Propriété intellectuelle

France.com : la CEDH consacre la protection régalienne d’un nom de domaine

Par Cédric Manara, Affiliate Researcher, EDHEC Augmented Law Institute

En rejetant la requête no 35983/22, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a mis fin, le 19 octobre 2023, à l’une des plus longues sagas judiciaires relative à un nom de domaine. Le litige portant sur le nom <france.com> opposait FRANCE.COM INC. et la République Française (Dans l’arrêt qu’elle a rendu, la Cour de cassation utilisait curieusement l’expression “l’Etat français”, qui était la façon dont on désignait le régime de Vichy, appellation reprise par la CEDH) et faisait se confronter des normes de nature bien différente : le droit de la propriété intellectuelle et du marché, d’une part, et les règles de sauvegarde de la souveraineté nationale, d’autre part.

Dans son arrêt, la CEDH récapitule le contentieux devant les juridictions françaises. Ses ramifications sont en réalité bien plus complexes : après que les tribunaux américains se furent prononcés dans cette affaire, la Cour Suprême des Etats-Unis rejeta la demande de pourvoi qui lui fut présentée et le demandeur introduisit une requête UDRP qui connut le même sort.

À Strasbourg, la société requérante soutenait qu’elle avait été arbitrairement privée de son nom de domaine et qu’il y avait eu expropriation de fait. Si la CEDH avait déjà jugé qu’une interdiction judiciaire d’utiliser des noms de domaine pouvait constituer une violation de l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (18 sept. 2007, Paeffgen GmbH, n° 25379/04, 21688/05, 21722/05 et 21770/05, CCE 2008, comm. n° 88, obs. C. Caron ; RTD civ. 2008, 503, obs T. Revet ; RLDC 2009, n° 59, obs. D. Galan ; D. 2009, p. 1996, obs. P. Tréfigny ; C. MANARA, Le droit des noms de domaine, LexisNexis, coll. IRPI, 2012, 334 et s.), elle va juger que tel n’était pas le cas ici en raison tout à la fois du risque de confusion du public français et des intérêts légitimes de la France (I). La Cour juge aussi que l’absence d’indemnisation ne viole pas les droits et libertés consacrés par la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme (II).

I.

La CEDH « souligne qu’il appartenait à la société requérante, dont l’activité est commerciale, en sa qualité de professionnelle, de se renseigner, le cas échéant à l’aide de conseils éclairés, sur les risques éventuels découlant de l’enregistrement et de l’exploitation du nom de domaine litigieux (…). À cet égard, la Cour considère que l’enregistrement, dans les circonstances de l’espèce, du nom de domaine consistant à accoler au seul nom « France » le suffixe <.com> créait une confusion dans l’esprit public, heurtait les intérêts légitimes de l’État français et ne conférait à l’intéressée aucun privilège » (§ 17 de l’arrêt).

A la lecture de son propre résumé des faits par la Cour (§ 1 de l’arrêt), la rigueur de son raisonnement fait froncer le sourcil. La Cour note en effet qu’une personne physique enregistra <france.com> en 1994 et que c’est seulement 5 ans plus tard que fut créée une société commerciale pour l’exploitation de ce nom. S’il n’existait donc pas d’activité lucrative ni lors de l’enregistrement du nom ni d’exploitation pendant une longue période après celui-ci, était-il justifié d’attendre de son titulaire qu’à la création du nom, il ait la diligence et la prudence d’un professionnel ?

Il aurait fallu, juge la Cour, « se renseigner, le cas échéant à l’aide de conseils éclairés, sur les risques éventuels découlant de l’enregistrement et de l’exploitation du nom de domaine litigieux ». Il est quelque peu cocasse de se prononcer ainsi en 2023 à propos d’un nom de domaine qui a bientôt 30 ans d’existence ! Le nom <france.com> fut enregistré en 1994 quand l’internet balbutiait, à une époque où très peu de noms de domaine avaient été enregistrés (un peu plus de 13.000 <.com> au total selon DomainNameStat, contre plus de… 250 millions aujourd’hui !), et où il aurait fallu être futurologue plutôt que juriste pour anticiper la formidable évolution du secteur et prédire l’orientation de la jurisprudence ! Sans compter que le nom avait été enregistré aux Etats-Unis et auprès d’une entité américaine, et que dans ce contexte linguistique, culturel et juridique, l’appréciation du risque de confusion aurait été bien différente de celle des juges du fond français en 2017

II.

La CEDH estime donc que la France poursuivait un but d’intérêt général en revendiquant le nom <france.com>, et estime dans le même élan que le requérant ne peut prétendre à une indemnisation : « au cas d’espèce, elle relève que si la société requérante a, comme elle le prétend, investi dans le développement du site « www.france.com », elle a également pu tirer profit de l’exploitation de ce nom de domaine pendant plusieurs années. Compte tenu de ce qui précède et des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que l’absence d’indemnisation n’a pas imposé à l’intéressée de charge exorbitante rompant le juste équilibre entre ses intérêts individuels et l’intérêt public »(§ 18 de l’arrêt).

Ce faisant, la CEDH tient compte de la valeur dérivée de l’exploitation du nom et semble faire peu de cas de sa valeur intrinsèque sur le second marché où il était pourtant proposé à la vente (« il ressort des productions et de la procédure que la société France.com a cessé d’exploiter son site internet dédié au tourisme en France, qui était accessible à l’adresse « www.france.com », avant de mettre en vente le seul nom de domaine <france.com> » – § 8 de l’arrêt).

La CEDH adopte également les motifs de la Cour de cassation selon lesquels « la possibilité de créer des adresses mail associées à ce nom de domaine conférait à son titulaire un accès privilégié et monopolistique au détriment des autres opérateurs », raisonnement circulaire et peu convaincant, car tout nom de domaine est nécessairement unique et place mécaniquement son titulaire en situation d’exclusivité.

France.com : la CEDH consacre la protection régalienne d’un nom de domaine.  Par Cédric Manara, Affiliate Researcher, EDHEC Augmented Law Institute. 

Author Image
TeamBLIP!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.