de recours en examen T 2719/19 relative à la demande EP16160321, divisionnaire de la demande EP05779924 à l’origine du même brevet EP1755674. 

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Le brevet EP1755674 a été délivré sur la base de la demande de brevet européen EP05779924 issue de la demande internationale PCT/US2005/017048 déposée le 16 mai 2005 et publiée sous le numéro WO2005/110481, ci-après « la demande PCT ». 

La demande PCT revendique la priorité de la demande américaine US60/571,444, ci-après « la demande de priorité », déposée le 14 mai 2004.

La demande de priorité a été déposée au nom de trois inventeurs/demandeurs R. Rother, H. Wang et Z. Zhong. La demande PCT a été déposée au nom des trois inventeurs désignés comme déposants uniquement pour les Etats-Unis (ci-après déposant A) et au nom d’Alexion Pharmaceuticals, Inc. et de l’Université de Western Ontario désignés comme déposants pour tous les autres états (ci-après déposant B). L’inventeur R. Rother était un employé d’Alexion Pharmaceuticals Inc., les inventeurs Wang et Zhong étaient des employés de l’Université de Western Ontario. 

Au cours de la procédure d’examen du brevet EP1755674, tous les droits sur la demande ont été cédés à Alexion Pharmaceuticals, Inc. par l’Université de Western Ontario. Le brevet EP1755674 a été délivré le 19 novembre 2014 au nom d’Alexion Pharmaceuticals, Inc. 

Lors de la procédure d’opposition, la validité du droit de priorité a été contestée, notamment parce que les déposants, Alexion Pharmaceuticals, Inc. et l’Université de Western Ontario, n’étaient ni les déposants ni les ayant cause des déposants de la demande de priorité. 

La division d’opposition a conclu que la priorité n’était pas valablement revendiquée, car seul le droit de priorité de l’inventeur R. Rother avait été cédé à Alexion Pharmaceuticals, Inc. avant le dépôt de la demande PCT. Aucune cession des droits de priorité des deux autres inventeurs à Alexion Pharmaceuticals, Inc. ou à l’Université de Western Ontario n’avait eu lieu avant le dépôt de la demande PCT.

Par conséquent, les revendications du brevet ont été considérées comme dépourvues de nouveauté par rapport aux documents de l’art antérieur D20 et D21, publiés entre la date de priorité et la date de dépôt de la demande PCT. Le brevet a, en conséquence, été révoqué. 

En ce qui concerne la demande divisionnaire EP16160321, les mêmes problèmes liés à la revendication de priorité ont été soulevés par la division d’examen, de sorte que la demande divisionnaire a été rejetée pour défaut de nouveauté par rapport à D20 et D21. 

III. 2. Les procédures de recours 

Alexion Pharmaceuticals, Inc a formé deux recours T 1513/17 et T 2719/19, attribués à la même chambre de recours 3.3.04. Les deux affaires ont été consolidées conformément à l’article 10(2) du Règlement de procédure des chambres de recours de l’OEB.

Les parties ont demandé que les questions concernant la validité du droit de priorité soient renvoyées devant la GCR. 

La Chambre de recours a soumis, sur la base de l’article 112(1)(a) de la CBE, deux questions à la GCR. La première question portait sur la compétence de l’OEB pour déterminer si une partie revendique valablement le droit de priorité au sens de l’article 87(1)(b) de la CBE. La seconde question concernait la possibilité pour une partie B de se prévaloir valablement du droit de priorité revendiqué dans une demande PCT aux fins de revendiquer des droits de priorité en vertu de l’article 87(1) de la CBE dans le cas où :

      1. une demande PCT désigne la partie A comme demandeur pour les États-Unis uniquement et la partie B comme demandeur pour d’autres États désignés, y compris une protection européenne par brevet régional.
      2. la demande PCT revendique la priorité d’une demande de brevet antérieure désignant la partie A comme demandeur.
      3. la priorité revendiquée dans la demande PCT est conforme à l’article 4 de la Convention de Paris.

IV. Décision de la Grande Chambre de recours :

Sur la première question :

La GCR a décidé que l’OEB est compétent pour évaluer si une partie a le droit de revendiquer la priorité en vertu de l’article 87(1) de l’EPC. Elle a décidé que le demandeur revendiquant la priorité d’une demande antérieure bénéficie d’une « présomption réfutable » selon laquelle il a le droit de revendiquer cette priorité. Cela signifie que le droit de priorité est considéré comme valide, sauf preuve contraire.

La GCR a souligné que le droit de priorité est un droit autonome en vertu de la CBE et doit être évalué uniquement dans le cadre de la CBE, indépendamment de toute législation nationale, puisque la création, l’existence et les effets du droit de priorité sont régis uniquement par la CBE (cf. points 85 et 86). 

Le droit de priorité est régi exclusivement par les articles 87 à 89 de la CBE, et non par les lois nationales, au contraire du droit au brevet pour lequel l’OEB n’a pas de compétence, conformément à l’article 60(3) de la CBE (cf. points 79 et 88). 

De plus, en vertu de l’article 87(1) de la CBE, l’OEB est tenu d’évaluer tous les aspects du droit de priorité, incluant le “où”, le “quoi”, le “quand”, ainsi que le “qui”, sans faire de distinction (cf. point 91).

La GCR a en outre argumenté qu’il est inutile d’imposer des exigences plus strictes que celles établies par les lois nationales. En conséquence, l’OEB devrait accepter des transferts informels ou tacites du droit de priorité dans la plupart des situations, et ne devrait pas exiger que la cession des droits de priorité soit formalisée par écrit et/ou signée par les parties avant le dépôt de la demande ultérieure (cf. points 99 et 100). La décision va même jusqu’à spécifier que si une juridiction permettait un transfert rétroactif des droits de priorité, l’OEB ne devrait pas appliquer des normes plus élevées. 

Un autre point remarquable de la décision est que la GCR a décidé que, même lorsque le demandeur de la demande prioritaire et celui de la demande de brevet européen ultérieure sont différents, il existe une présomption réfutable que la revendication de priorité est valable. 

Sur la deuxième question :

La GCR a décidé que la présomption réfutable s’applique également dans les situations où la demande de brevet européen découle d’une demande PCT et/ou lorsque le ou les demandeurs de la demande prioritaire ne sont pas identiques au(x) demandeur(s) de la demande ultérieure. 

Ainsi, dans le cas d’une demande PCT déposée conjointement par deux parties A et B, désignant la partie A comme demandeur pour un ou plusieurs États désignés et la partie B comme demandeur pour un ou plusieurs autres États désignés, et revendiquant la priorité d’une demande de brevet antérieure désignant la partie A comme demandeur, le dépôt conjoint implique un accord implicite entre les parties A et B. Cet accord implicite confère à la partie B le droit de se prévaloir de la revendication de priorité (cf. point 123). Ceci s’applique de la même manière aux co-demandeurs déposant directement une demande européenne ultérieure (cf. point 125).

Pour contester cet accord implicite, une partie doit présenter des preuves solides et des indications factuelles étayant clairement que l’accord sur la revendication de priorité n’a pas été conclu ou est sérieusement vicié (cf. point 126).

V. Implications et perspectives

Cette décision de la GCR constitue un virage significatif par rapport à la jurisprudence antérieure, où le fardeau de la preuve reposait sur le propriétaire du brevet pour démontrer que la priorité était valablement revendiquée en cas d’opposition. 

Dorénavant, l’opposant devra soulever un doute sérieux, étayé par des preuves suffisantes, pour contester le droit du déposant à bénéficier de la priorité. Il reste à voir comment la jurisprudence définira ce qui constitue des “preuves suffisantes”. En pratique, trouver des faits et des preuves pour étayer une telle contestation peut s’avérer difficile. Par conséquent, Cette décision, qui diminue significativement le risque d’annulation d’une revendication de priorité par l’OEB, devrait être favorablement accueillie par les titulaires de brevets.

De plus, la décision simplifie les exigences en matière de transfert du droit de priorité, alignant ainsi la norme avec celle des lois nationales. Cependant, étant donné que divers tribunaux nationaux peuvent appliquer des normes plus strictes, il est toujours prudent en pratique de transférer le droit de priorité, par écrit, et avant le dépôt d’une demande de brevet revendiquant cette priorité.

Comme cela est précisé dans le point 101 de la décision, l’objectif principal de cette décision est de faciliter la protection internationale des brevets en minimisant le risque selon lequel les déposants pourraient, involontairement, compromettre leur intérêt à obtenir une protection par brevet dans plusieurs juridictions en raison d’exigences formelles strictes. 

Révolution dans le droit de priorité : Décision G1/22 et G2/22 de la Grande chambre de recours de l’OEB

Islem BELAID Conseil en Propriété Industrielle – Mandataire près l’Office Européen des Brevets – Cabinet PACT-IP et membre de la commission jeunes de l’AIPPI

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